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Sud

Triple défi environnemental pour l’agriculture familiale

Si la dégradation accélérée de l’environnement est à juste titre considérée comme un enjeu global, qui engage l’ensemble de la communauté humaine, tant les effets des dérèglements environnementaux de toutes sortes se jouent des frontières – nous habitons tous la même « maison » -, on ne souligne pas assez l’extrême inégalité des conditions face à ce péril commun. Or, du fait de la dépendance intime qu’ils entretiennent à l’égard de la qualité environnementale des écosystèmes dont ils vivent, les presque trois milliards de petits producteurs ruraux d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie sont infiniment plus exposés aux conséquences écologiques du modèle de développement qui prévaut à l’échelle mondiale que les autres groupes humains au Sud et au Nord.

Trois menaces environnementales majeures sont responsables de cette situation d’urgence écologique à laquelle fait face cette petite paysannerie : le changement climatique, l’expropriation des ressources naturelles et la généralisation de techniques agricoles non durables. Nous proposons dans cette note d’identifier les causes logiques et conséquences de ces phénomènes sur l’agriculture familiale et de relever les alternatives qui permettraient de diminuer l’impact de ces menaces sur les activités agricoles, voire d’agir sur ces menaces elles-mêmes - et de garantir la viabilité des petites exploitations. Cet état des lieux, pour schématique qu’il soit, ne fait pas mystère de la nature des changements qu’exige la réponse à ces défis environnementaux - il s’agit ni plus ni moins de rompre avec deux axiomes centraux du modèle de développement hégémonique (dont la crédibilité est par ailleurs largement entamée) : le libre-échange en matière agricole et le productivisme.

1. Le défi de l’adaptation au changement climatique

Le changement climatique n’a pas un impact uniforme sur la surface du globe. Certaines régions seront - et sont déjà - davantage touchées par ses différentes manifestations (augmentation des températures, augmentation du niveau des mers, multiplication des phénomène climatiques extrêmes). Or la grande majorité des régions dont les écosystèmes sont plus sensibles aux variations climatiques se situent au Sud. Ironie du sort, non seulement ces pays ne sont pas responsables de l’essentiel des émissions de gaz à effet de serre, mais ils pâtissent en plus de deux caractéristiques qui accentuent leur vulnérabilité : une part considérable de leur population active dépend directement du secteur agricole (entre 30% et 90%... contre 2% au Nord) et les ressources dont elles disposent pour s’adapter aux effets de ces changements sont gravement insuffisantes.

Dans les régions tropicales et subtropicales arides et subhumides (en particulier en Afrique) - où les cultures sont déjà proches de leur seuil de tolérance à la chaleur et à la sécheresse (van Ypersele, 2006) -, l’augmentation des températures et la réduction des précipitations risque de réduire de faire chuter le rendement moyen, déjà bas, des exploitations agricoles. En particulier les petites exploitations familiales, qui n’ont pas les moyens d’investir dans de coûteux systèmes d’irrigation. D’ici 2100, le Tchad, le Niger et la Zambie pourraient perdre tout leur secteur agricole (Nyong, 2006) - une catastrophe économique et sociale aux dimensions insoupçonnées. Dans un pays comme le Bangladesh, l’augmentation du niveau des mers condamne potentiellement une superficie gigantesque de terres, sur lesquelles vivent plusieurs millions de paysans. A l’autre bout du monde, la multiplication des phénomènes climatiques extrêmes en Amérique centrale et dans les Andes (El Niño) causent des dégâts innombrables et récurrents (destruction des récoltes et des infrastructures), qui amputent les capacités de production de la petite paysannerie.

A la différence des entreprises et consommateurs des pays industrialisés et émergents, la priorité pour la petite agriculture du Sud n’est pas d’adopter des moyens de production moins polluants, tant sa part dans les émissions globales passées et présentes de CO2 est réduite. A ce titre, la solution des « mécanismes de développement propre » dont se félicite la communauté internationale ne vise pas tant à préparer les pays pauvres au défi du réchauffement climatique qu’à « offrir un degré de flexibilité aux pays développés essayant d’atteindre leurs objectifs » en matière de réduction d’émissions. Le véritable défi pour l’agriculture familiale au Sud est d’améliorer sa capacités de résistance et d’adaptation à des évolutions que l’on sait déjà énormes, même dans le « best case scenario » (peu probable) où les principaux pays pollueurs réduiraient rapidement leurs émissions. Pour les millions de paysans confrontés à la diminution de la pluviométrie, il s’agit donc d’adopter des techniques agricoles permettant de produire autant, voire davantage, dans des conditions plus difficiles - en améliorant la capacité des sols à retenir l’eau, en opérant un travail de sélection des semences et espèces animales plus économes en eau, etc.

C’est à cette fin que plusieurs pays sahéliens ont récemment adopté un Plan d’action nationale d’adaptation (PANA), qui vise à promouvoir les projets de développement intégrant la problématique climatique. Mais, impulsés par les organisations internationales (Nations unies et Banque mondiale), ces plans sont avant tout rédigés pour plaire aux bailleurs de fond et sont mal appropriés par les populations locales. Elaborés sur un mode technocratique, ils ignorent largement les préoccupations des paysans et négligent le stock de ressources et de savoir-faire accumulé par des communautés aux prises depuis des siècles avec un climat ingrat et instable. Faut-il pour autant adopter l’attitude opposée consistant à tout miser sur les « stratégies d’adaptation endogènes » ? L’ampleur des variations climatiques à venir ainsi que les pressions liées aux migrations, aux guerres et à la pauvreté invitent à ne pas surévaluer les ressorts « internes » des communautés.

La stratégie la plus pertinente serait de renforcer et d’enrichir les pratiques indigènes en les articulant aux savoirs scientifiques issus de la recherche universitaire. Le rôle des organisations paysannes est crucial à ce niveau : elles peuvent d’une part faire « remonter » les pratiques et connaissances « indigènes » au niveau des décideurs et scientifiques, de manière à ce qu’elles soient prises en compte et valorisées dans les plans d’adaptation officiels, d’autre part faire « redescendre » les connaissances scientifiques en travaillant à leur appropriation par les paysans.

2. Le défi de la lutte contre la spoliation des ressources naturelles

Le modèle productiviste qui surdétermine les choix de politique économique depuis les débuts de l’ère postcoloniale met l’exploitation à grande échelle des ressources naturelles nationales au cœur des stratégies de développement. Les stratégies d’intégration à l’économe mondiale privilégiées depuis une vingtaine d’années ont encore accentué les pressions sur les environnements naturels et les populations locales qui en dépendent. A l’ère de la mondialisation néolibérale, les territoires, les ressources naturelles, les paysages sont déconnectés, arrachés de leurs fonctions sociales, économiques ou culturelles locales pour être envisagés du seul point de vue de leur valorisation sur les marchés internationaux.

La première source d’expropriation des ressources naturelles dont dépend la petite paysannerie réside dans le développement accéléré de l’agriculture et de la sylviculture industrielle pour l’exportation. La croissance de la demande mondiale en céréales, en viande, en cellulose, en agrocarburant et les gigantesques perspectives de profit que recèle le secteur ont redoublé l’attrait des investisseurs internationaux pour les territoires les plus fertiles d’Amazonie, d’Indonésie, d’Afrique centrale et d’ailleurs. Il ne s’agit pas là d’événements ponctuels – quelques investissements ça et là – mais bien d’une tendance massive, qui entre en concurrence directe avec l’exploitation de ces ressources rares (terre, eau, forêts) par les petits producteurs.

Or les droits fonciers des communautés ont bien peu de poids à l’heure où les multinationales s’adressent aux autorités pour acquérir les terres qu’elles convoitent. Les paysans n’ont généralement d’autre choix que d’accepter le prix - dérisoire - qui leur est proposé pour le rachat de leur lopin de terre. Quant aux voisins malgré eux des méga-exploitations, leurs conditions de vie et de production sont gravement affectées par les « externalités négatives » des nouveaux venus - pollutions diverses entraînées par le recours intensif aux pesticides, intoxications, baisse du niveau des nappes phréatiques, déboisement, etc. Ce processus sauvage de concentration et d’appauvrissement des terres se vérifie en Amérique latine comme en Afrique ou en Asie.

L’implantation d’activités d’extraction minière ou pétrolière (notamment en RdC, au Bangladesh ou en Equateur), les projets immobiliers dopés par l’urbanisation galopante et la spéculation débridée (le paroxysme est sans doute atteint en Chine) ou l’industrie touristique (notamment à la faveur des reconstructions post-tsunami au Sri Lanka ou en Thaïlande) obéissent grosso modo au même scénario : arrivée d’investisseurs privés, rachat plus ou moins forcé ou monopolisation de fait des ressources naturelles, méconnaissance des droits des habitants, appauvrissement et exode de ces derniers, complicité des autorités. A ces exploitations privées il faut ajouter les grands ouvrages d’infrastructure (barrages, routes, gazoducs) qui entraînent l’expropriation ou l’expulsion pure et simpe des communautés paysannes au nom de la « modernisation économique » ou du « développement national ».

Malgré le rapport de force défavorable, certaines communautés font le choix de la résistance et de la mobilisation, afin d’obtenir, si pas le retrait de l’entreprise, à tout le moins des garanties en termes de relocalisation et de dédommagement. La complaisance des autorités judiciaires et politiques envers les investisseurs ne laisse généralement d’autre choix aux villageois que d’occuper les chantiers ou d’organiser des barrages routiers pour bloquer l’accès aux terres convoitées. La confrontation débouche la plupart du temps sur la répression des protestataires et l’arrestation des leaders, quand les promoteurs n’ont pas recours à des hommes de main afin de d’intimider, ou d’éliminer, les plus récalcitrants.

Le sort de ces résistances dépend donc énormément de la capacité des villageois mobilisés à trouver des soutiens au sein des syndicats paysans, des organisations environnementales ou des réseaux internationaux – et à projeter leur lutte au sein des espaces publics urbains et médiatiques – en perturbant le business as usual des centres-villes, en mettant en scène leur fragilité, leur « légitimité »… – en vue de gagner la sympathie de l’opinion publique. Il n’en reste pas moins que face à l’appétit des investisseurs – qu’ils soient Occidentaux, Chinois ou nationaux – et à la complaisance des autorités, la résistance des « victimes du développement », pour reprendre une expression de militants indiens, est sans doute le seul levier à même d’endiguer cette ruée infernale sur les ressources naturelle des pays Sud.

3. Le défi de l’adoption de techniques agricoles durables

Comme le rappelle le professeur Marcel Mazoyer (2002), deux tiers environ des agriculteurs du monde ont été touchés par la « révolution verte » depuis les années 1960, c’est-à-dire qu’ils ont abandonné leurs méthodes de travail traditionnelles pour adopter des variétés de semence et des races sélectionnées, utiliser des engrais et des pesticides chimiques et bénéficier des systèmes d’irrigation plus performants, ce qui leur a permis d’augmenter énormément leur productivité. Dans les pays du Sud qui en ont bénéficié, l’Inde surtout, mais aussi le Mexique, le Pakistan, l’Indonésie, les Philippines, cette révolution n’aurait pu se produire à grande échelle sans le soutien des pouvoirs publics et l’intérêt des multinationales du secteur phytosanitaire.

Depuis plusieurs années, un nombre croissant de chercheurs, de mouvements paysans et de réseaux environnementaux remettent en question la pertinence de la révolution verte, en mettant ses bénéfices à moyen terme (augmentation des rendements) en regard de ses coûts environnementaux et sociaux sur le plus long terme. Globalement, la révolution verte a accouché d’une agriculture extrêmement énergivore - 1 kg d’azote synthétique, c’est plus d’1,5 litres de pétrole (Delvaux, 2008). L’usage intensif d’intrants chimiques a entraîné de graves pertes en biodiversité, des problèmes de pollution des eaux et un appauvrissement des sols qui ont notamment pour effet d’accentuer la dépendance des producteurs aux engrais artificiels. Le recours à des programmes d’irrigation non pourvus de systèmes de drainage a débouché sur une salinisation accélérée des sols. A un autre niveau, l’adoption de ces nouvelles technologies a exigé des agriculteurs de lourds emprunts que beaucoup n’ont pu remboursé étant donné la baisse des cours des céréales.

Or la crise alimentaire que les pays en développement ont connue en 2008 a relancé les débats autour de l’extension de la révolution verte aux régions qui n’en ont pas encore bénéficié, en particulier l’Afrique. S’il est effectivement vrai que cette crise alimentaire est liée au manque de productivité structurel de l’agriculture vivrière dans les pays pauvres, ce manque de rendement n’est cependant pas tant le résultat d’un manque d’accès aux intrants chimiques et aux biotechnologies (OGM, etc.) – ce dont les multinationales du secteur cherchent à convaincre les décideurs - que des choix de politique économique faits dans le domaine de l’agriculture ces trente dernières années qui ont causé d’énormes préjudices à la petite paysannerie.

Pour mémoire, dans le cadre des ajustements structurels imposés depuis le tournant des années 1980, les organisations financières internationales et les gouvernements occidentaux n’ont laissé d’autre choix aux pays du Sud que de se concentrer sur les cultures d’exportation, de mettre un terme aux « coûteuses » politiques de soutien à l’agriculture vivrière et d’ouvrir en grand leurs marchés aux excédents agricoles des pays les plus compétitifs (ou les mieux subventionnés). La baisse des prix qui s’en est suivie dans les pays en développement autrefois (mieux) protégés, conjuguée au retrait des soutiens publics, a tout simplement laminé l’agriculture familiale de ces régions. Celle-ci est passée sous le seuil de renouvellement économique de ses exploitations, entraînant sous-investissement dans l’équipement, diminution de ses rendements, faillites, paupérisation, faim, exode vers les villes.

L’enjeu est donc aujourd’hui double. Il faut tout d’abord réhabiliter l’idée d’intervention publique dans le domaine agricole. L’action des pouvoirs publics doit d’une part viser à protéger les petits agriculteurs des importations bon marché en vue de garantir des prix suffisamment élevés et stables pour que les paysans puissent vivre dignement de leur travail. Cette hausse doit bien sûr être graduelle et associée à un soutien à la consommation des habitants pauvres des villes (ex-agriculteurs pour la plupart). D’autre part, cette stabilisation des prix doit être assurée parallèlement à de vigoureuses politiques de soutien à l’agriculture familiale – réforme agraire, mise à disposition de crédits et d’encadrement technique, investissement dans l’infrastructure pour le stockage et le transport, travaux d’irrigation « intelligents », investissement dans la recherche agricole, etc. – en vue d’améliorer ses conditions de production, ses rendements et son niveau de vie.

Il faut cependant, et c’est là le deuxième enjeu, tirer les leçons des errements de la révolution verte et veiller à ce que ce retour des politiques de soutien à l’agriculture familiale ne se traduise pas par la diffusion de pratiques agricoles non-durables. Car des techniques agricoles alternatives ont été développée dès les années 1970, et n’ont cessé d’être perfectionnées depuis lors, qui permettent d’augmenter la productivité des surfaces agricoles, parfois spectaculairement, tout en sauvegardant la biodiversité du milieu et la fertilité des sols – fumure organique, compostage, traitement phytosanitaire naturel, rotation des cultures, sélection de semences locales etc. Il ne s’agit pas seulement d’expériences localisées : du Brésil à la Thaïlande, en passant par l’Amérique centrale, Cuba, Madagascar ou l’Inde, des millions de paysans pratiquent déjà l’agriculture écologique avec le soutien d’organisation paysannes et d’ONG. Au-delà de leurs qualités environnementales confirmées, ces techniques organiques permettent aussi de limiter au minimum la dépendance des petits agriculteurs vis-à-vis des créanciers ainsi que des grands groupes de l’agrobusiness et du phytosanitaire.

Ces derniers ont malheureusement les moyens financiers, communicationnels et politiques de détourner bien des décideurs du Sud et de la coopération internationale des vertus de l’agriculture écologique. A l’image de la fondation Bill and Melinda Gates, qui s’est donnée pour mission d’embarquer les bailleurs de fonds et les multinationales des secteurs de la biotechnologie et du phytosanitaire dans une « Alliance for a Green Revolution in Africa (AGRA) » devant permettre de mettre des semences et des intrants chimiques à disposition de millions de paysans pauvres d’Afrique (Holt-Gimenez, 2009). Reste à espérer que la convergence des mouvements pour la souveraineté alimentaire et l’agriculture paysanne, des réseaux environnementaux et des chercheurs en agroécologie, ainsi que la prise de conscience plus globale des errements de l’agriculture industrielle, sera à même de contrebalancer le pouvoir des lobbies … et d’imposer une révolution « réellement » verte au Sud.

Bibliographie

Holt Gimenez Eric (2009), “From Food Crisis to Food Sovereignty. The Challenge of Social Movements”, Monthly Review, juillet-août 2009, vol 61, N°3.

Mazoyer Marcel (2002), « Mondialisation libérale et pauvreté paysanne : quelles alternatives ?, in Alternatives Sud vol. IX, n°4.

Nyong Anthony (2006), « Effet des changements climatiques dans les Tropiques : le cas de l’Afrique », Alternatives Sud, Vol. XIII – 2006 n°2

Palau Maria (2007), « Paraguay : résistance paysanne et répression », in Etat des résistances 2008, Louvain-la-Neuve – Paris, Centre tricontinental – Syllepse.

Raina Vinod (2006), « Inde : néolibéralisme, politique de caste et suicides de paysans », in Etat des résistances 2007, Louvain-la-Neuve – Paris, Centre tricontinental – Syllepse.

Van Ypersele Jean-Pascal (2006), « L’injustice fondamentale des changements climatiques », Alternatives Sud, vol. XIII, n°2.


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