Depuis quelques jours, comme au Liban et au Chili, ou depuis plus longtemps, comme en Algérie, à Hong Kong et en Haïti, des dizaines et même des centaines de milliers de personnes descendent dans les rues. Étonnants, à première vue, l’origine prosaïque – une nouvelle taxe, le prix de l’essence ou des transports publics, etc. –, la vitesse de propagation et le caractère radical, voire insurrectionnel de cet embrasement. Ce qui avait été (trop) longtemps toléré devient, soudainement, la source du refus et des révoltes.
Le terrain est propice à de telles explosions. Les inégalités, la pauvreté et la dégradation des conditions de vie constituent une bombe à retardement, qui éclate à la mesure de l’exaspération sociale, particulièrement forte dans les pays du Sud où les contradictions sont plus exacerbées. De plus, les mobilisations actuelles participent d’un nouveau cycle de luttes, après les révolutions arabes de 2010-2011, les luttes étudiantes au Chili, en 2011, le mouvement des parapluies à Hong Kong, en 2014, etc., sans parler des vagues de contestation, en 2018, au Nicaragua, en Iran et ailleurs.
Une étincelle locale, un dynamiteur commun
Si les déclencheurs sont spécifiques à chaque contexte national, les ressorts sont partout les mêmes. La contestation d’une mesure ponctuelle se mue rapidement en un rejet global du pouvoir et de la corruption ; de la corruption du pouvoir. Ainsi, faut-il entendre celle-ci à la fois de manière classique, comme détournement d’argent, et de façon organique, comme falsification du service (au) public. Les gouvernements sont contestés comme lieux de pouvoirs, accaparés par un alliage de la classe gouvernante, des élites nationales et des institutions financières internationales – le Fonds monétaire international (FMI) par exemple ; cible direct des manifestations en Équateur et en Haïti –, au service de leurs propres intérêts.
La charge morale de la contestation est puissante. On manifeste contre la corruption, contre une économie injuste, pour la dignité ; c’est-à-dire pour la possibilité de vivre dignement, ce que la vie chère, l’absence ou la détérioration des services publics rendent impossible. Le refus de la politique d’austérité vise, au-delà, la dynamique même du néolibéralisme, qui ne cesse de demander « des efforts » à la population, alors que les inégalités se creusent. La théorie du ruissellement ou du « premier de cordée » est rejetée pour ce qu’elle est : un mythe intéressé.
Aussi diverses que soient les origines sociales des manifestants, prédomine le visage de jeunes citadins, issus des classes populaires ou d’une classe moyenne précarisée, dont les diplômes bien souvent ne font qu’accentuer la frustration de ne trouver un emploi. Au Liban, en Algérie, en Haïti, la majorité de la population a moins de 30 ans. Les femmes jouent un rôle de premier plan dans ces manifestations, ce qui a contribué à renouveler les formes d’action.
À l’encontre d’institutions publiques qui ne les représentent pas et agissent en leurs noms, les manifestants qui prennent les rues, affirment leur autonomie sur toute la chaîne politique : comme source légitime du pouvoir, comme opérateur, contrôleur et destinataire des décisions. Ils s’inscrivent dès lors en faux contre les intellectuels qui applaudissent les manifestants du Chili pour mieux condamner ceux du Nicaragua, d’Algérie et de Hong Kong, au nom d’une lecture géopolitique « anti-impérialiste » où convergent la défense de l’ordre et l’étouffement des voix de la « vile multitude ».
Les réseaux sociaux ont joué un rôle essentiel. Mais circonscrit. Ils ont servi de catalyseur et d’amplificateur aux mobilisations, ont accéléré leur fluidification. Ils participent des nouveaux codes visuels et narratifs, particulièrement inventifs, chargés d’humour et de références au street art et aux cultures populaires. Mais à trop se focaliser dessus, on en oublie l’essentiel : c’est le tweet qui cache la forêt des places et des rues occupées, tant ce qui ressort avec force de ces manifestations est la stratégie de réappropriation et de détournement de l’ordre urbain en espace public.
Enfin, autre point commun, la réaction des autorités : la répression, souvent violente. Car, il faut le rappeler, la violence est d’abord celle d’une économie injuste et de la police (ou de l’armée), avant d’être celle des émeutiers. Or, cette violence est l’autre face de l’orthodoxie néolibérale, et de la division du travail qui en découle entre l’État et le marché. D’où, aussi, la radicalité des mobilisations qui, très vite, débordent l’espace public et les institutions politiques (partis et parlements), toujours plus étriqués, réduits à la portion congrue de la gestion managériale.
La contestation du « système »
Cibles de la révolte : le « système haïtien », le « système libanais », etc. Malgré son flou, le mot n’en désigne pas moins la classe dirigeante – au sein de laquelle se confondent le monde des affaires et les gouvernants –, les politiques mises en place, un mode de gouverner – la mise à distance des citoyens, parallèlement à la capacité du système de se reproduire – et, implicitement, une stratégie de développement, centrée sur le commerce mondial au détriment des potentialités locales.
Et demain ? Faute de changements, en butte à la répression, le mouvement s’épuisera-t-il ? Est-il condamner à demeurer un contre-pouvoir occasionnel ou arrivera-t-il à inventer et investir de nouvelles institutions politiques ? Les soulèvements seront-ils à nouveau captés, puis confisqués par les forces traditionnelles ? L’enjeu demeure partout le même : instituer les nouvelles formes de lutte et ces modes d’organisation pour les ancrer dans la durée, sans figer le souffle de liberté qui les traverse.