Voilà plusieurs années que le développement du « capitalisme de plate-forme » [1] fait régulièrement les gros titres, que ce soit à travers les démêlées judiciaires d’Uber ou les conflits opposant Deliveroo à ses coursiers en Europe. La multiplication d’entreprises qui se présentent officiellement comme de simples intermédiaires entre des acheteurs et des offreurs de services indépendants soulève en effet des enjeux de taille, notamment en matière de relations de travail.
C’est qu’au modèle du travailleur lié à un employeur par une relation de subordination dont découlent des obligations, mais aussi des droits et des garanties en termes d’horaire, de sécurité, de protection sociale ou encore de salaire, par exemple, se substitue celui du prestataire de services indépendant qui travaille à la tâche pour des donneurs d’ordre (potentiellement multiples) n’ayant aucune responsabilité à son égard. Novateur pour les uns, ce modèle ne serait rien d’autre, pour les autres, qu’un retour déguisé aux relations de travail caractéristiques du 19e siècle. Les syndicats, notamment, dénoncent régulièrement ce qu’ils voient comme une double régression, individuelle et collective, des droits des travailleurs [2] .
Un constat à nuancer pour le Sud
Sans leur donner tort, on peut toutefois souligner que si régression il y a, c’est d’abord et avant tout par rapport à l’emploi salarié tel qu’il s’est historiquement développé et imposé dans les économies industrielles occidentales dans le courant du 20e Siècle. Or, pour l’immense majorité des travailleurs de la planète, cette forme particulière de relations de travail n’a jamais constitué, et ne constitue toujours pas [3], la norme. Peut-on dès lors y analyser les dangers de l’ubérisation dans les mêmes termes ?
Pour les auteurs d’une étude récente sur le sujet [4] , deux facteurs invitent notamment à développer une analyse des conséquences de l’ubérisation propre aux pays du Sud : les hauts niveaux d’informalité et les mauvaises perspectives d’emploi dans le secteur formel qui caractérisent la plupart de ces pays. Le premier implique en effet que « ceux qui acceptent de travailler pour des plateformes collaboratives passent souvent d’une forme entièrement désorganisée et informelle de travail indépendant à une forme plus formelle, quoiqu’irrégulière, d’arrangement de travail ». Le second signifie quant à lui que « les travailleurs du Sud peuvent également avoir de bonnes raisons d’abandonner un emploi formel pour travailler dans le domaine de l’économie collaborative ; ce qui tranche fortement avec la représentation que l’on se fait de ce type de travail dans les pays développés, à savoir comme une forme de dernier recours » [5].
Pour les auteurs de l’étude, cette double spécificité rendrait donc nécessaire de développer des analyses de l’ubérisation propres aux pays du Sud. C’est d’autant plus important que celle-ci est loin d’y être marginale. En effet, non seulement les mastodontes occidentaux du secteur s’y implantent de plus en plus, mais on observe également un nombre croissant d’entreprises du Sud actives sur ces marchés [6] , tandis que différents observateurs considèrent que c’est au Sud, et en particulier en Asie, que le capitalisme de plateforme offre les meilleures perspectives de croissance [7] . C’est ainsi qu’en Indonésie, par exemple, où l’étude a été réalisée, la société « GoJek » revendique à elle seule une flotte de 300 000 conducteurs de taxi (à moto ou en voiture) mobilisables par le biais de son application [8] . Ce cas est d’autant plus intéressant qu’il intervient dans un pays où près de 60% de la main-d’œuvre travaillent dans le secteur informel et où au moins un tiers des emplois formels sont de mauvaises qualités [9] , une situation que l’on retrouve, nous l’avons dit, dans bon nombre d’économies du Sud.
Quand l’ubérisation favorise la formalisation du travail
Quelles ont donc été les conséquences de l’ubérisation en Indonésie, et en quoi diffèreraient-elles de celles qui prévalent généralement au Nord ? Pour tenter d’y répondre, les auteurs de l’étude ont interviewé 205 conducteurs de « ojek » (taxis à moto) actifs sur une des plateformes de location disponibles à Jakarta (principalement les plateformes « GoJek » et « Grab Bike »). Quoique limités dans le temps et dans l’espace, leurs résultats invitent déjà à nuancer les discours qui font de l’ubérisation une source univoque de régression sociale pour les travailleurs. Pour commencer, en effet, ils ont constaté qu’une écrasante majorité (82%) des travailleurs de ces plateformes affirmaient s’être tournés vers elles volontairement et très rarement pour échapper au chômage (11%). Les principales raisons avancées étaient les rémunérations plus élevées et les horaires plus flexibles. Ce résultat est d’autant plus intéressant que les répondants étaient à peu près autant à travailler auparavant dans le secteur formel qu’informel. Cela confirmerait donc, qu’au Sud en tout cas, le travail ubérisé n’est pas toujours synonyme de dégradation des conditions de travail, y compris par rapport à des formes d’emploi formel…
Peut-être plus intéressant encore, les chercheurs ont également observé le développement de formes inédites d’organisation entre ces travailleurs, notamment à travers la création de communautés virtuelles permettant l’échange d’informations, le développement de positions communes et parfois même la coordination d’actions de mobilisation. Or, non seulement ces formes d’organisation ont été facilitées, sinon rendues possibles par la technologie même des plateformes, mais en outre celles-ci ont permis que « des travailleurs qui avant la révolution numérique n’avaient peut-être jamais développé une quelconque forme de puissance collective – par exemple les conducteurs d’ojek indépendants du secteur informel – se voient désormais comme étant unis par un même employeur vis-à-vis duquel ils peuvent faire des demandes » [10]. C’est ainsi qu’alors qu’au Nord, on tend à accuser les plateformes de favoriser l’atomisation et l’informalisation croissantes du travail, la situation serait différente au Sud, avec des plateformes qui y serviraient, au contraire, de premier pas vers une formalisation accrue du travail.
Dans le même ordre d’idée, les auteurs de l’étude pointent d’ailleurs également le rôle de facilitateur que jouent les plateformes analysées dans l’accès à la protection sociale pour leurs nombreux travailleurs qui ne sont toujours pas couverts par un des programmes sociaux existants. C’est ainsi que GoJek, par exemple, offre une aide à ses conducteurs pour qu’ils souscrivent au programme gouvernemental d’assurance-maladie, tandis que chez Grab Bike, les membres de l’association (informelle) de conducteurs « CIPS » (Central information point social) sont automatiquement inscrits au programme gouvernemental d’assurance professionnelle. S’ils reconnaissent que cette situation reste largement insatisfaisante, les auteurs de l’étude pointent néanmoins le potentiel que représentent dès lors ces plateformes pour parvenir à lier les nombreux travailleurs du secteur informel indonésien aux programmes gouvernementaux de protection sociale. Ils plaident ainsi pour que « le gouvernement travaille directement avec les compagnies comme GoJek et Grab Bike pour inscrire tous les travailleurs de leur plateforme aux systèmes de protection sociale, et qu’il oblige ces compagnies à payer les cotisations individuelles des travailleurs ». Ils soulignent également qu’il est plus facile pour un pays comme l’Indonésie de mettre en place un système de protection sociale adapté à ces nouvelles relations d’emploi, dans la mesure où, de toute façon, tout ou presque est encore à construire dans ce domaine.
Les limites du modèle
Si l’étude nuance donc les conséquences négatives de l’ubérisation pour les pays du Sud, elle ne va toutefois pas jusqu’à en vanter inconditionnellement les mérites, loin de là. D’abord, parce que les conditions de travail dans ces plateformes restent problématiques, que ce soit en termes d’horaires, d’impacts sur la santé ou de salaire notamment. Deux caractéristiques du secteur tendent d’ailleurs à aggraver ce constat : d’une part la concurrence intense que se livrent les différents acteurs du marché, et dont les travailleurs (formellement indépendants) sont par construction les premières victimes. D’autre part, les systèmes d’évaluation propres à ces plateformes, qui poussent les travailleurs à accepter n’importe quelles demandes de leurs clients, par crainte de se voir pénaliser suite à des évaluations négatives.
Ensuite, l’autre limite identifiée par les auteurs porte sur la sélection opérée dans le recrutement des travailleurs. En effet, que ce soit GoJek ou Grab Bike, par exemple, les critères placés à la sélection (notamment en termes d’éducation) finissent par exclure de ces plateformes 43% de la main-d’œuvre indonésienne, une situation d’autant plus paradoxale que c’est pourtant précisément les travailleurs les moins bien lotis qui sont censés bénéficier en premier de ce modèle…
En conclusion, les auteurs en appellent dès lors à une meilleure régulation du secteur de façon à lui permettre de remplir toutes ses « promesses ». Si l’on n’est pas obligé ici de partager leur optimisme sur les potentialités à long terme d’une ubérisation – même réformée – du travail pour des pays comme l’Indonésie, reste que les dynamiques mises au jour dans leur étude constituent un apport précieux pour une meilleure compréhension des conséquences des évolutions technologiques sur les réalités du travail dans les pays du Sud. Un chantier qui reste encore largement à explorer.