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Thaïlande : déchirure dans le camp des mouvements sociaux

Les manifestations anti-Thaksin et le coup d’État qui les a suivies ont semé la confusion dans le camp des mouvements sociaux. Certains ont appuyé le renversement d’un premier ministre jugé « antidémocratique », tandis que d’autres l’ont condamné au nom du respect des principes démocratiques. Un an après le coup, cette ligne de fracture est toujours bien présente.

Durant les années 1990, la Thaïlande a été le théâtre d’un nouveau cycle de mobilisation, dans lequel les paysans du Nord-Est ont joué un rôle de premier plan. La croissance économique des années 1980 avait entraîné une multiplication des conflits autour des ressources naturelles entre paysans d’une part, secteur économique et État de l’autre. En 1991, les militaires se mirent à expulser de force les paysans vivant dans les « réserves forestières dégradées » pour laisser le champ libre à une reforestation commerciale de ces zones. Les paysans affectés réagirent en se mobilisant par milliers pour forcer le gouvernement à renoncer à ses plans. La pression fut telle qu’en juillet 1992, le gouvernement finit par interdire les expulsions. Ce qui ne suffit cependant pas à mettre un terme au mouvement : à Bangkok comme dans les provinces, les mobilisations de masse se poursuivirent jusqu’à la fin des années 1990 (Somchai, 2006).

L’arrivée au pouvoir de Thaksin suite à son écrasante victoire aux élections de 2001 changea la donne. Face à un premier ministre aussi populaire, les organisations sociales eurent de plus en plus de mal à mobiliser. Aucune des manifestations réalisées entre 2001 et 2005 ne soutient d’ailleurs la comparaison avec les mobilisations des années 1990. Pour certains militants, défier Thaksin était de l’ordre de la mission impossible. Mais en février 2006, l’impensable devint réalité : Bangkok fut secoué par une succession de manifestations contre le premier ministre. Elles débouchèrent en septembre de la même année sur un coup d’État qui mit fin à l’ère Thaksin.

Pouvoir ambivalent et manifestations anti-Thaksin

Les activités des mouvements sociaux dépendent de ce que Sidney Tarrow a baptisé « les opportunités politiques ». Ces dernières consistent en cinq dimensions : le degré d’ouverture du système politique, l’instabilité des alignements politiques, la présence d’alliés influents, les divisions à l’intérieur de l’élite et le déclin des capacités de l’Etat (Tarrow, 1999). Dans le cas thaïlandais, on observe que la résurgence de l’activité protestataire en mars 2006 s’est produite sur fond de conflit entre les élites, principalement entre Thaksin et les « réseaux de la monarchie » (monarchy network) (McCargo, 2005).

Ce conflit intra-élite a éclaté au grand jour en septembre 2005, lorsque Sondhi Limthongkul, lui-même ancien allié de Thaksin, commença sa campagne anti-Thaksin. Le premier ministre mit de l’eau au moulin de ses détracteurs le 23 janvier 2006, en vendant les 49,6% des parts qu’il détenait dans Shin Corporation à Temasek Holdings (société d’investissement de Singapour), sans payer la moindre taxe sur les 1,88 milliard de dollars que l’opération rapporta à sa famille. La découverte de cette fraude causa une indignation telle que le 4 février 2006, des dizaines de milliers d’habitants de Bangkok rejoignirent les mobilisations anti-Thaksin. Quatre jours plus tard, les leaders de la contestation fondaient la People’s Alliance for Democracy (PAD), une coalition inattendue regroupant à la fois des conservateurs royalistes et des activistes radicaux des mouvements sociaux.

Cette alliance contre-nature entre la droite et la gauche au sein du PAD reflète la nature contradictoire des politiques menées par Thaksin : « un mélange de néolibéralisme agressif et de capitalisme de copinage, de contre-réformisme absolutiste et de populisme social, dans le but de transformer radicalement la configuration des rapports de pouvoir et l’allocation des ressources » (Kasian, 2006). La mise en œuvre de ces politiques suscita une opposition hostile, tant dans les rangs de l’élite (le Palais, l’armée, la bureaucratie et les milieux d’affaires exclus du système de patronage de Thaksin) que dans ceux des mouvements sociaux à la base.

Notons toutefois qu’avant les élections de 2001, certains mouvements sociaux entretenaient d’assez bonnes relations avec Thaksin (Pasuk et Baker, 2004). Dès le jour de son entrée en fonction, le premier ministre avait d’ailleurs promis de résoudre les problèmes dénoncés par les mouvements populaires. D’après Simpson, « l’action de Thaksin a produit une impression favorable auprès des mouvements, qui ont vu en lui un politicien différent, ayant une approche nouvelle et conciliatrice vis-à-vis des activistes  » (Simpson, 2005, 8). Mais, comme l’on bien montré Pasuk et Baker, la sympathie affichée par Thaksin à l’égard des protestations paysannes « était entièrement tactique. Son programme réel visait à supprimer les manifestations rurales et les organisations à leur tête » (2004).

Une fois son pouvoir politique établi, Thaksin changea progressivement d’attitude vis-à-vis des mouvements sociaux. Début 2002, le gouvernement tenta de discréditer les ONG en les reliant au crime organisé, sur base d’une obscure enquête réalisée par le Money Laundering Office (Simpson, 2005). Par ailleurs, les autorités eurent de plus en plus souvent recours à la violence contre les mobilisations paysannes. Le 5 décembre 2002 par exemple, le campement des villageois de Pak Moon Dam installé près des bâtiments gouvernementaux fut attaqué et dévasté. Dix jours plus tard, une quarantaine d’hommes cagoulés attaquaient le village de Pak Moon Dam lui-même, situé près du barrage de Ubon Ratchathani, et détruisaient plus de 250 habitations [1].

Malgré leur indignation face aux agressions de Thaksin, les mouvements sociaux ne se sentaient pas assez forts pour lancer une contre-offensive. En effet, Thaksin était un premier ministre d’autant plus puissant que ses politiques populistes étaient très populaires parmi les paysans et les couches urbaines défavorisées. L’effet le plus négatif des mesures populistes de Thaksin a été d’éloigner les masses de l’action collective. Beaucoup ont commencé à considérer que les mobilisations n’étaient plus nécessaires, car Thaksin allait les aider à vaincre leurs difficultés (Somchai, 2007).

C’est le conflit intra-élite qui a donné aux mouvements sociaux l’opportunité de relancer l’offensive contre ce formidable adversaire. Ils n’ont cependant pas sauté tout de suite dans le wagon anti-Thaksin. D’après un militant, les chefs militaires avaient déjà cherché à persuader les mouvements populaires de participer au renversement de Thaksin bien avant le début de la campagne à Bangkok. Ce n’est qu’après un an d’hésitation, en février 2006, que certains mouvements franchirent le pas et se joignirent au PAD.

Deux mouvements sociaux majeurs sont cependant restés à l’écart de la campagne anti-Thaksin : la Small Scale Farmers’Assembly (SSFA – l’Assemblée des petits agriculteurs) et l’Assembly of the Poor (l’Assemblée des pauvres), le premier motivant son refus par le fait qu’il n’avait rien à faire dans un conflit entre élites, le second refusant d’accepter le principe d’une intervention royaliste.

Etant donné la nature hétérogène du PAD, ses membres ne s’entendaient que sur une revendication commune – le départ de Thaksin –, au-delà de laquelle les divergences se manifestaient. La revendication de la restauration des prérogatives royales et la référence à l’article 7 de la Constitution de 1997 étaient les principaux points de friction entre les membres du PAD. Ces exigences, avancées par les conservateurs, finirent par être une source de conflit au sein même des mouvements sociaux, les uns les soutenant dans un but tactique, les autres les rejetant car elles contrevenaient aux principes démocratiques. Mais à mesure que la protestation prenait de l’ampleur, la proposition d’intervention royale gagna en popularité. En effet, malgré les centaines de milliers de personnes défilant dans les rues à l’appel du PAD, Thaksin semblait bien décidé à ne pas lâcher prise. Aussi les militants des mouvements sociaux opposés à l’origine à l’idée d’une intervention royale finirent-ils progressivement par se ranger à cet avis.

Mouvements sociaux et coup d’État du 19 septembre

La campagne anti-Thaksin faisait partie d’un plan plus large des cercles militaire et royaliste visant à démettre le président. Elle a ouvert la voie au coup d’État militaire du 19 septembre 2006. Ce renversement, salué d’une seule voix par les représentants de l’establishment au sein du PAD, suscita des réactions contrastées parmi les mouvements sociaux. Certains militants l’ont vu comme un mal nécessaire pour restaurer la démocratie, estimant que celle-ci avait de toute façon disparu sous Thaksin. D’autres, au contraire, ont considéré qu’il s’agissait d’un sérieux revers pour la démocratie thaïe et l’ont immédiatement condamné (Fa Diao Kan, 2007).

Cette ligne de fracture entre activistes s’est à nouveau manifestée dans les prises de position vis-à-vis du projet de constitution de 2007. Ce projet a été rédigé par l’Assemblée constituante mise en place par les auteurs du coup d’État et soumise à référendum le 19 août 2007. Les militants qui avaient soutenu le renversement de Thaksin ont surtout vu dans ce projet un moyen d’empêcher le retour du premier ministre déposé, tandis que les opposants au coup ont estimé qu’une constitution imposée par la force des armes n’avait aucune légitimité. Ces derniers ont donc lancé une campagne contre l’approbation du projet. Mais leurs efforts ont été vains : le « oui » a fini par l’emporter avec 57,8% des voix.

Conclusion

Les années 2006 et 2007 constituent donc une période hors du commun pour les mouvements sociaux thaïlandais. D’abord ils ont intégré une coalition aux côtés de leurs adversaires royalistes et militaires, avec lesquels ils n’avaient pourtant cessé de croiser le fer depuis les années 1970. Ensuite ils ont, sans le vouloir, aidé ces mêmes secteurs à commettre un coup d’État contre un premier ministre élu démocratiquement. Un véritable retournement de situation par rapport aux années 1970-1990, lorsqu’ils luttaient contre les dictatures militaires et cherchaient à instaurer la démocratie. Enfin, pour la première fois, des divergences de vue sont apparues au sein des mouvements sociaux sur l’attitude à adopter face au coup d’État militaire.

Bibliographie

Fa Diao Kan (2007), The 19 September Coup : The Coup in the Name of the Democratic
System with the King as Head of State, Bangkok, Fa Diao Kan.

Kasian Tejapira (2006), « Toppling Thaksin », New Left Review, mai-juin.

McCargo D. (2005), « Network Monarchy and Legitimacy Crises in Thailand »,
Pacific Review, December : 499-519.

Pasuk Phongpaichit and Chris Baker (2004), Thaksin : the Business of Politics in
Thailand, Danemark, NIAS.

Simpson, Adam (2005) « Green NGOs and Authoritarian Regimes : The Perils of
Environmental Activism in Thaksin’s Thailand », Griffith Journal of the
Environment, juin.

Somchai Phatharathananunth (2006), Civil Society and Democratization :
Social Movements in Northeast Thailand, Danemark, NIAS.

Somchai Phatharathananunth (2007), « Isan Farmers’ Movements Under Thaksin », papier presenté au colloque « The Thai Coup d’état and Post-Authoritarian Southeast Asia : The Shifting Balance of Social Powers », Kyoto, Japon, 12 et 13 mars.

Tarrow S. (1999), Power in Movement, Cambridge, Cambridge University Press.


Notes

[1The Nation, 16 décembre 2002


P.-S.

Traduction de l’anglais : Laurent Delcourt.

Etat des résistances dans le Sud - 2008

Cet article a été publié dans notre publication trimestrielle Alternatives Sud

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