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Venezuela : complots, exode et décomposition

L’enlisement du Venezuela dans les marécages hydrocarburés d’un régime de plus en plus ubuesque reste source d’une grande interrogation. Le chercheur en science politique Fabrice Andreani et le journaliste Marc Saint-Upéry ont à nouveau accordé leurs violons pour nous livrer de concert une analyse plutôt serrée.

CQFD : Le 10 septembre, le New York Times révélait que des militaires vénézuéliens dissidents préparant une tentative de coup d’État – qui a échoué – avaient rencontré des fonctionnaires états-uniens. Cela ne valide-t-il pas la position du régime, réitérée récemment par la vice-présidente Delcy Rodríguez, qui affirme que le chaos intérieur est dû à une « guerre économique » et médiatique menée par la droite locale et les États-Unis en vue d’encourager une « intervention étrangère » ?

Les conclusions qu’on peut tirer du récit du New York Times, si on sait simplement lire ce qui y est écrit, sont exactement l’inverse de celles qu’en ont tirées les porte-paroles officiels du gouvernement et leurs mercenaires idéologiques à l’étranger, en France entre autres  : 1/ ce n’est pas Washington qui cherche des conspirateurs pour faire un putsch, mais des conspirateurs qui cherchent l’aide de Washington. Ce qui est logique et assez banal, vu l’échec des diverses rébellions subalternes survenues depuis l’année dernière  ; 2 /  ces conspirateurs sont des officiers bolivariens, dont certains hier ont réprimé et torturé des manifestants d’opposition, et d’autres – ou les mêmes – ont trempé dans des affaires de narcotrafic  ; 3/ les diplomates états-uniens commencent par hésiter à accepter le contact, à cause du profil des conspirateurs, par peur d’une provocation des services de renseignement vénézuéliens (SEBIN) et par souci du qu’en-dira-t-on diplomatique vu les antécédents régionaux de Washington. Et aussi pour deux autres raisons non explicitées par le quotidien new-yorkais  : d’une part, la chute de Maduro n’est pas une priorité pour les experts du Département d’État, et ce qui risque de venir après est loin d’être clair  ; de l’autre, ils sont vraisemblablement convaincus que l’administration Trump serait incapable de gérer la suite. Bref, la situation vénézuélienne est pourrie et mieux vaut ne pas trop y toucher, surtout avec un désastre ambulant à la Maison Blanche.

Certes, Donald Trump a soulevé à l’improviste à plusieurs reprises la question d’une intervention militaire au Venezuela, mais ses suggestions erratiques ont aussitôt été repoussées tant par les porte-paroles du Pentagone que par les dirigeants des pays sud-américains, y compris de droite. Au final, Washington n’a pas encouragé les putschistes et ne leur a pas offert le soutien logistique escompté  : il y avait trop de conséquences potentielles incontrôlables. Le Venezuela est un irritant périphérique, pas une menace géopolitique centrale.

Qu’en est-il de l’image internationale du régime de Maduro aujourd’hui ?

En Amérique latine, il est très largement discrédité – même à gauche, malgré la façade de soutiens officiels –, mais il n’y a pas consensus sur comment le traiter, en raison de toute une gamme de considérations tactiques, géopolitiques ou idéologico-sentimentales. Et si la majorité des gouvernements de droite préférerait une approche multilatérale et consensuelle du problème, celle-ci est rendue impossible par l’absence totale de fiabilité de l’administration Trump.

À gauche, le Forum de São Paulo, réuni à La Havane en juillet, a déclaré un soutien inconditionnel aux « camarades » Nicolás Maduro et Daniel Ortega [1], mélange de réflexe idéologique pavlovien, d’aveuglement moral et de considérations tactiques du PT brésilien [2], qui avait besoin de consolider un ample front de solidarité en soutien à Lula. Pas question, donc, de soulever des « questions qui fâchent ».

L’image de Maduro et de son régime est extrêmement négative chez une bonne partie des électeurs potentiels de la gauche, de plus en plus insensibles aux rationalisations des idéologues stalino-bolivariens qui s’évertuent à défendre l’indéfendable. Tout cela ne va pas sans une certaine schizophrénie entre ce qui est dit en privé et en public. Un proche du candidat de gauche colombien Gustavo Petro (battu en mai 2018) confiait récemment à l’un de nous deux que la seule solution possible de la crise vénézuélienne était qu’une conspiration militaire parvienne enfin à se débarrasser de Maduro. Il le souhaitait personnellement, mais ne pourrait bien entendu jamais se permettre de le dire publiquement. Du reste, pendant sa campagne, Gustavo Petro lui-même est allé jusqu’à qualifier Maduro de « dictateur inepte ». Pour des raisons évidentes de proximité, on a depuis la Colombie une vision beaucoup plus claire de ce qui se passe dans le pays voisin.

Au Brésil, le candidat finalement adoubé par Lula, Fernando Haddad, a admis récemment – en évitant d’attaquer directement Maduro –, qu’il y avait un problème de démocratie au Venezuela. Haddad est un universitaire, pas un pur apparatchik ou un idéologue. Même si sa déclaration tient aussi de l’opportunisme électoral parce qu’il sait que la droite va constamment agiter l’épouvantail Venezuela, il est sans doute assez lucide pour savoir que le régime de Maduro est une catastrophe autoritaire et un boulet pour la gauche.

On estime qu’au moins 2,3 millions de personnes ont quitté le Venezuela sur 2014-2017, dont 1,6 million depuis 2015, et qu’ils pourraient être jusqu’à 1,8 million de plus d’ici début 2019. L’ONU parle du plus grand exode connu de l’histoire de l’Amérique latine. Qu’est-ce qui pousse les Vénézuéliens à partir ?

Le Venezuela a longtemps été une terre d’accueil pour les Européens comme pour les Latino-américains paupérisés et /ou victimes de régimes autoritaires. Ce flux s’est progressivement inversé depuis le début des années 1990. Ces dernières années, en même temps qu’elle devenait massive, l’émigration vénézuélienne s’est beaucoup diversifiée. Au début de l’ère chaviste, on a d’abord assisté au départ de quelques grands bourgeois, puis de contingents importants de cadres du secteur public dans les années 2002-2003 (coup d’État et lock-out pétrolier). Dans les années suivantes, nombre d’étudiants anti-chavistes diplômés, traditionnellement voués à travailler dans le secteur public ou para-public (enseignants, médecins, travailleurs de la culture, etc.) ont fui le « tournant socialiste » post-2006. Leurs pays de destination étaient principalement les États-Unis, la Colombie et l’Espagne. Sous Maduro, ce sont d’abord les jeunes des classes moyenne paupérisées, puis très vite des dizaines de milliers de membres des milieux populaires, qui ont décidé de partir, le plus souvent sans presque rien, de façon plus ou moins illégale – selon les politiques d’accueil (changeantes) des pays voisins – et essentiellement en direction de pays d’Amérique latine (Colombie, Équateur, Pérou, Brésil, Chili, Argentine). On voit des mères de famille des barrios ayant laissé leurs enfants sur place, mais aussi des familles entières, voyager à pied, parfois pendant des centaines de kilomètres et sans point de chute anticipé. »

Le régime peut-il tirer profit de cet exode ?

Profitant de la médiatisation des cas les plus dramatiques – embrigadement dans des réseaux de prostitution en Colombie, à Aruba ou à Trinidad [3], surexploitation de main- d’œuvre vénézuélienne dans les pays voisins, mais aussi attaques xénophobes, comme récemment au Brésil –, le gouvernement a fait un grand battage publicitaire sur son « plan de retour à la Patrie », qui conditionne leur rapatriement gratuit par avion, notamment depuis Lima (Pérou), à des manifestations de loyauté politique. Mais il s’agit tout au plus de quelques centaines de personnes, face aux milliers qui s’en vont tous les jours. Après avoir nié purement et simplement le phénomène, le régime a oscillé entre l’insulte pure et simple contre les « traîtres à la patrie » et la condescendance un peu méprisante envers ces « victimes de la propagande capitaliste » acculées à aller « laver les toilettes des bourgeois » (l’expression est de Maduro himself). Dans la pratique, il tire surtout parti du fait qu’il y a moins de bouches à nourrir et moins de protestataires potentiels – tout en cherchant à mettre la main sur les devises envoyées au pays par les migrants.

Fin août est entré officiellement en vigueur un « plan de relance » qualifié de « surréaliste » par nombre d’économistes. Il prévoit notamment la multiplication par 34 du salaire minimum, face à une inflation qui pourrait atteindre pour l’année 2018 plusieurs dizaines de milliers de pourcents – 1 000 000 % selon le FMI. Quels peuvent être les effets concrets de ce plan ?

La totalité des économistes qui ne travaillent pas pour le gouvernement – quelle que soit leur orientation – ont disqualifié ce « plan ». Les différents objectifs annoncés apparaissent comme largement contradictoires entre eux et les moyens de leur mise en œuvre ne sont guère explicités. Il existe une continuité avec l’esprit de plan précédents : des mesures plus ou moins effectives concernant le mode de production et de redistribution de la rente pétrolière et minière (charbon, or, diamants, etc.) sont accompagnées par toute une série de “décisions” sur le reste de l’économie qui sont vouées à être rapidement invalidées par la réalité, quand elles ne sont pas carrément imaginaires. Le tout sur fond de crise économique sans précédent et de besoin urgent de liquidités tant de l’État – à qui l’administration Trump interdit de refinancer sa dette dans le circuit bancaire états-unien – que du secteur privé. »

D’aucuns parlent d’un plan « néolibéral »...

En apparence, on renoue avec « l’ouverture pétrolière » tant décriée par la gauche dans les années 1990, mais dans des conditions on ne peut plus désavantageuses pour l’État, et a fortiori pour la population.

Le Venezuela, grâce à la faille pétrolifère de l’Orénoque, possède les plus grosses réserves de pétrole au monde. Les multinationales « contraintes » par le Comandante à former des joint-ventures avec la compagnie pétrolière nationale PDVSA pour exploiter le brut extra-lourd ont hier attendu les bras croisés que l’État investisse à hauteur des 60 % du capital lui correspondant. Elles sont aujourd’hui suppliées d’investir au plus vite, ne serait-ce que pour remettre à flot la production préexistante (de pétrole léger), aujourd’hui réduite de moitié. Pour ce faire, elles sont tout bonnement exonérées d’impôts, de même que les importateurs de matières premières et de biens primaires et secondaires, sachant que bon nombre d’entre eux, y compris les privés, appartiennent aux clans affairistes qui gravitent autour de Maduro. Il est aussi prévu que les prix des biens publics subventionnés à perte, en premier lieu l’essence (la moins chère du monde), mais demain sans doute l’électricité et peut-être un jour l’eau, soient progressivement revus à la hausse. Le gouvernement en profite pour renforcer son contrôle biopolitique sur la population en conditionnant l’obtention des subventions censées compenser ces augmentations – ainsi que d’autres formes d’aide matérielle ou financière – non pas à des critères de revenu, mais à la détention du Carnet de la Patrie, une carte à puce qui fonctionne un peu comme une carte Vitale au rabais couplée à une carte de paiement et une carte d’électeur.

Le gouvernement prétend stabiliser tout à la fois les prix, les salaires et les taux de change, et empêcher tout nouveau déficit budgétaire. Il a enlevé cinq zéros à la monnaie pour fluidifier les transactions et désengorger le système de paiement électronique. Mais sans augmentation de la production, c’est surtout la planche à billets qui permettra à l’État d’honorer ses engagements sur les salaires, et de compenser comme promis les pertes du secteur privé, ce qui ne peut qu’accélérer l’inflation et le déficit. En attendant, outre la fermeture d’environ un tiers des PME, plusieurs grandes entreprises publiques et privées ont réagi en comprimant au maximum l’écart entre ce nouveau salaire minimum et les autres rémunérations, faisant voler en éclats ce qui reste de conventions collectives et entraînant une remobilisation des syndicats. En l’absence de politique de change rationnelle et transparente, la chute de la valeur du bolivar se poursuit et a déjà réduit le salaire mensuel de moitié en quelques semaines – de 30 à 15 dollars environ. Le nouveau « bolivar souverain » est censé être ancré au Petro, une pseudo-cryptomonnaie inventée l’été dernier dans l’idée de contourner les sanctions financières états-uniennes.

Le Petro est lui-même censé être « garanti » par des réserves pétrolières et minières non exploitées et difficiles à exploiter, mais soi-disant prêtes à être « gagées » contre de l’argent sonnant et trébuchant – ce qui revient à généraliser les ventes anticipées de pétrole à la Chine existant depuis plus de dix ans. Sauf qu’aucune transaction n’a encore été enregistrée en Petro.

Bref, décrire l’évolution du régime en termes de « dérive autoritaire » ou de « tournant néolibéral » est passablement approximatif. Il s’agit d’un mode de gouvernement assez singulier qui associe un « laissez-faire » face aux illégalismes économiques et aux violences qui les accompagnent – taux d’homicides et d’impunité parmi les plus élevés au monde, zones frontalières et minières (Arc minier de l’Orénoque) cogérées entre militaires et groupes armés... – à des velléités de contrôle proto-totalitaire de la population. Plus qu’un socialisme à la cubaine, ce mélange insolite évoque un hybride entre Cuba, le Mexique, l’Algérie des généraux et la région des Grands Lacs en Afrique.


Notes

[1Président du Nicaragua, il fait l’objet depuis des mois d’une contestation durement réprimée.

[2Parti des travailleurs, formation de l’ancien président Lula.

[3Îles de la mer des Caraïbes


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.