C’est dans un climat politique dominé par les négociations entre le gouvernement congolais et le mouvement rebelle du M-23 que s’est tenue à Kinshasa, du 17 au 20 janvier 2013, la sixième édition du Forum social africain. Un forum somme toute essentiellement congolais, vu la faible représentation du reste du continent - une trentaine de délégués seulement, représentant 13 pays, sur environ deux mille participants. Un forum inévitablement dominé par les maux dont souffre le géant d’Afrique centrale donc - conflits, pillage des ressources naturelles, infractions massives aux droits de l’homme, déliquescence du secteur agricole, chômage massif - , maux dont pâtissent la majorité des pays africains il est vrai, mais qui prennent une tournure paroxystique dans le cas de la République démocratique du Congo, classée en 2011 au… dernier rang de l’indice du développement humain du PNUD.
L’ombre de Patrice Lumumba
Ce n’est pas un hasard si les organisateurs congolais avaient choisi la date du 17 janvier, anniversaire de la mort du père de l’indépendance, Patrice Lumumba, pour la marche d’ouverture du forum. Les références à cette grande figure du nationalisme africain ont rythmé les trois jours de débat au sein des plénières comme des espaces thématiques. Bien loin des slogans internationaux de la « reconstruction », des « réformes de bonne gouvernance » ou de la poursuite des « objectifs du millénaire pour le développement », c’est la figure de Patrice Lumumba qui, pour les milliers de militants congolais rassemblés dans la grande salle du Jardin botanique de Kinshasa, synthétise avec le plus de force « l’autre Congo possible ».
Malgré les multiples (et contradictoires) récupérations politiciennes dont elle est l’objet depuis plus de cinquante ans, la figure de Lumumba renvoie toujours, dans l’imaginaire des « forces vives » de la nation, à l’idée d’un Congo pleinement souverain, politiquement indépendant des puissances extérieures. Un Congo adulte, capable de prendre sa destinée en main, de mener ses projets et de résoudre ses problèmes en comptant sur ses propres forces plutôt qu’en quémandant l’assistance - souvent paternaliste, toujours intéressée - de ses anciens ou nouveaux parrains. « Un Congo capable de prendre des initiatives de son propre chef, sans attendre que les bailleurs de fonds avancent solutions, lignes de financement et conditionnalités », pour reprendre les termes du père John Patrick N’Goyi, l’une des chevilles ouvrières du forum. Un Congo dont les cadres s’émanciperaient de la tutelle des assistants techniques et autres consultants internationaux.
Un Congo souverain sur le plan interne aussi, apte à domestiquer ces forces centrifuges qui menacent l’unité territoriale du pays, sur fond de convoitise étrangère des revenus tirés des sous-sols des régions périphériques. Hier face aux velléités sécessionnistes du Katanga de Moïse Tshombe, soutenu par les intérêts miniers de l’ex-puissance coloniale, aujourd’hui face aux revendications des forces rebelles du M-23 - résurrection du CNDP de Laurent Nkunda (2003-2009) -, lui-même bâti sur les restes du RCD- Goma (1999-2002)), qui entretiennent dans la presse congolaise la hantise d’une perte de souveraineté sur l’Est à l’avantage de groupes contrôlés par le Rwanda et l’Ouganda, premier pas vers la « balkanisation » du pays (Le Potentiel, 19 janvier 2013).
La conception lumumbiste d’une citoyenneté nationale congolaise forte, transcendant les appartenances locales et tribales, est également mobilisée face au drame des mouvements armés à coloration ethnique qui, depuis plus de quinze ans, maintiennent de larges pans du territoire dans la violence et le chaos. Comme ailleurs sur le continent africain, loin de résulter de la résurgence spontanée d’identités primaires inchangées, ces conflits ethniques sont d’abord le résultat de la manipulation du registre identitaire par des entrepreneurs de mobilisation trouvant dans l’exclusion de segments déterminés de la population, et de leurs représentants, un moyen de poursuivre leurs objectifs électoraux (hommes politiques) ou de contrôle des territoires et de leurs ressources (rébellions, seigneurs de guerre, milices Maï Maï et autres « forces négatives »).
La malédiction des ressources naturelles
L’action politique du père de l’indépendance est également associée à un des refrains les plus entendus lors des prises de parole des participants au forum social africain : « Les richesses naturelles du Congo doivent revenir aux Congolais ! ». En définitive, Lumumba n’a-t-il pas trouvé la mort car les puissances étrangères craignaient qu’il remette en question un mode d’exploitation des ressources naturelles congolaises inchangé depuis Léopold II - une économie politique au sein de laquelle les étapes les plus lucratives des chaînes de valorisation des biens convoités sur les marchés internationaux, qu’il s’agisse des minerais, du bois, des produits agricoles, demeurent contrôlées par des acteurs extérieurs (multinationales, réseaux de contrebande, pays voisins) et leurs relais locaux ? Une tendance que l’arrivée des opérateurs chinois n’a pas infléchie, que du contraire.
En réalité, la « malédiction des ressources naturelles » affecte la République démocratique du Congo à trois niveaux. Le premier et le plus évident réside dans l’exclusion de la population des dividendes tirés de l’extraction des ressources – une pauvreté galopante malgré les milliards de dollars de revenu générés par les flux de matières premières. Le deuxième renvoie aux logiques délétères – corruption, clientélisme, déstabilisations, affrontements armés – que génère la compétition entre élites politico-économiques pour la captation de la rente minière, dans un contexte de désinstitutionnalisation du secteur. La troisième dimension de la malédiction des ressources naturelles tient au sous-investissement concomitant dans les autres secteurs de l’économie nationale, moins rapidement convertibles en rentes aux yeux des élites, et en particulier dans l’agriculture, qui occupe plus de 70% de la population congolaise et reçoit à peine plus d’un pour cent du budget national, comme l’ont dénoncé avec véhémence les organisations paysannes réunies au forum.
La classe politique relativement épargnée
Enfin, last but not least, Patrice Emery Lumumba appartient à une race d’hommes politiques que l’on peut considérer « hors norme » dans le Congo d’aujourd’hui, race pour laquelle l’exercice du pouvoir ne rime pas avec le « se servir d’abord » mais avec la recherche de l’intérêt commun et de la cohésion nationale. A cet égard, on aura cependant pu constater que le rôle de la classe politique, passée et présente, dans la mise en coupe réglée des richesses du pays et la paupérisation généralisée, a nettement moins fait l’objet de condamnations, lors de ce forum, que celui du néolibéralisme, des multinationales, de la dette, des puissances occidentales ou des nations voisines...
Une situation évidemment due au contexte répressif qui règne en RDC, dans lequel l’organisation d’un grand rassemblement d’organisations sociales – et d’une marche à travers les principales artères de la capitale ! - est envisagée avec la plus grande suspicion par les autorités, promptes à y voir une agitation potentiellement source de déstabilisation politique, et exige un investissement inimaginable de la part des organisateurs pour lever les innombrables obstacles administratifs et policiers. Avec comme contrepartie une mise en sourdine des griefs ciblant plus explicitement les autorités ayant accepté la tenue de l’événement ? Une modération certainement alimentée aussi par le climat politique de ces derniers mois, « les tragiques événements de l’Est » étant instrumentalisés par le pouvoir en vue de « sonner l’appel au grand rassemblement patriotique autour du drapeau » et d’obtenir ainsi, « à la faveur d’un sentiment d’urgence, un soutien qu’il ne peut tirer d’une légitimité démocratique qui lui manque » (Forum des As, 31 janvier 2013).
On ne pourra cependant s’empêcher d’y voir aussi un certain « biais altermondialiste », observable également aux forums de Porto Alegre, Mumbai, Florence ou Paris, qui consiste à concentrer la critique sur les mécanismes de domination internationaux (réels, bien entendu) et à épargner les rapports de pouvoir locaux et les puissants mécanismes de prédation internes qui concourent au creusement des inégalités et à la reproduction de la misère de masse.
Article paru dans la revue Demain le monde, mars-avril 2013