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Turquie : pourquoi la « crise » alimentaire n’a-t-elle pas mobilisé ?

Dans un pays où l’agriculture est un secteur clé de l’économie et où la pauvreté menace une part importante de la population, les réactions à la « crise » alimentaire sont paradoxalement restées très sporadiques. L’absence d’organisations mobilisatrices d’une part, et les mécanismes de solidarité familiale et d’aide sociale d’autre part en sont les principales raisons. Une occasion manquée pour la société civile turque ?

En Turquie, le salaire minimum (458 YTL [1], 250 euros) ne couvre pas les dépenses mensuelles minimales d’une famille de quatre personnes. Le seuil de pauvreté est en effet estimé à quelque 300 euros ; le seuil de famine est, quant à lui, de 120 euros. Selon les chiffres officiels de 2006 [2] , plus d’un demi-million de Turcs ne peuvent satisfaire leurs besoins les plus élémentaires et près de 13 millions vivent dans la pauvreté.

Au vu de ce nombre élevé de personnes pauvres qui risquent de basculer dans une situation de famine, comment expliquer alors le manque de mobilisation politique ? En matière agricole, la même question se pose. La « crise » que connaît ce secteur majeur de l’économie turque [3] n’a entraîné que peu de mobilisation de la part des entrepreneurs agricoles. Pour quelles raisons ? Cet article tente d’apporter une explication à la faiblesse des mobilisations turques dans le secteur agricole et à l’immobilisme face à la crise alimentaire.

Agriculture, un secteur peu mobilisé 

En Turquie, la paysannerie ne s’est mobilisée qu’à de rares exceptions au cours de son histoire. Un mouvement paysan s’est néanmoins développé dans les années 1960 et s’est radicalisé à partir de 1967. Les paysans sans terre et les petits producteurs se trouvaient alors à la tête du mouvement. Les paysans sans terre revendiquaient un partage plus juste de la terre appartenant à l’Etat et qui était occupée par les aghas (grand propriétaire terrien), alors que les petits producteurs protestaient contre l’application des prix de base fixés par le pouvoir, ce qui constitue aujourd’hui encore le principal élément de contestation.

Cela étant, aucune de ces deux revendications ne remettait en cause la propriété privée des grands propriétaires. Sőke (ouest), Urfa (sud-est), Akhisar (ouest), Ődemiş (ouest), Malatya (est), etc. ont ainsi connu des occupations de terre et des affrontements entre paysans, aghas et gendarmerie. Durant cette période, le mouvement paysan a bénéficié du soutien de la jeunesse étudiante d’extrême gauche, sous la forme d’une participation active ou d’une formation politique des paysans (Yaraşır, 2002).

A l’exception de cette période « surmobilisée » et « surpolitisée », le champ des mouvements turcs n’a connu que peu de mobilisations paysannes. Pourquoi un mouvement paysan ne s’est-il donc pas développé dans un pays comme la Turquie où l’agriculture occupe, selon un recensement de 1997, plus de 40% de la population ? Plusieurs facteurs structurels doivent être avancés.

Une des raisons majeures de l’absence de mobilisation est le nombre relativement faible de « paysans sans terre ». 98,5% des 4 millions d’entreprises agricoles sont constituées d’entreprises dans lesquelles les propriétaires de la terre et de l’entreprise sont les mêmes personnes (Altan, 1998). En d’autres termes, la grande majorité des agriculteurs travaillent dans leur propre entreprise ou dans celle de leur famille. La « féminisation » du secteur est un autre facteur. 48% des travailleurs agricoles sont des femmes (Halk Partisi Bilim, 2006). Elles sont plus vulnérables car moins bien payées et moins organisées que les hommes. De précédentes recherches montrent à quel point, les femmes sont moins mobilisées (Uysal, 2005).

L’essentiel des travailleurs agricoles sont des ouvriers saisonniers d’origine kurde. L’absence de sécurité sociale [4] et d’emploi ne permet pas leur mobilisation. La petite taille des entreprises agricoles constitue un autre obstacle. Elle ne favorise pas le passage à l’action en raison de la faible concentration humaine dans ces entreprises. Par ailleurs, comme Doğu Ergil l’a montré pour la période de la guerre de l’indépendance, la petite taille des terres rendait (et rend d’ailleurs toujours) les paysans dépendants de l’agha ou du grand propriétaire terrien (Ergil, 1981). Cette dépendance a empêché leur libération sociale et politique et l’émergence de leurs propres leaders. La petite dimension des entreprises rend également celles-ci plus vulnérables face à la libéralisation agricole.

Ensuite, le déficit d’organisation des paysans rend difficiles les conditions d’émergence d’un mouvement. Les Ziraat Odaları (chambres agricoles) représentent les agriculteurs, mais malgré leur nombre – 450 organisations locales et 4 millions de membres représentés –, elles mobilisent rarement leur base.
Ces chambres ont été créées en 1880 à l’époque tardive de l’Empire ottoman (Örney , 1996). Elles ont accumulé tout au long de leur histoire un savoir-faire organisationnel. Comme elles représentent les populations provinciales qui votent traditionnellement pour les partis de droite, les Ziraat Odaları ont choisi comme forme d’action pour améliorer les conditions de leur base, le lobbying plutôt que les grands meetings. Elles ont organisé seulement deux meetings au cours de la décennie 1980, l’un en 1981 et l’autre en 1989, pour contester les politiques néolibérales du gouvernement Özal, mais ont, par contre, organisé plusieurs sommets en collaboration avec celui-ci (Kalenderoğlu, 1996).

L’invisibilité de la cible constitue un autre élément d’explication. La plupart des entrepreneurs indiquent la Banque mondiale et le FMI comme les seuls responsables de la « crise » actuelle. « L’ennemi » se situe donc à l’extérieur. Dans cette situation, les gouvernements sont vus comme les simples exécutants de décisions prises par les « pouvoirs étrangers ».

Enfin, il s’agit d’une paysannerie conservatrice et parfois réactionnaire. Les mouvements paysans, en particulier ceux de la période d’« avant 1960 », se sont développés sous la forme de révoltes réactionnaires, à l’initiative de religieux ou de notables locaux, pour revendiquer la continuité du système en vigueur. Ce type de soulèvement s’est perpétué dans certaines régions, en particulier depuis la deuxième moitié des années 1970 jusqu’à aujourd’hui. Les prises de position des notables en faveur de l’Etat et leurs efforts pour la continuité des institutions traditionnelles économiques et sociales, constituent un environnement tel qu’il n’offre pas les conditions nécessaires à l’émergence d’un mouvement paysan.

Malgré ces obstacles, on trouve néanmoins des mobilisations focalisées, pour l’essentiel, dans certaines régions ou départements plus contestataires.

Régions agraires contestataires

Il s’agit essentiellement des départements de la Méditerranée et de l’ouest de l’Anatolie, où l’industrialisation va de pair avec l’agriculture, telles Izmir [5], Aydın, Mersin, Adana, Giresun, Ordu. Dans ces régions où l’agriculture est industrialisée et « capitaliste » [6] , les actions protestataires semblent constituer un autre moyen de faire de la politique. Par exemple, à Mersin, le 29 mai 2008, les producteurs de piment ont écrasé et brûlé leurs produits car ils ne retiraient aucun bénéfice de leur vente.

Dans ce type de départements, les savoir-faire organisationnels et contestataires sont anciens. Par exemple à Aydın (ouest), les producteurs de figues ont fondé leur propre coopérative dès 1911 (Gönel, 1998). Dans les autres départements ruraux, la catégorie des salariés n’est composée que de quelques fonctionnaires, d’ouvriers de petites entreprises et de petits commerçants et artisans, tandis que dans les départements agricoles industrialisés, les ouvriers du secteur agricole sont majoritaires, malgré leur statut précaire et la faiblesse de leur organisation.

Bref, en ce qui concerne les départements ruraux, on peut conclure que les actions protestataires apparaissent seulement dans les départements où il y a un secteur agricole industrialisé. Dans cette situation, les organisations sont fondées par les travailleurs. En revanche, les conditions précaires de l’agriculture non industrialisée ne permettent pas l’émergence d’acteurs contestataires. Quant aux agriculteurs, comme nous l’avons mentionné ci-dessus, ils sont largement organisés dans les chambres agricoles, mais ces institutions ne sont pas ou peu à l’initiative des manifestations de rue.

Et les « ventres creux » ?

Le 19 octobre 1997 à Gaziantep, deux gamins qui avaient volé des baklavas furent condamnés à six ans de prison. En juin 2008, suite aux troubles liés aux rassemblements, parfois depuis l’aube, devant les boulangeries subventionnées par la mairie, le maire d’Adana, déclarait que « les gens apprendraient à faire la queue ». Le 20 avril 2008, un groupe membre de l’Union de la jeunesse turque distribuait du riz pour protester contre son prix élevé, résultat des politiques du FMI (www.hurriyet.com.tr/gundem/8735745.asp), etc. Ces différents exemples témoignent de l’existence d’une « crise » alimentaire en Turquie et de quelques actions protestataires organisées en réponse. Néanmoins, celles-ci sont rares.

Malgré le nombre important de personnes sous-alimentées ou en situation de famine, aucun mouvement ne s’est développé en réponse à la crise, principalement en raison de l’inorganisation d’un secteur et de l’absence d’organisations mobilisatrices. Dans les régions rurales, la « crise » agricole et économique n’a d’ailleurs pas donné lieu à une réelle crise alimentaire, grâce aux mécanismes de solidarité familiale et à la petite taille des entreprises qui ont facilité l’autosubsistance.

En revanche, dans les grandes villes, les immigrés issus des régions rurales alimentent d’abord le secteur informel qui leur apporte un revenu modeste. Les réseaux religieux, tels que les confréries, remplacent en milieu urbain la solidarité familiale rurale. Les fondations religieuses font des dons de nourriture, tout comme les entrepreneurs et les mairies. Par exemple, Kayseri, département industrialisé du centre anatolien, est tissé de réseaux d’aide sociale. Plus de vingt restaurants publics sont financés par les entrepreneurs aisés et les confréries de la ville. Les dirigeants des différents partis politiques, y compris les dirigeants locaux du parti au pouvoir, reprochent à ce système d’aide sociale de ne pas inciter les gens à travailler, d’autant moins que les salaires sont misérables. L’aide sociale apparaît donc comme un moyen démobilisateur pour les démunis.

L’absence ou la faiblesse des organisations d’une part, et les mécanismes de solidarité familiale et d’aide sociale d’autre part expliquent donc en Turquie l’absence de réaction d’envergure à la crise alimentaire. Les situations de famine pourraient toutefois constituer un facteur important de mobilisation. Mais en l’absence de mouvements structurés, il n’y a pas eu à ce jour de « révoltes spontanées ».

Bibliographie

Altan F. (1998), « Türk Tarım Yapısı. Tarım Sayımlarının Mülkiyet ve İşletme Biçimleri Bakımından Karşılaştırmalı Bir Analizi », Tuncer Bulutay (éd), Türkiye’de Tarımsal Yapı ve İstihdam, DIE Yayınları, décembre, Ankara.

Ayşen U. (2005), La politique dans la rue. Les actions protestataires de rue et leur encadrement étatique en Turquie dans les années 1990, thèse de doctorat, juin, sous la direction de Michel Offerlé, Paris I Panthéon-Sorbonne.

Ergil D. (1981), Milli Mücadelenin Sosyal Tarihi [Histoire sociale de la guerre nationale], Turhan Kitabevi, Ankara.

Gönel A. (1998), Önde Gelen STK’lar, Türkiye Ekonomik ve Toplumsal Tarih Vakfı Yayınları, Istanbul, janvier.

Halk Partisi Bilim C. (2006), Yönetim ve Kültür Platformu Tarım Çalışma Grubu, Türkiye’de Tarım Gerçeği, août, Ankara.

Kalenderoğlu K. (1996), « Türkiye Ziraat Odaları Birliği », Cumhuriyet Dönemi Türkiye Ansiklopedisi, Iletişim Yayınları, tome 14.

Keyder Ç. (1986), « A model of differentiated petty producing peasantry », in Altan Gökalp (dir.), La Turquie en transition. Disparités, identités, pouvoirs, Maison neuve Larousse.

Örney Ü (1996), « Ziraat Odaları ve Ziraat Odaları Birliği », Cumhuriyet Dönemi Türkiye Ansiklopedisi, Iletişim Yayınları, tome 6.

Varlik B. (1993), « Izmir Sanayi Işçileri Birliği 1932 », Mülkiyeliler Birliği Dergisi, n° 155, mai.

Varlik B. (1994), « Izmir’de Tütün Işçilerinin Örgütleri 1910-1953 », Mülkiyeliler Birliği Dergisi, n° 170, août.

Yaraşır V. (2002), Sokakta Politika, Gendaş Yayınları, İstanbul.


Notes

[1La monnaie de la Turquie est la Yeni Türk Lirasi : la nouvelle livre turque.

[2TC. Başbakanlık Türkiye İstatistik Kurumu Haber Bülteni, sayı : 206, 26 décembre 2007, www.tuik.gov.tr/PreHaberBultenleri.do?id=626

[3En Turquie, dans les villages, les villes et districts de moins de 25 000 habitants, 66% des 6,2 millions de familles ont une occupation d’agriculteur. http://www.die.gov.tr/TURKISH/SONIST/TARIM/290502/290502y.html

[488% des travailleurs du secteur agricole n’ont pas de sécurité sociale, www.tuik.gov.tr/PreHaberBultenleri.do?id=2005.

[5A Izmir, les organisations ouvrières de divers secteurs sont plus anciennes que celles d’autres villes et régions (Varlik, 1993 et 1994).

[6Çağlar Keyder entend par production agricole capitaliste, le travail permanent des paysans sans terre, la déconcentration de la propriété foncière (en opposition au système des aghas dans lequel la propriété des terres est concentrée dans les mains d’un seul propriétaire qui possède parfois les terres de plusieurs villages) et l’augmentation du rôle des machines dans la production (Keyder, 1986).