Continent de forte croissance économique, de démocraties fragiles et d’inégalités extrêmes, l’Amérique latine est aussi traversée d’une dynamique soutenue de rébellions et de contestations sociales, aux formes, aux identités et aux revendications renouvelées. Pour autant, les mouvements sociaux de la région ont fort à faire aujourd’hui pour continuer à exister, à peser sur le politique. Menacés de dilution, de fragmentation ou de répression dans les pays où les gouvernements sont restés ou revenus dans les courants dominants du néolibéralisme et du « consensus de Washington » ; guettés par l’instrumentalisation, la cooptation ou l’institutionnalisation dans ceux où les pouvoirs se sont attelés, peu ou prou, à récupérer en souveraineté et à redistribuer les dividendes des richesses exportées, les protestataires et leurs pressions émancipatrices offrent un visage pluriel.
Un double clivage prévaut d’ailleurs au sein de la « gauche sociale » latino-américaine. Celui – de fond – qui divise tenants et opposants du neo-desarrollismo, nationalisme populaire d’un côté, écosocialisme de l’autre. Et celui – plus stratégique – qui oppose les partisans d’un aboutissement politique des mobilisations aux apôtres de voies plus autonomistes, basistes ou localistes du changement social. Reste que, du Chili au Mexique, du Brésil au Venezuela, de l’Uruguay au Guatemala, de la Bolivie au Honduras et dans le reste de l’Amérique latine, les mouvements sociaux – paysans, urbains, indigènes, étudiants, etc. – influent à leur mesure, bon gré mal gré, sur la redéfinition de la participation démocratique et de la citoyenneté politique.
Mais revenons, dans l’ordre, sur ce qui sans conteste aura marqué l’actualité sociopolitique latino-américaine de cette première décennie du 21e siècle, à savoir « le virage à gauche ». Virage à géométrie variable certes, partiel aussi, atypique, multiple, conjoncturel, limité, réversible..., mais virage effectif tout de même et inédit : jamais dans l’histoire, le continent n’aura connu autant de partis de gauche avec autant de pouvoir dans autant d’endroits. Et les mouvements contestataires n’y auront pas été pour rien bien sûr. En amont, en cours, en aval et même à rebours de ce « virage », ils occupent une place centrale dans la volonté de transformation sociale et de démocratisation, inégalement à l’œuvre de Tijuana à Ushuaïa.
Trois lectures du « virage à gauche »
Parmi les observateurs, trois grilles de lecture ont prévalu ces dernières années pour qualifier la tendance. Une première qui insiste sur son unicité (« une même lame de fond ») ; une deuxième qui se focalise sur sa dualité (« deux gauches distinctes ») ; une dernière qui l’aborde par sa multiplicité (« diversité des situations nationales »).
Dans ses grandes lignes, la première lecture s’est appuyée sur un triple constat à portée continentale : un contexte favorable à la montée d’un ras-le-bol social et politique, l’émergence de nouveaux acteurs populaires de gauche et un même « air de famille » partagé par les nouveaux pouvoirs. Et de fait, le bilan désastreux du processus, plus ou moins concomitant, de libéralisation politique et de libéralisation économique qu’a entamé l’Amérique latine à partir des années 1980 - pluripartisme et élections libres, généralisation des politiques néolibérales, dépendance financière et technologique accrue, volatilité de la croissance, hausse des inégalités, pauvreté... - a nourri une forte désillusion démocratique, dans pratiquement tous les pays (Alternatives Sud, 2005).
Parallèlement, de « nouveaux » mouvements sociaux ont émergé un peu partout sur le continent : des organisations indigènes, paysannes, de sans terre, de sans emploi, du secteur informel, de femmes, de quartier, de défense des droits humains, des expériences alternatives d’autogestion sont entrées en résistance. Résultat à la fois de l’ouverture d’espaces induite par la libéralisation, de la perte de légitimité des représentations et médiations traditionnelles, et des nouvelles formes d’exclusion et de discrimination d’un modèle de développement qui affecte de nouveaux secteurs, ces dynamiques contestataires vont se caractériser par la diversité de leurs ancrages, méthodes et objectifs. Ou, dit autrement, par l’articulation dans leurs mobilisations d’aspects originaux et novateurs à d’autres plus classiques ou plus anciens (Alternatives Sud, 2005).
Ces organisations et mouvements militent pour la redistribution des ressources et des richesses certes, mais aussi pour la reconnaissance culturelle, le respect de l’environnement et la revalorisation de la démocratie. Dans le meilleur des cas, ils sont, en un même élan, « identitaires, démocrates, écologistes et révolutionnaires » ! Acteurs sociaux, ethniques, générationnels, culturels, locaux, régionaux ou nationaux..., ils combinent ou oscillent entre modes d’action réticulaires et plus centralisés, expérimentation et délégation, sphères d’intervention sociale et/ou politique, formes d’organisation démocratiques, horizontales, participatives, mais aussi plus verticalistes, médiatrices ou représentatives... [1]
Bien vite, l’air de famille commun aux nouvelles équipes de gauche portées au pouvoir va lui aussi apparaître et confirmer la lecture unifiante d’« une même lame de fond » continentale. Entre la première élection d’Hugo Chávez à la présidence du Venezuela dès 1998 et celle d’Ollanta Humala au Pérou en 2011, en passant par les victoires du PT au Brésil (en 2002, 2006 et 2010), des socialistes au Chili (2002 et 2006), des Kirchner en Argentine (2003, 2007 et 2011), du Frente Amplio en Uruguay (2005 et 2009), d’Evo Morales en Bolivie (2005 et 2009), de Rafael Correa en Équateur (2006 et 2009), du FSLN au Nicaragua (2006 et 2011), de Fernando Lugo au Paraguay (2008), du FMLN au Salvador (2009)..., toutes vont signifier, d’une façon ou d’une autre, un certain « retour de l’État », la promotion de nouvelles politiques sociales, un mouvement volontariste de réappropriation des ressources naturelles et un intérêt pour des formes d’intégration latino-américaine alternatives à celles subordonnées aux États-Unis.
La deuxième grille d’observation du « virage à gauche » de l’Amérique latine a privilégié, quant à elle, une lecture dichotomique de la tendance, opposant deux groupes de pays aux projets distincts. Le « pôle Chávez » d’un côté, associé principalement aux expériences vénézuélienne, bolivienne et équatorienne ; le « pôle Lula » de l’autre, associé aux expériences brésilienne, uruguayenne, paraguayenne, argentine, salvadorienne..., voire chilienne. Le premier incarnerait la gauche « radicale » (« populiste » pour ses détracteurs), le second, la gauche « modérée » (« démissionnaire » pour ses détracteurs). Et de fait, à l’aune de certains critères, deux pôles distincts de convergences et d’affinités politiques s’imposent. Si les gouvernements du premier naissent de ruptures nationales, de crises des systèmes politiques traditionnels (Bolivie, Équateur, Venezuela...), ceux du second résultent d’un jeu d’alternances et de coalitions plus classiques (Brésil, etc.).
Dans la foulée, les premiers se sont lancés dans d’ambitieuses entreprises de réécriture des Constitutions nationales et de refondation de l’État, assorties de referendums populaires et d’assemblées constituantes, ce que n’ont pas fait les autres. A l’agenda du premier pôle : nationalisations, rhétorique anti-impérialiste en matière de politique internationale et promotion de l’« Alliance bolivarienne des peuples de notre Amérique » (Alba) ; à l’agenda du second : partenariats public/privé, rhétorique anti-protectionniste en matière de commerce international et participation à l’Union des nations sud-américaines (Unasur)... Reste que, aux yeux notamment d’Emir Sader, directeur du Conseil latino-américain des sciences sociales à Buenos Aires, aucun des pays passés à gauche, quel que soit donc le pôle de référence, n’a véritablement réussi à rompre avec l’hégémonie néolibérale, encore moins à sortir du capitalisme.
Pour les tenants de la troisième grille de lecture, la singularité des situations nationales est irréductible à une seule ou même à deux seules tendances continentales. Autant de cas de figure donc qu’il y a de pays. Que l’on considère l’histoire nationale, la stabilité politique, la vulnérabilité au coup d’État, la dépendance vis-à-vis de l’extérieur, les configurations sociales internes, les principales ressources, le style et le mode de gouvernance, la composition du gouvernement, la loyauté de l’opposition, les politiques sociales et économiques engagées, le rapport réel au FMI, aux traités de libre-échange, aux États-Unis, etc., selon la ou les variables de référence, d’autres rapprochements (que ceux contenus dans la distinction entre un pôle radical et un pôle modéré) peuvent être opérés et d’autres clivages apparaissent.
Les premiers bilans eux-mêmes sont à géométrie variable. Reculs plus ou moins sensibles de la pauvreté, de l’analphabétisme, de la dénutrition, des inégalités...; avancées plus ou moins nettes des droits des populations indigènes ; réformes agraires et fiscales plus ou moins timides ; initiatives participatives et implications démocratiques plus ou moins heureuses ; réappropriation inégale des bénéfices des ressources exportées ; perte d’influence plus ou moins marquée des États-Unis... « Ce qui est sûr, c’est que l’Amérique latine est plus à gauche qu’elle ne l’était auparavant », tranche Immanuel Wallerstein, même si « cette évolution politique, faite de hauts et de bas, n’est jamais parfaitement linéaire » et varie « selon les critères retenus » pour l’analyser (Wallerstein, 2008 et 2007).
Tend à prévaloir un schéma approximatif de capitalisme d’État plus ou moins prononcé, guère moins dépendant à l’égard du Nord et de l’Asie, mais plus social, plus keynésien, plus développementaliste, plus participatif, plus souverainiste, plus redistributif ou plus interculturel qu’auparavant, selon les pays. Cela étant, avec des intensités elles aussi variables, clientélisme, corruption, insécurité, criminalité, narcotrafic, évasion fiscale, inégalités, inflation... continuent à miner la plupart des sociétés latino-américaines, sur fond de faiblesses des institutions démocratiques et de consolidation de la structure primaire, extractiviste et agroexportatrice, de l’économie (Coha, 2011; Clacso, 2011; Dabène, 2008; Bajoit, 2008; Saint-Upéry, 2008; Seoane et al., 2011).
Rapports entre mouvements sociaux et pouvoirs politiques
Outre la singularité des situations nationales et la variabilité des premiers bilans, la particularité des rapports à l’œuvre entre sociétés civiles, mouvements sociaux contestataires et pouvoirs dans chacun des pays concernés dissuade elle aussi de toute généralisation simplifiante et plaide pour une lecture au cas par cas, même si des points de comparaison peuvent de temps à autre être établis.
De la Bolivie à l’Argentine
Commençons par la Bolivie, pour ne pas prendre l’exemple le moins emblématique. Plus que nulle part ailleurs en Amérique latine, le président plébiscité à deux reprises [2] - l’indigène aymara Evo Morales, ancien militant syndicaliste - y incarne d’abord l’aboutissement d’un long processus d’organisation populaire généré dans la contestation sociale des années néolibérales (Polet, 2009). Son parti, le MAS (Movimiento al socialismo), se présente comme l’« instrument politique pour la souveraineté des peuples » et son gouvernement s’affiche comme le « gouvernement des mouvements sociaux » ! Pour autant, le deuxième mandat du toujours populaire Evo aura aussi été celui d’un certain « retour à la normalité » bolivienne, c’est-à-dire à l’instabilité et aux conflits (Stefanoni, 2011).
De fait, le « néodéveloppementalisme » du gouvernement - ses « mégaprojets » pétrochimiques, hydroélectriques, miniers, routiers... - est diversement apprécié par les mouvements qui l’ont porté au pouvoir pour refonder le pays. Les partisans du « buen vivir », aux accents indianistes, communautaires et environnementalistes, y voient une trahison de l’esprit de la nouvelle Constitution, lorsque d’autres organisations sociales, à l’ancrage non moins populaire ni moins indigène, en attendent des retombées positives et une immédiate redistribution des bénéfices. Bras de fer difficiles donc, voire explosifs, entre d’une part, un pouvoir volontariste dont les faiblesses institutionnelles et une certaine inefficacité handicapent le projet transformateur et d’autre part, une pluralité de mouvements non exempts de contradictions, tantôt en tension entre étatisation rampante et autonomie radicale, tantôt minés par des réflexes populaires corporatistes, le carriérisme de leur leadership ou une surenchère absolutiste (De Sousa Santos, 2011; Saint-Upéry et Stefanoni, 2011; Do Alto, 2011).
Les rapports difficiles entre pouvoir de gauche et mouvements sociaux, en particulier indigènes, ne sont pas complètement autres en Équateur. Certes, à la différence d’Evo Morales ou du brésilien Lula par exemple, le président équatorien élu et réélu, Rafael Correa, n’est pas issu organiquement - ni lui ni son parti Alianza País - de ces mouvements (bien qu’il ait pu compter sur les voix de leurs bases). Mais l’hiatus pratique et idéologique qui va se créer entre la progression de la « révolution citoyenne » de Correa et, notamment, les prises de position de la principale organisation indigène du pays, la Conaie (Confédération des nationalités indigènes de l’Equateur), renvoie singulièrement aux enjeux qui clivent la gauche bolivienne. Rupture de la coalition progressiste - sociale et politique - inspiratrice de la nouvelle Constitution et vive opposition entre, d’une part, un modèle post-néolibéral redistributeur mais plutôt conventionnel dans ses formes d’exploitation des ressources naturelles et, d’autre part, un indianisme radical à la rhétorique anti-« extractiviste » et pro-« droits de la nature ».
Pour Franklin Ramírez de la Faculté latino-américaine des sciences sociales en Équateur, ces conflits apparaissent ainsi comme « le corrélat matériel d’une contradiction intrinsèque à la nouvelle Constitution : la tension entre la relance d’un État social orienté vers la satisfaction d’un éventail plus large de droits citoyens et les fortes régulations en matière d’exploitation des ressources naturelles... qui fondent les capacités d’accumulation et de redistribution de cet État » (2011). Si l’on y ajoute les accusations de centralisation du pouvoir et d’autoritarisme dont a fait l’objet le président Correa et celles d’inconséquence politique [3], de manque de représentativité et de particularisme faites au leadership indigène, on mesure l’ampleur du divorce équatorien.
Au Pérou voisin, où l’on a longtemps déploré l’absence d’un mouvement indigène de même envergure, absence que l’on imputait en vrac à l’émigration rurale massive, au décentrement territorial, à la guérilla du Sentier lumineux et à la dictature fujimoriste, les multiples conflits sociaux de ces dernières années et les fortes mobilisations indigènes contre les projets miniers et l’extraversion de l’économie nationale ont sensiblement changé la donne. Ollanta Humala, élu président du Pérou en 2011 et déjà vainqueur du premier tour des élections présidentielles de 2006, a manifestement su profiter de cette exaspération populaire à l’égard de la doxa néolibérale, ultradominante depuis le début des années 1990. D’aucuns doutent cependant, à l’instar de Ramón Pajuelo Teves de l’Institut d’études péruviennes de Lima (2011), de sa réelle volonté ou capacité (son parti est minoritaire au parlement) à donner corps à son discours nationaliste préélectoral et à assumer cette rupture promise avec un modèle économique prédateur, « re-primarisé » au gré des investissements étrangers et des volumes exportés.
Au Paraguay, c’est depuis la chute du dictateur Stroessner, en 1989, que les organisations progressistes ont cherché à peser sur le politique, avec plus ou moins de succès. Conscientes que le pouvoir de l’éternel Parti colorado, rallié au néolibéralisme, constituait un obstacle à leurs revendications, elles ont finalement misé sur la stratégie électorale, en favorisant à des degrés divers (soutien inconditionnel, appui critique, abstentionnisme...) la victoire en 2008 de l’évêque progressiste Fernando Lugo, qui occupe depuis lors la tête d’un gouvernement de coalition de centre-gauche, avec un parlement majoritairement à droite. Mais cette option a montré ses limites. A lire Marielle Palau du centre Base - Investigaciones sociales à Asunción, les avancées sociales sont maigres, les monocultures de soja transgénique et l’agrobusiness intacts, et la contestation sociale affaiblie par un triple mouvement d’institutionnalisation des enjeux et du leadership, de démobilisation des bases ou... de criminalisation des mouvements récalcitrants (Palau, 2011).
En Uruguay, le bilan en matière de relations avec les mouvements sociaux du Frente Amplio au pouvoir depuis 2005 est lui aussi mitigé. Certes, la gauche sociale salue certains efforts et résultats sociaux (hausse des salaires, diminution de la pauvreté, stagnation des inégalités... toujours largement supérieures, cela dit, à leur niveau d’il y a vingt ans, au début de la période néolibérale). Mais elle regrette les mesures sécuritaires, le peu de remise en cause de l’impunité, la bienveillance du président (et ancien guérillero) José Mujica à l’égard du capital étranger et la continuité des politiques économiques. Si les investisseurs extérieurs et les monocultures ont gardé les coudées franches, la protestation est restée minime et les mouvements sociaux plutôt démobilisés. Un mégaprojet d’extraction et d’exportation de minerai de fer est cependant venu changer la donne en 2011. Il a en tout cas fait naître un mouvement d’opposition hétérogène, aux accents nationalistes et environnementalistes, qui a réussi à mettre le thème au centre de l’agenda politique (Zibechi, 2011).
En Argentine, difficile de faire face, à partir du terrain des luttes sociales, aux succès du couple Kirchner, au pouvoir depuis 2003 [4] . Économie en pleine expansion - 9% de croissance annuelle, tirée en partie par le prix élevé des matières premières et du soja dont le pays est l’un des plus grands exportateurs au monde -, réactivation industrielle, diminution du chômage, intégration ou reflux des « piqueteros » [5] d’avant 2004, interventionnisme d’État, allocations sociales, opposition divisée... les acquis du « kirchnerisme » sont appréciés par les syndicats traditionnels, dans la grande filiation « national-populaire » péroniste. Ou plutôt « appréciés par une partie des syndicats », car des confrontations intersyndicales, entre secteurs plus ou moins affins au gouvernement, ont fait rage (Svampa, 2011).
Parallèlement - et sans connexion aucune avec les positions syndicales plus en phase avec le « développementalisme » du pouvoir - de nouvelles luttes socio-environnementales ont émergé, disséminées dans tout le pays. Opposées à la dépossession et à l’accaparement des terres par les secteurs agroexportateur, minier, touristique, etc., elles peinent toutefois à faire face tant aux pressions qu’à la répression pure et dure d’acteurs privés et publics divers.
Du Brésil au Panama
Le cas du Brésil, dont la superficie (8,5 millions de km²) et la population (près de 200 millions d’habitants) dépassent largement celles cumulées de l’ensemble des pays déjà évoqués, est à la fois spécifique et crucial. Activisme diplomatique tous azimuts, santé économique florissante, arrêt des privatisations, réaffirmation du rôle de l’État dans le pilotage de l’économie, élargissement des programmes de lutte contre la pauvreté, indices de développement humain en hausse, tolérance inédite à l’égard des mouvements sociaux..., les succès engrangés par le président Lula durant ses deux mandats successifs (2002-2006-2010) ne doivent pas pour autant masquer ses renoncements par rapport au projet populaire incarné historiquement par le Parti des travailleurs (Delcourt, 2010).
« Trahison pour les uns, mal nécessaire pour les autres, la réforme agraire et l’indispensable redistribution des richesses ont été sacrifiées sur l’autel de la croissance, dans la poursuite d’une politique économique bienveillante à l’égard des marchés financiers et favorable aux secteurs agroexportateurs » (ibid.), et cela, en dépit de coûts sociaux et environnementaux problématiques... Mais les présidences de Lula se sont aussi traduites par une multiplication des opportunités d’accès à l’institutionnel pour la société civile, malgré l’étroitesse du champ d’action politique qui caractérise le système brésilien. La reconfiguration, complexe, des rapports entre mouvements et État qui en a résulté ne peut être envisagée sous le seul prisme de la cooptation et de la démobilisation. En témoignent à la fois l’obtention de certaines avancées (conditionnées, il est vrai, à un « recroquevillement » de l’horizon utopique des actions contestataires), mais aussi la poursuite des mobilisations en dehors des espaces institutionnels (Kunrath Silva, 2011).
Les rapports entre société civile et pouvoir sont aussi très particuliers dans le Venezuela du président Chávez, dont l’immense popularité - aujourd’hui entamée - a été confirmée plusieurs fois depuis 1998, dans les urnes comme dans la rue, en particulier en 2002 et 2003 face au coup d’État et au lock-out pétrolier. Comme l’explique Edgardo Lander, dans ce pays, « les organisations sociales ont historiquement été caractérisées par un niveau limité (fréquemment nul) d’autonomie par rapport aux partis et à l’État. C’est la conséquence du modèle institutionnel et culturel d’une société rentière, dans laquelle l’essentiel des luttes politiques a tourné autour du partage du revenu du pétrole entre les mains de l’État central. Cette logique de contrôle externe n’a pas vraiment varié ces dernières années, en dépit de l’extraordinaire développement de l’organisation populaire et de changements culturels significatifs ». La faible autonomie des acteurs collectifs à l’égard du pouvoir chaviste et la reproduction d’un modèle, souvent inefficace et corrompu, d’économie rentière extravertie questionnent donc, au-delà de ses efforts redistributeurs, le sens et la portée de la « révolution socialiste bolivarienne » (Lander, 2011).
En Amérique centrale, au Nicaragua et au Salvador, deux anciens mouvements révolutionnaires armés ont réussi ces dernières années à récupérer ou à prendre le pouvoir par les urnes. Le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) l’avait déjà occupé dans les années 1980, au lendemain du renversement de la dictature somoziste à Managua. Le Front Farabundo Martí de libération nationale (FMLN), signataire des Accords de paix salvadoriens de 1992, n’avait encore enregistré que des victoires électorales locales (la mairie de la capitale San Salvador notamment). Les deux occupent aujourd’hui la présidence de leur pays respectif. A quel prix et pour quels rapports avec les acteurs sociaux qui leur ont succédé dans le camp de la contestation ?
Au Nicaragua, si les politiques sociales et l’aide vénézuélienne distinguent encore l’administration sous Daniel Ortega de ce qu’elle était sous la droite avant 2006, les organisations sociales qui ont réussi à s’autonomiser de l’emprise du sandinisme « orteguiste » dénoncent en vrac l’opportunisme du mandataire, ses torsions et contradictions idéologiques, ses inclinations clientélistes, ses dérives autoritaires et ses violations des règles démocratiques. Au Salvador, les déconvenues ne sont pas moindres au sein d’une gauche sociale qui a favorisé l’accession à la présidence de Mauricio Funes. Les ruptures annoncées n’étant pas au rendez-vous, en particulier dans les domaines sensibles de l’exploitation transnationale des ressources minières, de la production d’énergie ou de la gestion de l’eau, des mobilisations communautaires s’opposent aux mégaprojets du « gouvernement du changement ».
Ailleurs en Amérique latine, à l’exception de Cuba où le socialisme castriste traverse les décennies, les crises et les réformes, la gauche ou le centre-gauche politique n’a pas réussi à prendre le pouvoir (en Colombie, au Costa Rica...), parfois pour très peu (au Mexique, López Obrador du Parti de la révolution démocratique n’a d’ailleurs pas reconnu sa « défaite » suite aux élections présidentielles « frauduleuses » de 2006), parfois pour beaucoup (au Guatemala, la gauche partisane plafonne à 5%), ou a fini par le perdre dans les urnes (au Chili, en 2010, après deux mandats socialistes successifs) ou suite à un coup d’État (au Honduras, renversement en 2009 du président libéral-conservateur Zelaya après son « virage à gauche » et l’affiliation de son pays à l’Alba). Dans la plupart de ces États, la contestation et les mouvements sociaux qui se mobilisent tant bien que mal contre les effets sociaux et environnementaux des politiques ultralibérales, continuent à faire face à une répression tantôt larvée, tantôt explicite.
Au Chili, la vague de protestations qui a déferlé en 2011 - particulièrement les mobilisations étudiantes - a questionné en profondeur le modèle de privatisation et de dérégulation sur lequel s’est construit le « miracle chilien ». Et ce, en dépit de la répression et au risque de la cooptation pour les moins radicales d’entre elles (De la Cuadra, 2011). En Colombie, à quelques accents près, les tendances structurelles du modèle de domination - limitation de la démocratie, approfondissement du néolibéralisme, aggravation du conflit armé - persistent. Au déclin des organisations syndicales, répond, malgré la peur et la violence, le dynamisme de mouvements urbains, d’associations de victimes... qui engrangent certains résultats, mais manquent de relais politiques (Archila et García, 2011).
Au Mexique, dans un climat de violence exacerbée par la « guerre contre le crime organisé », les mouvements sociaux mobilisés en défense de l’emploi, des ressources naturelles, des droits humains, etc., n’ont certes pas réussi à imposer une force organisée ni un projet alternatif, face aux politiques néolibérales et conservatrices du Parti action nationale, mais leur articulation (dans le mouvement de López Obrador ?) en vue des prochaines élections présidentielles de 2012 pourrait changer la donne (Modonesi, 2011). Au Panama, si la période néolibérale a détricoté l’essentiel des acquis sociaux du mouvement ouvrier et fortement précarisé le travail, le redéploiement capitaliste actuel - projets miniers, énergétiques et touristiques, élargissement du canal - déplace la conflictualité sociale, notamment vers les régions indigènes... qui se mobilisent (Gandásegui, 2011).
Contre-pouvoir d’influence
L’énumération pourrait ainsi continuer jusqu’aux derniers et plus petits pays d’Amérique latine. Malgré son caractère excessivement lapidaire, qui la cantonne à une simple et trop rapide évocation d’acteurs et de relations, sur fond de bilan social gouvernemental à peine suggéré, elle a sans doute le mérite d’aider à mesurer la difficulté de ramasser ces différentes formes, états et moteurs de la contestation sociale aujourd’hui en Amérique latine, en l’une ou l’autre tendance dominante.
D’aucuns pourtant s’y sont essayés, diagnostiquant tantôt l’intensité non démentie des mobilisations et de l’ébullition sociale latino-américaine (Wallerstein, 2008; Thomas, 2011; Stahler-Sholk et al., 2011), tantôt, à l’inverse, le reflux des luttes collectives, suite au « virage à gauche » des pouvoirs nationaux ou, plus globalement, en raison de contextes sociétaux et culturels toujours plus libéralisés, atomisés, consuméristes..., dans lesquels les groupes « organisés » sont plus que jamais minoritaires au sein de leur propre milieu social et les grandes « mobilisations populaires » moins que jamais contestataires ou progressistes (Alternatives Sud, 2005). D’autres diagnostics, pas moins pertinents, peuvent aussi être mis en vis-à-vis. Ainsi, celui qui observe le réinvestissement local des mouvements sociaux latino-américains ou la « territorialisation » de l’action collective conflictuelle versus celui qui constate l’articulation croissante des luttes dans l’espace national et le passage au politique.
Le premier associe la « relocalisation » des actions non seulement à la perte de centralité du travail et de l’État dans le quehacer quotidien des mobilisations, mais aussi à l’inscription territoriale des nouveaux enjeux sociétaux, des appartenances, des identités et des revendications de souveraineté. Il puise ses exemples les plus significatifs au Mexique dans les États du Chiapas ou d’Oaxaca, en Argentine autour d’« usines récupérées », au Chili dans les régions mapuches, etc. (Merklen, 2002 ; Mestries Benquet et al., 2009). A l’opposé, le second diagnostic s’appuie sur les inédites dynamiques à l’œuvre ces deux dernières décennies en Équateur, en Bolivie, mais aussi au Mexique, au Paraguay, au Brésil... - inconcevables sous les dictatures militaires antérieures et la « terreur d’État » -, pour souligner des processus de convergence nationale entre acteurs populaires organisés, leurs diverses traductions partisanes et la quête de l’aboutissement politique et du pouvoir pour y changer les rapports de force (Goirand, 2010 ; Grandin, 2011).
Quoi qu’il en soit, au-delà des stratégies, de la vigueur et des réalités de la contestation sociale latino-américaine selon les contextes nationaux, voire régionaux, la reconnaissance de l’importance de l’impact des mouvements protestataires ces dernières années et de leur rôle aujourd’hui est, elle, largement partagée. D’abord, en matière d’expansion de la citoyenneté, d’utilisation populaire des espaces publics, d’acculturation politique et de renforcement de la participation démocratique (Stahler-Sholk, 2011). Ensuite, pour leur contribution à la délégitimation d’un modèle de développement inégalitaire et destructeur, à l’avènement de pouvoirs plus progressistes ou souverainistes et à la résistance, régulièrement réprimée, face aux politiques conservatrices et libérales qui se perpétuent en différents endroits.
Enfin, l’impact des mouvements sociaux est aussi reconnu dans la vigilance qu’ils parviennent à exercer peu ou prou à l’égard des gouvernements de gauche. Vigilance qui a pu aller de mobilisations de soutien en cas d’agression extérieure (lors des coups d’État vénézuélien de 2002 et hondurien de 2009, des menaces de sécession de l’Est bolivien...) à la confrontation ouverte pour cause d’espoirs déçus (de l’Équateur à l’Argentine, et ailleurs...), en passant par l’intégration institutionnelle de leurs propositions aux politiques d’État (stratégie du mouvement féministe chilien lors du gouvernement Bachelet). Entre autonomie et coopération, ils jouent ainsi de leur (contre-)pouvoir d’influence dans un continent où, grâce à eux aussi, les taux de pauvreté et d’inégalité, toujours très élevés, ont sensiblement diminué cette dernière décennie (Coha, 2011).
Sur le plan mondial, les formes généralement prises par la contestation et les rébellions latino-américaines depuis la chute des dictatures nationales et la libéralisation politique et économique du continent continuent à faire figure de référence. Y prédomine encore en effet un type de mobilisation qui, en dépit des profondes injustices et inégalités, mais aussi de la répression, des tortures, des massacres et des exils massifs comme ceux qui ont brisé jusqu’à récemment des millions d’indigènes, au Guatemala notamment, n’a pas versé dans d’obscurantistes régressions communautaristes, dans des fondamentalismes réactionnaires ou dans des terrorismes aveugles, comme l’on en connaît sur les autres continents.
En revanche, l’attitude négative, voire méprisante, d’une partie non négligeable de cette gauche latino-américaine à l’égard des révoltes sociales et démocratiques arabes entamées en 2010 plaide moins en sa faveur. Ni l’ignorance ni la distance physique, encore moins la grille de lecture anti-impérialiste la plus sommaire ne peuvent justifier pareil positionnement à l’égard de peuples qui entendent eux aussi se délivrer, au risque d’y perdre la vie, de dictatures cyniques et kleptocratiques (Naïr, 2011 ; Alternatives Sud, 2010 ; Halimi, 2011). Positionnement incohérent donc, quoi qu’il advienne de ces révoltes, dont l’aboutissement peut, comme sous d’autres latitudes en effet, échapper à leurs premiers acteurs. La solidarité latino-américaine pour cet élan émancipateur, à l’inverse de l’indifférence ou du mépris, serait d’ailleurs un facteur à même de jouer contre toute récupération néocoloniale.
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