On a beau dire que le féminisme, c’est pour tout le monde et ça sert tout le monde ; qu’il ne s’agit pas juste d’ « histoires de bonnes femmes » [1] . Force est de constater que le mouvement ne fait pas l’unanimité. Il est critiqué depuis l’extérieur, mais connaît aussi des turbulences au sein de ses rangs.
Depuis l’extérieur : la posture antiféministe
Les coups de griffe antiféministes se distribuent en nombre et sous des modes variés. Au Nord, le féminisme est présenté tantôt comme « excessif », tantôt comme « dépassé ». Au Sud, les efforts de délégitimation le réduisent à un seul « objet importé » empreint de paternalisme et d’occidentalocentrisme.
L’antiféminisme est traditionnellement porté par des hommes qui y défendent « logiquement » leurs intérêts, mais il est aussi porté et consenti (activement ou passivement) par des femmes qui se réclament de son appartenance [2] , apportant une sorte de gage de légitimité à cette prise de position. Les logiques qui conduisent chacun des sexes à cette conclusion sont toutefois « diamétralement opposées ». Là, où « l’antiféminisme des hommes fait partie de l’oppression exercée, l’antiféminisme des femmes fait partie de l’oppression subie » (Delphy, 1998) [3] . Être femme ne signifie pas être mécaniquement critique du pouvoir masculin et des rapports de genre inégalitaires. La prise de conscience, le « devenir- féministe » ne sont pas des « révélations » immédiates. C’est un processus long, une lutte permanente et « douloureuse » contre des « évidences » intégrées et appropriées, comme le rappelle Christine Delphy. S’autoriser à penser autrement, changer son regard sur soi et sur le monde, oser bifurquer sont des démarches qui répondent à un besoin de justice, mais qui imposent aux femmes de se faire violence et de s’exposer. L’antiféminisme est pernicieux et terriblement efficace en ce sens qu’il barre l’accès à des outils d’analyse, à des clés de lecture qui permettent de décoder et de comprendre les rapports de pouvoir à l’œuvre. Avec pour conséquence, le maintien des femmes dans une situation d’infériorité sociale.
La fabrique du consentement à l’oppression et aux inégalités, que ce soit des femmes à la domination masculine - ou dans un autre domaine : d’une partie de la société colonisée (ou de leurs descendants) au pouvoir colonial ou postcolonial [4] - pose question. Comment peut-on à ce point nier et finalement adhérer et devenir acteur/actrice de sa propre oppression ? Sans épuiser la question, il est clair que les mécanismes du consentement renvoient à une vision idéologique du monde, présentée comme incontestable et édifiée en vérité. Pour s’affranchir de cette lecture, il est nécessaire de démonter celle-ci et d’en faire apparaître le caractère construit. Le consentement n’a rien de définitif et d’inéluctable. « À partir du consentement, on peut penser et créer de la dissidence » (Vergès, 2017b).
Depuis l’intérieur : décoloniser le féminisme
Il est aujourd’hui assez consensuel d’affirmer que le féminisme se décline au pluriel, mais en dépit de cette affirmation, la tentation à l’universalisation perdure, ce qui a conduit à des tensions vives au sein du mouvement. Là comme ailleurs, des rapports de domination s’y jouent. L’oppression de genre est ainsi modifiée par le racisme, pour ne prendre que ce cas de figure. Des militantes de ces organisations détiennent des « privilèges » (mais y sont souvent aveugles) et tentent parfois d’imposer à d’autres ce qu’elles doivent faire et penser ou ce qu’elles doivent considérer comme leur priorité.
Lors des multiples épisodes autour de l’interdiction du port du voile en France ou en Belgique, des mesures ont été prises sur base d’un postulat, posé par des féministes « blanches [5] » occidentales, selon lequel le foulard symbolisait « universellement » la soumission de la femme. À partir de là, des amalgames et généralisations outrancières se sont succédés, autorisant également un lâché prise quant à la parole raciste : le voile est partout imposé ; les femmes voilées sont des victimes passives, mais en même temps responsables du désordre public (connexion avec le terrorisme) ; le voile est aussi - par extension - symbole d’ « un » sexisme « extraordinaire » (celui des « autres ») distinct du sexisme « ordinaire » (celui de l’homme « blanc »).
Les réponses apportées à la question du voile ont reflété l’imbrication insidieuse qu’il existe entre sexisme et racisme. Les interdictions, injonctions, prescriptions adressées aux femmes musulmanes ont rejailli sur toute la communauté. La « sollicitude » que des féministes en position de domination ont eue à l’égard d’autres femmes en position d’infériorité sociale, était biaisée, car elle s’opérait du haut vers le bas et non « de femme à femme » (Delphy, 2006). Derrière un discours pseudo-libérateur et moderne se cachait une idéologie réactionnaire et racialiste qui se moquait de ce que pensaient finalement les principales concernées [6] et qui n’avait servi, dans de nombreux cas, qu’à créer une image repoussoir et abjecte d’un Orient (Saïd, 1978) dont l’Occident, éclairé et moderne, avait décidé de se préserver.
Cette frontière posée d’autorité qui établit une échelle de valeurs, une hiérarchie entre « les vies qui comptent et celles qui ne comptent pas » (Vergès, 2017b), entre ce qui est bon et vrai et ce qui ne l’est pas, témoigne d’un racisme persistant à l’heure du « post-racial », à l’heure où le racisme est considéré comme enterré et « universellement » condamné. Les pratiques plus que les discours témoignent de la colonialité du pouvoir [7] et du racisme structurel. Lorsqu’ils sont dénoncés, ces phénomènes sont globalement attribués à quelques égarés ou « extrémistes ». Ils sont renvoyés aux marges de la société, alors qu’ils en pénètrent au contraire toutes les structures, notamment de l’État et de ses institutions (police, armée, école, justice, etc.) [8]
Le mouvement féministe n’a pas été hermétique à ces réalités et a reproduit des hiérarchies raciales créant aujourd’hui de fortes dissensions internes. Face à ce constat, les féministes du Sud ou les féministes racisé.e.s [9] du Nord, de façon assez identique à ce qu’on observe depuis plusieurs années dans les milieux antiracistes, ont milité pour se réapproprier des espaces dont elles avaient été dépossédées pour s’exprimer en leur nom propre. Pour ce faire, elles ont dû repolitiser, recomplexifier et décoloniser le mouvement, lui apportant par la même occasion un nouveau souffle salutaire. Refusant l’assimilation et toute exigence de conformisme, elles ont redéfini les contours des luttes en tenant compte de leurs ancrages et de leurs préoccupations et en insistant sur l’imbrication des rapports de pouvoir (les femmes ne sont pas « également » dominées !). Les luttes portées par ces femmes sont alors devenues, plus que jamais, indissociables des luttes antiracistes et anticapitalistes.
Si la démarche est nécessaire et légitime, elle a toutefois créé des crispations au sein du mouvement entre féministes du Nord et du Sud, mais aussi entre féministes appartenant à des groupes racisés et groupes « raciaux » dominants, ici dans le Nord. En refusant de scinder et de hiérarchiser les luttes, en s’affichant comme solidaires avec des hommes de leur groupe - dominés eux aussi [10] - en contestant le caractère prétendument plus sexiste de « leurs hommes » et plus opprimé de « leurs femmes », les féministes des groupes subalternes ont quelque part fait acte d’ « insubordination » à la doxa dominante, ce qui leur a été reproché.
Plus que d’autres, elles ont intégré que la construction d’une société plus égalitaire et juste, n’est pas un processus indolore. Les féministes musulmanes doivent ainsi constamment justifier – jusqu’à usure - leur position en répétant qu’elles n’ont pas à choisir entre revendications égalitaires et attachement à l’islam, que leur émancipation ne doit pas nécessairement emprunter une voie tracée qui passerait mécaniquement par la mise à distance du religieux.
De façon identique, une nouvelle génération de militant.e.s souffrant d’une double ou triple oppression (sexe, race, classe) a décidé de ne pas se satisfaire de l’état actuel des choses et de poser la question de l’antiracisme, non plus sur une base morale ou compassionnelle, mais sur un plan politique. Certains leaders de ces mouvements, s’organisant par eux-mêmes et pour eux-mêmes, dans une logique d’appartenance à un groupe discriminé, ont ainsi créé un rapport de force. Pour avoir ainsi « péché », ils ont rapidement été taxés de « communautaristes », d « identitaires », de « radicaux », d « indigénistes » et de « dangers pour le vivre ensemble », comme le fait remarquer Mireille Fanon Mendès France (2017).
Que ce soit par la porte du féminisme ou de l’antiracisme, les représentant.e.s de ces groupes ont pratiqué « une ‘killjoy politics’, une politique de l’envers du décor, une critique de la politique du ‘bonheur’ qui masque la violence, l’arbitraire, l’abus et la discrimination » (Vergès, 2017a). Peut-on vraiment leur en faire le reproche ?
Les divergences entre les féminismes, mais aussi entre les approches de l’anti-racisme sont réelles et profondes. Pour les dépasser, une perpective décoloniale commune consistant à « bousculer de fond en comble la prémisse de supériorité occidentale » (Delphy, 2006) semble un point de départ indispensable pour espérer faire société ensemble.