La défaite du chavisme aux élections législatives du 6 décembre dernier s’inscrit dans un contexte de crise économique et sociale sans précédent et d’autoritarisme gouvernemental croissant. Malgré un taux de participation de 75 %, l’abstention des secteurs populaires jadis adeptes du régime a coûté à la majorité sortante environ 2 millions de voix. Multipliant par deux quasi systématiquement les scores de cette dernière dans les plus grandes villes et victorieuse dans bon nombre de ses fiefs « historiques », l’opposition rafle 112 sièges de députés sur 167, avec environ 55 % des voix. C’est là l’effet-boomerang d’un système ultra-majoritaire mis en place par un Parti Socialiste Uni du Venezuela (PSUV) qui se croyait éternel. Désormais, la Table de l’Unité démocratique (MUD), la coalition qui compose la nouvelle majorité, aura la possibilité de réformer la Constitution ou de convoquer un référendum pour révoquer le mandat du président Nicolás Maduro.
D’après les thuriféraires du régime, ce dernier est victime d’une « guerre économique » menée par « la bourgeoisie » et « l’Empire » – avec la complicité « des médias » : un remake version 2.0. du coup d’État contre Salvador Allende au Chili en 1973. L’analogie pouvait encore faire sens pendant la crise politique des années 2002-2004, lorsque les mobilisations massives exprimaient – sans pour autant l’épuiser – une claire confrontation de classe. Le chavisme, tout à la fois mouvement populaire et coalition instable autour d’un caudillo charismatique – qui s’était illustré par un putsch raté en 1992 contre un président responsable du massacre de milliers d’émeutiers par l’armée lors du soulèvement du « Caracazo » de 1989 –, défaisait alors tour à tour un coup d’État et un lock-out pétrolier ouvertement appuyés par Washington. Mais l’enlisement fatal d’une bureaucratie qui a multiplié depuis 2007 les vexations contre les ouvriers, employés, paysans et indigènes les plus indomptables, ne relève d’aucun « complot ».
Le cercle vicieux d’inflation et de pénurie que subit le Venezuela depuis plusieurs années [1] découle avant tout des pratiques économiques mercantiles – y compris au sein la nomenklatura bolivarienne – dans un système mono-producteur de pétrole qui importe peu ou prou tout ce qu’il consomme en dehors de l’énergie. Nombre d’entreprises du secteur privé, pour s’adapter aux contrôles des prix et des changes [2], surfacturent à la revente les biens importés grâce aux pétrodollars octroyés par l’État, ou jouent directement sur les taux de change [3]. D’aucunes retiennent leurs stocks en prévision de futures hausses de prix, et alimentent la contrebande à l’intérieur du pays et aux frontières en revendant leurs marchandises sous le manteau. Chacune de ces opérations mobilise son lot de (hauts-) fonctionnaires bolivariens corrompus. Ce petit jeu est plus un « moindre mal » qu’une fin en soi pour l’establishment patronal anti-chaviste, qui partage du reste ses marges avec des dizaines de néo-magnats enrichis à l’ombre du pouvoir.
Dans le Venezuela « socialiste », le régime fiscal est resté largement régressif, et la taxation des hauts revenus est même ridicule si on la compare à celle en vigueur dans des pays « néolibéraux », comme la Colombie ou le Chili. Les programmes sociaux en matière de santé, éducation, alimentation et logement, aujourd’hui considérablement amoindris, ont été financés sur les surplus budgétaires exceptionnels consécutifs aux booms pétroliers de 2003-2007 et 2009-2011, gérés de façon complètement opaque. Sous le coup d’une dette exponentielle depuis 2012 – notamment détenue par la Chine –, puis de la dégringolade des prix du brut depuis 2014, le niveau de vie des classes populaires a chuté, après une amélioration aussi spectaculaire qu’éphémère entre 2003 et 2007. C’est aujourd’hui près de la moitié de la population active, dont des millions de « chavistes de cœur », qui s’adonne au commerce informel et à la contrebande de biens et de devises censées alimenter la prétendue « guerre économique ». Or cette stratégie de survie n’est qu’une version misérabiliste de ce qui a été, au côté de l’extorsion pure et simple, la voie royale d’accumulation de capital pour la vaste majorité des dirigeants, le plus souvent militaires, des administrations publiques et des entreprises nationalisées ou « mixtes » – où l’on viole impunément les droits des travailleurs tout en produisant moitié moins que dans le secteur privé. D’après les « chavistes critiques » de l’organisation Marea Socialista, sur la bagatelle d’environ mille milliards de pétrodollars rentrés dans le pays sur la période 2003-2013, un petit quart s’est « évaporé » avant même d’avoir été comptabilisé par l’État, et un autre gros quart s’est « perdu » dans l’assignation de devises…
Alors même qu’ils se livraient à ce qu’Aram Aharonian, fondateur de Telesur et partisan du régime bolivarien, ne peut pas s’empêcher de décrire comme « une orgie de pillage des ressources publiques », les gouvernants ont progressivement retourné contre « leur » peuple l’appareil coercitif censé le protéger contre une invasion étasunienne sans cesse fantasmée. Ils l’avaient déjà utilisé en 2014 contre des dizaines de milliers d’étudiants – qui étaient bien loin d’être tous des « putschistes » – en rébellion contre l’autoritarisme politique mais surtout policier. Depuis l’été dernier, sous prétexte de lutte contre la contrebande, et après l’expulsion de milliers de migrants colombiens, les « opérations de libération et protection du peuple » (sic) consacrent l’institutionnalisation à une échelle de masse des razzias policières-mafieuses contre les quartiers populaires, dignes des heures les plus sombres des régimes « néolibéraux » d’antan. Avec en prime un taux d’homicide équivalent à celui de l’Irak et un taux d’irrésolution des crimes de plus de 95 %…
La débâcle du chavisme ouvre-t-elle la voie à une politique revancharde et ultralibérale de la droite ? Une bonne partie de l’électorat vénézuélien a plus voté contre le chavisme que pour le programme assez vague de la MUD, qui tenait en à peine sept pages. Les dirigeants et les cadres de cette coalition de petites formations – dont aucune ne réunit seule plus de 10 % des voix – tendent à se présenter aujourd’hui comme « sociaux-démocrates », et déclarent vouloir préserver certaines des « misiones » sociales de Chávez, même parmi ceux qui ont longtemps cherché à le renverser. Le cocktail hétéroclite de libéralisme et de velléités socio-compassionnelles que prône la MUD coexiste avec des liens avérés avec Álvaro Uribe en Colombie ou le Parti Populaire espagnol de José María Aznar.
Il est toutefois peu crédible de hurler au loup en parlant de démantèlement d’« acquis » sociaux largement dévorés par l’inflation et les incohérences de la gestion bolivarienne, et alors même que les « droits » des travailleurs ont été vidés de leur contenu. Pour l’instant, la priorité de la nouvelle majorité est l’obtention d’une amnistie pour les prisonniers politiques et la négociation des conditions de la cohabitation. L’armée, de son côté, semble attendre de voir d’où souffle le vent. Sa loyauté envers le PSUV repose avant tout sur ses privilèges matériels et les bénéfices tirés de divers trafics, associés à une surveillance étroite – entre autres par les services de renseignement sous contrôle cubain.
Depuis la révolution cubaine, la gauche vénézuélienne était écartelée entre l’aventurisme insurrectionnel de son intelligentsia, et la cooptation dans les secteurs culturels et humanitaires de l’État-providence pétro-clientéliste. Une partie de cette gauche a cru trouver la solution dans la dynamique « nationale-populaire » et « participative » d’un processus d’abord constitutionnel, puis « pacifique, mais armé » à l’issue des années 2002-2004. Une autre partie, liée notamment à la gauche syndicale classiste, s’en est démarquée rapidement, souvent au prix du harcèlement et de la répression.
En promouvant au nom de l’unité « anti-impérialiste » le culte du chef, la gestion des politiques publiques par des militaires et la mise au pas du mouvement social sur fond d’incompétence gestionnaire vertigineuse et de corruption abyssale, le chavisme a beaucoup fait pour discréditer tout projet cohérent se réclamant du socialisme, ou même d’un réformisme social conséquent au Venezuela. D’authentiques forces populaires issues de la matrice bolivarienne participeront sans doute demain à des recompositions progressistes viables, mais elles devront pour cela exercer un « droit d’inventaire » sur l’héritage chaviste, qui ne manquera pas d’occasionner de féroces querelles de famille et bien des blessures narcissiques…