La boussole des idées préconçues tourne fou entre le Nord et le Sud, à présent que nous, le Nord, sommes en crise économique et qu’on nous applique les mêmes méthodes brutales d’ajustements structurels et de néo-colonialisme mondialisé, que nous avons infligées aux pays du Sud, anciennes colonies en priorité.
A l’occasion de ses quarante ans, le Centre Tricontinental [1].a examiné cette question : « Actualité et reconfiguration des rapports Nord-Sud », soixante ans après Bandung [2] et l’apparition du « troisième bloc », 50 ans après les décolonisations, après 40 ans de dialogue Nord-Sud, 30 ans de mise au pas néolibérale et quelques années seulement d’émergence politique de pays du Sud et d’alliances Sud-Sud…
L’occasion de revisiter ce vocabulaire et ces concepts afin de mieux comprendre l’actualité déformée par l’intense propagande du système capitaliste mondialisé. Appliquer l’esprit critique pour remettre dans la sphère du débat politique les prémices de la catastrophe sociale, écologique et culturelle annoncée. Geneviève Azam, économiste, professeure à l’Université de Toulouse et porte-parole d’Attac décrit un double processus : l’unification du monde par une oligarchie mondiale et la fragmentation extrême à cause des inégalités entre riches et pauvres, qui ont atteint un niveau sans précédent dans l’histoire du capitalisme. A présent, le Nord et le Sud d’antan sont partout. C’est le résultat de la dépolitisation des enjeux « Climat » depuis 1992 et la Convention des Nations Unies sur le changement climatique. A l’époque, on considérait qu’il s’agissait d’une question globale et d’une responsabilité globale à savoir que tous les Etats y étaient engagés avec, en plus, une responsabilité historique des pays industriels impactant fortement les pays du Sud. Déjà, les politiques ne pouvaient pas contrevenir aux règles du libre-échange…
De protocoles en Sommet des Nations Unies, les pays industriels se sont progressivement libérés de cette dette historique jusqu’à l’accord de Paris – la COP21 – négocié en réalité par les USA et la Chine, qui consacre la reconnaissance de la biodiversité comme une ressource à valoriser au point de vue économique. En résumé : la « croissance verte » qui n’est que la poursuite du système de prédation existant.
En résumé : le système a imposé aux pays riches et pauvres une idéologie du développement économique unifié. Il n’y a plus de différence de nature du développement mais bien de degrés, explique Geneviève Azam, et l’on a gommé le débat politique sur les rapports Nord-Sud. Celui-ci revient en force par le biais des conflits sociaux, par une contestation forte des infrastructures du capitalisme, et ce, un peu partout dans le monde. « Les alternatives doivent être définies par les mouvements sociaux qui peuvent créer un dialogue de civilisations pour le Nord et le Sud. », conclut-elle.
Comment le monde a basculé
Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD-11.11.11 et chargé de cours à l’ULB et l’ULg, affina l’analyse de la perte de monopole du Nord en terme de financement du développement dans le Sud et de production des normes économiques mondiales. La puissance a basculé des Etats-Unis vers la Chine qui est devenue l’économie la plus dynamique du monde et un moteur de la croissance des pays en voie de développement, à commencer par le Brésil, principale puissance latino-américaine. Ce qui explique le « coup d’Etat » institutionnel mené par la droite oligarchique brésilienne alignée sur le modèle néolibéral américain, les USA tentant de reconquérir leur ancienne zone d’influence d’Amérique latine et surtout ses précieuses ressources naturelles. Un point analysé longuement par l’orateur suivant, Christophe Ventura, animateur de Mémoires des Luttes et chercheur à l’IRIS, ainsi que par Maristella Svampa, professeure à l’Université de La Plata, Argentine.
« Le monde est devenu plus dangereux », explique encore Arnaud Zacharie. « On peut imaginer qu’en 2030, la Chine, l’Inde et l’Afrique rassemblant la majorité de la population mondiale imposeront un nouveau modèle économique plus frugal et bas prix…. Mais on peut craindre une reproduction des effets de domination et des inégalités Nord-Sud avec quelques puissances dominantes. »
La malienne Aminata Traoré dira à ce propos : « Le Sud qui émerge est celui qui pille le Sud ! Le Brésil au Mali c’est l’accaparement des terres et les OGM ! » Et pendant ce temps, « le Mali s’est développé comme on le lui avait demandé or, on lui impose des accords de partenariat économiques qui pompent les ressources économiques. Le système a besoin des ressources du Mali et se militarise pour le garantir. Il contrôle les ressources de la bande sahélienne mais lutte contre les flux migratoires. Autrement dit : ouvrez vos sols et sous-sols mais ne venez pas chez nous ! » « On tue au Sud pour mieux vivre au Nord », assène-t-elle, cinglante.
Un témoignage qui rejoint la conclusion d’Arnaud Zacharie : « La principale inégalité est le lieu de naissance et plus la classe de naissance. Ce qui pousse les populations à migrer du Sud vers le Nord malgré les barrières et les murs. Il nous faut donc adapter notre boussole à une nouvelle grille d’analyse : nous sommes tous dans le même bateau mais pas assis au même endroit ! »
Adapter notre boussole, c’est peut-être ce que nous montrent des populations latino-américaines luttant contre l’ « extractivisme », cette exploitation forcenée des ressources naturelles par le biais de l’agrobusiness, des industries minières, pétrolières qui fragmentent les territoires et provoquent une explosion des conflits sociaux, explique Maristella Svampa. Elle constate une multiplication des mouvements sociaux contre la vision hégémonique du développement, le développement d’un nouveau langage commun, comme le « buen vivir », la justice environnementale, le droit de la nature, les « communs », l’éco-féminisme… Un langage autre pour d’autres concepts permettant de penser une réalité différente et des rapports différents entre la société et la nature.
Trouver d’autres paradigmes
Il y a quarante ans, François Houtart fondait le CETRI. En 1997, il écrivait le manifeste du Forum Mondial des Alternatives [3], lançant ainsi avec des penseurs comme Samir Amin, Gus Massiah, Pierre Beaudet, Bernard Founou, etc, le mouvement altermondialiste. Il lui appartenait donc de clôturer cette journée d’anniversaire du CETRI. Il considère qu’une parenthèse de notre histoire se ferme doucement car l’humanité n’arrive plus à se reproduire dans l’avenir. Le capitalisme est un système efficace pour produire des biens et des services mais au prix de la destruction de la nature et des travailleurs. L’hégémonie actuelle du Nord est plus culturelle que matérielle ou militaire, en effet le système repose sur une conception du monde qui n’a pas changé à savoir une économie basée sur des ressources inépuisables. Les systèmes politiques même progressistes ne sont pas sortis de cette logique, ils sont post-néolibéraux mais pas post-capitalistes. Et donc, l’hégémonie du Nord se perpétue dans la manière dont le Sud définit son projet. Mais on constate que le capitalisme se montre de plus en plus agressif à mesure qu’il arrive à ses limites.
Il nous faut chercher d’autres paradigmes de vie humaine sur cette planète, basés sur les expériences vécues par les mouvements sociaux dans leurs résistances. Et traduire dans des pratiques concrètes collectives notre rapport à la nature, de l’extraction au respect de la vie, repenser la fabrication de la base matérielle de la vie, passer de la valeur d’échange à la valeur d’usage.
Pour cela, une éthique est nécessaire, celles d’instances morales et spirituelles à l’instar des théologiens de la libération, une pensée nouvelle autour de la notion de « bien commun de l’humanité ». Les forums sociaux permettent d’entrevoir cela mais il n’y a pas de force politique pour l’avènement de cette pensée là, regrette François Houtart. Cependant, les luttes sociales en cours nous permettent de croire en l’avenir de l’humanité, conclut-il.
Les femmes irakiennes dans une société pulvérisée
Il y a la guerre économique aux effets dévastateurs pour les populations des pays en voies de développement. Il y a la guerre qui brise le développement de pays qui ne suivent pas la voie tracée par le Nord dominant. Zahra Ali, chercheuse à l’Université de Chester et auteure de « Féminismes islamiques » raconte la déroute de toute une société basculant au Moyen âge en quelques décennies. 1958, l’Irak était une République avec une gauche anticapitaliste et anti-impérialiste qui élabora un code progressiste du statut personnel pour les femmes, unifiant les codes sunnites et chiites. Ce fut balayé une première fois par le régime Baas, puis par la guerre Iran/Irak, reléguant les femmes au statut de pondeuses pour compenser les énormes pertes humaines de la guerre. Les avantages sociaux des femmes ont été gommés au profit de la seule maternité.
Ajoutons les bombardements américains sur les populations et l’Irak est redevenu un pays préindustriel soumis à un embargo précipitant la population dans la grande pauvreté : un enseignant qui gagnait 230 dollars par mois ne touche plus que 1,5 $ et le taux d’analphabétisme et de mortalité infantile a, lui, grimpé. Le patriarcat se nourrit de la misère et la militarisation de la société. Les USA ont institutionnalisé les confessionnalismes chiites, sunnites, kurdes ce qui a fait exploser le tissu social du pays, augmentant les violences contre les femmes. Il y a, à présent, un code de statut personnel pour chaque communauté. C’est ainsi que l’une d’entre elle admet un âge de mariage des filles à 9 ans alors que l’âge légal est de 18 ans !
Les femmes se révoltent cependant mais leurs organisations dépendent des subsides étrangers et donc des campagnes « genre » formatées par les Nations Unies et autres. Ces femmes, dont un million et demi de veuves après les guerres, continuent à se battre pour plus de démocratie et d’Etat social, pour des droits de base comme l’eau, l’énergie, la santé, contre la corruption, pour une réforme radicale du régime…
Beaucoup d’hommes, eux, rejoignent les rangs de l’Etat islamique, pour le plus grand malheur des femmes !