Analyse parue en 2010 dans la revue Demain le monde.
L’émergence du thème de l’efficacité de l’aide part d’un constat et d’un diagnostic
indiscutables. Le constat, qui alimente une crise de confiance des acteurs de l’aide publique durant les années 1990, est celui du faible « return » de l’aide en matière de croissance économique et de développement humain. Le diagnostic, largement partagé, est celui du manque d’« appropriation » par les États bénéficiaires des programmes financés par la coopération. Et pour un nombre croissant d’analystes, ce manque d’appropriation ne trouve pas seulement son origine dans les défaillances des institutions aidées, mais aussi dans les modalités de l’acheminement de l’aide par les bailleurs de fonds internationaux.
En cause, la prolifération de projets gérés directement par les agences d’aide en dehors de toute cohérence globale. Sous-financées, les administrations locales se sont progressivement mises au service des projets et de leurs gestionnaires. Résultat : les agents de l’État consacrent une partie disproportionnée de leur temps à « gérer l’aide », soit à négocier les projets un par un, à accueillir les missions, à rendre des comptes en respectant les procédures de chaque donateur, etc. Dans les pays les plus dépendants de l’aide, cette combinaison de pénurie de ressources propres et d’omniprésence des bailleurs dotés de ressources financières abondantes et de solutions « clé en main » a progressivement délégitimé l’action publique et découragé le personnel politique et administratif de chercher lui-même les
solutions aux problèmes de développement du pays.
L’ « Agenda de Paris »
L’amélioration de l’efficacité de l’aide au développement est le dernier mot d’ordre en date des coopérations gouvernementales. Elle est au coeur de déclarations internationales qui, comme celle de Paris (2005), esquissent les principes et les modalités d’un nouveau partenariat pour le développement. Si jusqu’il y peu les ONG belges accompagnaient le mouvement de l’extérieur, pointant les avancées et les risques potentiels de ces évolutions dans les rapports entre États donateurs et États bénéficiaires, elles ont récemment été invitées par leur autorité de tutelle à se joindre au mouvement en reconsidérant leurs propres pratiques de solidarité à l’aune des principes du paradigme de l’efficacité.
Toutefois, l’examen des tentatives d’opérationnalisation de ces principes à l’échelle de la coopération gouvernementale invite le secteur des ONG à faire preuve de lucidité à l’heure de traduire le nouveau mot d’ordre dans le contexte de ses propres activités de soutien.
L’État aux commandes
L’agenda de l’efficacité apparaît donc au tournant du millénaire pour répondre aux effets pervers « systémiques » de l’aide massive et incontrôlée. Il vise à redonner à l’État bénéficiaire un rôle de pilotage des aides, dans le cadre d’un effort global de lutte contre la pauvreté. Il substitue une logique « programme » à celle des projets : il appartient à l’État de formuler une stratégie de développement globale et aux donateurs de fournir leur aide en soutien à cette stratégie, en se reposant au maximum sur les administrations nationales.
Sur le papier, la démarche est séduisante. Elle rompt avec l’habitude, profondément ancrée au sein des agences d’aide, consistant à rejeter en dehors d’elles les causes de l’échec des projets, mises sur le compte des déficiences des États, voire des populations bénéficiaires. Elle va potentiellement à l’encontre de la vision néolibérale du développement en réhabilitant l’action publique et en imposant le thème, crucial, du renforcement des capacités institutionnelles. Sur le terrain cependant, sa traduction est laborieuse. Les bailleurs eux-mêmes admettent que l’agenda de Paris progresse lentement « dans la plupart des pays et dans la plupart des domaines (…) ». [1]
Les difficultés rencontrées sont indiscutablement liées au fait que les donateurs exigent des État qu’ils s’engagent à « se réformer », à adopter les « bonnes pratiques internationalement reconnues » en termes de gouvernance et de transparence, avant de leur confier davantage de responsabilités
(notamment financières). Pressés par les besoins de financement, les gouvernements locaux acceptent généralement les exigences des donateurs en la matière. Or, d’une part, ces réformes impliquent le maniement d’outils de programmation complexes qui demandent un investissement démesuré de la part de structures locales justement pauvres en ressources humaines. D’autre part, ces mesures touchent à des aspects de la gestion publique sensibles en termes de distribution interne du pouvoir, ce qui amène les dirigeants à retarder au maximum leur exécution ou à neutraliser leurs effets quand elles sont jugées contraires à leurs intérêts. S’ensuivent d’interminables négociations entre représentants de l’État et représentants des bailleurs chargés d’évaluer l’effectivité des réformes.
Souveraineté mise à mal ?
Plus globalement, l’adoption de l’approche « programme » va généralement
de pair avec le renforcement du contrôle des intervenants extérieurs sur la mise en oeuvre des politiques publiques. Ce renforcement est pour une part le
résultat de « l’aversion au risque » qui caractérise les agences d’aide. Elle
témoigne aussi de leur volonté de s’assurer que l’exécution des programmes
par les institutions bénéficiaires soit suffisamment rapide que pour pouvoir
régulièrement présenter des résultats tangibles – signe de leur efficacité – à
leurs autorités de tutelle. Cette tyrannie des résultats amène les gestionnaires
de l’aide à placer « leurs » assistants Plus pernicieux, l’aide « programme » est officieusement considérée par beaucoup de bailleurs comme un levier idéal pour peser « collectivement » sur les choix politiques internes des États bénéficiaires et les amener à adopter les « bonnes » politiques.
En effet, ces programmes sont généralement assortis d’un dispositif complexe – conditionnalités, dialogues politiques, indicateurs de performance couvrant
l’ensemble des domaines de l’action publique – théoriquement « négocié »
avec le bénéficiaire mais reflétant en réalité les préférences des donateurs. En dépit des apparences, et à moins qu’il ne dispose d’arguments géopolitiques ou économiques de poids, c’est l’État bénéficiaire qui s’aligne sur les priorités des coopérations et non le contraire. Quitte, dans un deuxième temps, à « mettre en scène » le respect des conditionnalités.
Les ONG, différentes des États ?
Les déboires de l’agenda de Paris ne peuvent laisser les ONG indifférentes. Bien
sûr, la relation de solidarité « non gouvernementale » diffère à de nombreux égards de la coopération gouvernementale. En particulier, le niveau de confiance entre partenaires n’est pas comparable. Non pas parce que les organisations de la société civile du Sud seraient intrinsèquement plus honnêtes que les États, mais parce que, contrairement aux agences d’aide officielles, obligées de travailler avec les seuls États, les ONG du Nord ont le loisir de choisir, au sein des sociétés civiles locales, le partenaire qu’elles jugent le plus en phase avec leurs priorités.
L’aide non gouvernementale relève cependant elle aussi du registre général de la « relation d’aide Nord-Sud », à travers lequel un acteur du Nord finance un acteur du Sud dont il attend des résultats jugés désirables en fonction de sa vision du développement. Ou plutôt de sa vision et de celle des instances auxquelles il doit rendre des comptes, qu’il s’agisse de bienfaiteurs privés ou de pouvoirs publics. À ce titre, les ONG sont elles-mêmes soumises à la tentation d’adopter des critères d’efficacité organisationnelle – efficience administrative et production de résultats « objectivables
» – qui font sens pour leurs bailleurs mais sont peu en prise avec les
processus de changement social et institutionnel locaux, par nature lents, non
quantifiables et largement informels.