En moins d’une décennie, deux gouvernements élus ont été renversés par l’armée qui n’en était pas à son premier coup d’essai. Depuis la fin de la monarchie absolue en 1932, la Thaïlande a en effet connu dix-neuf putschs dont douze ont abouti. Cette longue tradition interventionniste témoigne de la fragilité d’un processus démocratique inachevé, mais sans qu’elle ne le résume toutefois. Au début des années 1990, la Thaïlande se démarquait des autres pays de la région, au point que des observateurs voyaient dans ce « bon élève », le plus prometteur des « tigres asiatiques », destiné à rattraper – en termes économiques et d’ouverture politique- les têtes de file sud-coréenne et taiwanaise. La promotion de certains attributs, comme la Constitution populaire de1997, représentait un gage de légitimité pour le gouvernement au niveau intérieur, et lui octroyait du même coup les éloges et la reconnaissance sur le plan international.
L’instabilité politique que le pays connaît aujourd’hui lui a fait perdre sa position de leader et son rôle de « moral compass [1] » au sein des pays du Sud-Est asiatique, au point que la situation s’est aujourd’hui complètement inversée. Alors que la Birmanie est sortie des oubliettes en jouant pragmatiquement de son engagement démocratique, la Thaïlande a quant à elle ruiné ses efforts passés en s’enfonçant dans une impasse autoritaire.
A l’origine de la crise
Le renversement du gouvernement de Thaksin Shinawatra en 2006 a été l’élément déclencheur d’une polarisation croissante des dynamiques politiques et de la société thaïlandaise dans son ensemble. Deux factions s’opposent depuis : les « jaunes » qui se composent globalement des élites traditionnelles rassemblées autour du roi, de l’armée et de la nation ; et les « rouges », à l’origine les partisans du Premier ministre déchu, mais dont l’objectif devenu plus large est de bousculer le statu quo traditionnel et d’exiger la refonte de l’espace politique.
Depuis cinquante ans et en dépit d’une parenthèse démocratique plus franche, le pouvoir a été accaparé par un establishment militaro-bureaucratique articulé autour de la figure royale, qui a dominé sans partage la vie politique. Son emprise se comprend au regard de la trajectoire historique de la Thaïlande. Le pays n’a jamais connu le joug colonial, mais n’a jamais connu, non plus, de lutte pour l’indépendance qui lui aurait assuré une « légitimité historique » (Ivanoff, 2010). Dès lors, pour assurer l’« unité » de la nation et garantir leurs intérêts, les dictateurs des années 1960 ont façonné de toutes pièces l’idéologie de la thaïness qui définit « qui est Thaïlandais et ce qui est thaïlandais ». Une sorte de « verrou protecteur » (idem), figeant le pays dans une hiérarchie stricte entre « aîné » et « cadet ».
Ce concept, devenu norme au fil du temps, a récemment été contesté par la majorité discriminée qui s’est révoltée contre la supériorité des habitants aisés de Bangkok qui méprisent les habitants du Nord et du Nord-Est en les qualifiant de « paysans rustres et incultes » ou de « buffles d’eau » qui doivent rester éloignés des réalités de la vie politique (Camroux, 2014). Les critères d’accès et de participation à l’espace politique sont exclusifs et fondés sur l’appartenance sociale et la « qualité » des individus pour l’élite. Sur cette base, la classe moyenne rejette le principe d’« une personne, une voix » et prône le maintien d’une société conservatrice, inégalitaire et antidémocratique.
Un p’tit tour démocratique…et puis s’en va ?
Depuis que le pays a revêtu l’habit démocratique, les élites traditionnelles ont veillé à aménager un « État dans l’État [2] » , préférant au pouvoir des urnes, le principe de la « démocratie limitée » (Mérieau, 2015) [3].
La venue de Thaksin Shinawatra au poste de Premier ministre – au lendemain de la crise asiatique de 1997 – a fondamentalement changé la donne. Outre un virage en termes de politique économique, il a aussi entrepris de faire évoluer l’ancien paysage politique et de bouleverser l’ordre social. Il a gagné en légitimité et obtenu une solide base d’appui en manifestant « son souci d’œuvrer pour le peuple et sa volonté d’apporter une réponse aux demandes de la base » (Chachavalpongpun, 2012). En dépit des critiques et des travers d’un personnage controversé, il a permis l’amélioration des conditions d’existence et l’émergence d’une prise de conscience politique au sein de la majorité qui a survécu à son départ forcé.
Les deux derniers coups d’Etat militaro-judiciaires [4] qui ont évincé Thaksin (le frère) en 2006 et Yingluck (la sœur) en 2014 traduisent un double objectif de la part de l’armée. Il s’agissait tout d’abord d’éloigner – au nom de la lutte anticorruption - la menace que représentait pour la vieille garde le clan Shinawatra. Ensuite, dans la durée, l’armée entendait sauvegarder ses intérêts conservateurs dans une période tourmentée en raison de l’imminence de la succession monarchique.
Au cœur de la crise, la figure du roi
La figure du roi est un élément central dans l’idéologie nationale et source de légitimité pour l’armée, son bras droit. Or la pièce maîtresse de l’édifice national est aujourd’hui vacillante. Le roi Bhumibol Adulyadej est en mauvaise santé et âgé de 88 ans. En outre, son héritier, impopulaire, est considéré par l’élite comme proche de Thaksin. Dès lors, pour préserver sa position, le régime a décidé de produire un nouveau cadre constitutionnel qui garantisse la « résilience du système » (Mérieau, 2015).
Depuis deux ans, la junte – appelée aussi « Conseil national pour la paix et l’ordre » – a renforcé la militarisation et repoussé la perspective d’une transition démocratique [5]. Elle en est à son quatrième projet constitutionnel. La dernière mouture doit être soumise au référendum le 7 août prochain. Si le projet est voté, il assurera le contrôle du sénat par l’armée, autorisera la nomination d’une personne non élue au poste de Premier ministre et intégrera des mécanismes pour évincer un gouvernement élu. Ce texte « ramènerait le pays quarante ans en arrière », estime le politologue Thitinan Pongsudhirak et installerait la junte au pouvoir pour « une période indéfinie [6] ». Une victoire du non ne signifierait toutefois pas un retour effectif de la démocratie. Cela se traduirait dans les faits par le maintien de la Constitution provisoire et la concentration des pouvoirs entre les mains du général Prayuth au détriment de l’intérêt de la majorité. Et dans un cas comme de l’autre, l’armée restera aux commandes…
Un pays mis au pas
Etat fort, autoritarisme, réduction des droits et libertés prennent corps dangereusement : les opposant(e)s sont aujourd’hui poursuivis, les rassemblements politiques et les manifestations sont interdits, les médias (auto)censurés, les disparitions, arrestations et sessions « d’ajustement de comportements » de politicien(ne)s, journalistes et militant(e)s se multiplient. Aucun soulèvement populaire massif – à la manière des mobilisations des chemises rouges – ne semble en préparation en raison, notamment, des faibles marges de manœuvre et de la méfiance à la fois envers les militaires et envers une classe politique partiellement corrompue.
Depuis 2014, les militaires usent aussi démesurément de la loi de lèse-majesté, tirée de l’article 112 du code pénal, pour mettre au pas les dissidents. Diffamation, insulte et menace d’un membre de la famille royale sont punies de lourdes peines d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 30 ans à l’issue de procès à huis clos devant des tribunaux militaires. La longueur des peines, l’application outrancière de la législation et l’élargissement à l’extrême du champ d’application de la loi [7] sont justifiés par les généraux au nom de la défense de l’institution royale, témoignant une nouvelle fois du rôle clé joué par la monarchie dans le dispositif mis en place par le régime.
En dépit des signaux d’alerte lancés par la société civile, la communauté internationale reste silencieuse et immobile face aux dérives d’une dictature qui ne dit pas son nom. Ni les membres de l’ASEAN, ni les Etats-Unis ne semblent enclins à durcir le ton. L’Europe, troisième partenaire commercial et deuxième plus gros investisseur dans le pays, a tenté d’infléchir l’attitude des généraux par des actions diplomatiques et des mesures punitives, une motion [8] du parlement européen a aussi récemment condamné les abus répétés du régime. Mais devant l’inertie de la junte et les sombres perspectives, des voix s’élèvent pour réclamer l’imposition de sanctions. [9]
De telles mesures semblent a priori se justifier et pourraient contraindre la junte à planifier des élections afin de rétablir une gouvernance démocratique. Le risque est toutefois que cette démocratie demeure faible et « encadrée » par - et pour - l’armée. Au regard des expériences passées, ce n’est pas tant la tenue d’élections que le respect des résultats qui a posé problème. Au cours des trois derniers scrutins (2001, 2007, 2011), le parti lié à Thaksin est chaque fois sorti vainqueur, mais les gouvernements légitimes ont systématiquement été évincés à la suite d’un coup d’Etat, témoignant de la faiblesse du système politique et de la prévalence de la violence dans la résolution des conflits. Le retour de la démocratie est réclamé par une majorité de Thaïlandais, mais la seule tenue d’élection ne permettra pas de sortir le pays de la « crise » politique…