Le state building est depuis quelques années une modalité majeure de l’action des puissances occidentales à la périphérie du système international. Après avoir longtemps appelé au recul ou au rétrécissement des États (rolling back/downsizing the state), la communauté internationale se pose dorénavant en architecte de leur reconstruction. A ce titre, des bataillons d’experts internationaux s’activent « sur le terrain » à renforcer ou réformer les institutions - forces de l’ordre et armées, processus électoraux, institutions politiques, tribunaux, administrations, société civile… - destinées à composer un nouveau type d’État, « démocratique, responsable et efficient ».
Si les caractéristiques communes des contextes dans lesquels le state building est mobilisé s’imposent de prime abord - déliquescence des États, déchirements ethno-religieux, violences multiformes, pauvreté extrême -, il s’agit de ne pas occulter la relative diversité des configurations en jeu, notamment sous l’angle du type de rapports entre « locaux » et intervenants. Dans le contexte des environnements post-conflit caractérisés par l’instabilité, la « (re-)construction des institutions étatiques » est progressivement devenue le volet « civil » des opérations onusiennes de maintien de la paix, validées par le Conseil de sécurité et éventuellement prévues dans les accords de paix signés par les ex-belligérants (Cambodge, Liberia, République démocratique du Congo, etc.).
Mais l’impératif du state building a également été mobilisé dans les situations de vide politico-administratif créées suite au renversement de régimes par des coalitions occidentales, comme en Irak et en Afghanistan. Les tâches de « remise en route » de l’État y ont été alors assumées par des puissances occupantes, États-Unis en tête, graduellement relayées par l’appareil de ONU. L’émancipation tortueuse de nouvelles nations, dans la foulée de conflits sécessionnistes de longue durée, comme au Timor oriental et au Soudan du Sud, fournit un autre type de contexte ayant justifié le déploiement de ce type d’ingénierie institutionnelle par des agents internationaux. Dans un sens plus large, le state building est depuis quelques années un axe de travail majeur des agences d’aide dans les dizaines d’États considérés comme « fragiles » ou « défaillants » par les organismes internationaux.
Déliquescence des États
Par delà les usages politiques multiples dont elle est l’objet sur la scène internationale, la déliquescence d’un grand nombre d’États au Sud est d’abord une réalité historique. Ce processus de dégradation a plusieurs sources. Il commence avec la crise économique violente
qui touche une majorité de pays, suite à la chute des prix des matières premières sur les marchés internationaux au tournant des années 1970-1980. Dans un contexte de baisse des rentrées fiscales, le renchérissement concomitant des crédits internationaux et la poursuite de dépenses pharaoniques par les élites au pouvoir mettent progressivement ces États fortement endettés dans une situation de crise budgétaire inextricable. Ils sont un à un amenés à se soumettre à des programmes d’ajustement structurel qui se traduisent par une réduction drastique de leurs dépenses publiques.
Dans un certain nombre d’États, à commencer par les États africains, les conséquences en chaîne du couple crise économique-ajustement structurel ont des effets proprement déstructurants sur les institutions nationales. Le sous-financement dramatique des administrations publiques, en particulier, se traduit par un effondrement des budgets de fonctionnement, des salaires et de la motivation des fonctionnaires, compromettant leur capacité à concevoir et mener des politiques publiques essentielles en matière de développement – santé, éducation, soutien à l’agriculture, hydraulique, service de statistiques, etc.
L’augmentation des montants d’aide extérieure durant les années 1980 amortit partiellement l’effondrement de la rente des exportations. Mais ces transferts financiers ne freinent pas le mouvement de dégradation des structures publiques. Car les dirigeants comme les bailleurs instrumentalisent l’aide au bénéfice de priorités autres : les premiers s’efforcent de maintenir la stabilité politique à travers la satisfaction de leurs réseaux de clientèle et l’achat des contre-élites potentielles ; les seconds, qui ferment les yeux sur ce qui précède au nom d’alliances géopolitiques, visent avant tout à maximiser l’impact de « leurs » projets, qu’ils conçoivent comme des « îlots de professionnalisme », en plaçant leurs assistants techniques au sein des ministères ou en débauchant les cadres nationaux les plus compétents (van de Walle et Johnston, 1999 ; Olivier de Sardan, 2000).
Au tournant des années 1990, la fin de la guerre froide et la marginalisation géopolitique de l’Afrique rompent les derniers mécanismes de stabilisation politique internes : les chefs d’État perdent dans un même mouvement leur légitimité externe, vecteur essentiel de reconnaissance interne et les appuis financiers sans conditions (la rente stratégique) dont la redistribution permettait le contrôle de la vie politique nationale et le maintien d’une souveraineté territoriale des institutions centrales. Dans les régions les plus isolées - géographiquement ou politiquement -, la présence de l’État, déjà limitée et peu efficace, devient purement symbolique. Ce retrait exacerbe les loyautés « localistes », « ethnicistes », « claniques » ou « religieuses » et les concurrences politiques internes de tous ordres, facteurs de tensions violentes et de fragmentation des espaces nationaux. Les conditions d’une prolifération des guerres civiles et de la mise en coupe réglée de pans entiers des territoires par les « seigneurs de guerre » sont réunies.
Cette dislocation des États et des sociétés n’est pas un effet mécanique de leur sécheresse financière. Elle résulte également de stratégies actives d’adaptation de la part de régimes ayant renoncé à tout programme autre que la seule reproduction du pouvoir personnel du leader. Des processus de « déconstruction nationale » et d’organisation du chaos se retrouvent dans nombre de pays africains bien sûr, mais aussi à Haïti ou dans l’Irak des années 1990, où l’insécurisation et la destruction des liens sociaux ont été délibérément programmées, « la principale source de stabilité du régime, en dehors de ses capacités coercitives » étant justement « cette absence de lendemain, sorte de repoussoir du chaos à venir, à la fois entretenu et tenu a distance par le pouvoir » (Harling, 2007).
Au croisement de trois agendas internationaux
Le spectacle des États à la dérive n’a pas automatiquement converti le state building en problématique de premier plan au sein de la communauté internationale. La montée en puissance du thème sera progressive et dérivera d’une série de réévaluations en matière de doctrine et de priorités au sein des instances gouvernementales du Nord. Trois agendas internationaux vont parallèlement et conjointement y contribuer : l’agenda du maintien de la paix, celui de la lutte contre la pauvreté et celui de la lutte contre le terrorisme.
L’enjeu du state building apparaît pour la première fois explicitement dans l’ « Agenda pour la paix » formulé en 1992 par Boutros Boutros Gali, en vue de redéfinir les missions de l’ONU dans le contexte de l’après-guerre froide et du nouvel ordre mondial décrété par Georges Bush père deux ans plus tôt. Dans le nouveau contexte stratégique qui voit les conflits armés internes prendre le pas sur les conflits inter-étatiques, une nouvelle génération d’opérations de paix est annoncée, « multidimensionnelles », « exhaustives », assorties d’un volet « consolidation de la paix » renforcé et centré sur la réhabilitation des États effondrés.
Outre le déminage, le désarmement des adversaires et la formation du personnel de sécurité, l’organisation des élections, le nouvel interventionnisme ambitionne de « mettre en place de nouvelles institutions démocratiques », un rapport évident étant posé entre la « saine conduite des affaires publiques » et l’instauration d’une paix et d’une sécurité « véritables » (Nations unies, 1992). Plus globalement, le maintien de la paix suppose la construction d’institutions démocratiques, d’un État de droit garantissant les libertés individuelles, d’une société civile indépendante, d’une économie de marché - un « projet » bientôt synthétisé par l’expression de « paix libérale » (liberal peace). Il exige parallèlement d’attaquer les « causes profondes » des conflits, notamment sociales et culturelles, en réagençant les rapports entre communautés. Le state building s’inscrit donc dans une entreprise ambitieuse de refonte des nations (nation building) et des rapports sociaux (social engeneering) sur le modèle occidental.
Le déploiement de cet agenda sera cependant graduel. Si l’Autorité provisoire des Nations unies au Cambodge (APRONUC), mise en place dès 1992, dispose de moyens considérables et d’un mandat élargi – notamment en matière d’organisation des élections et de supervision de nombreuses politiques publiques –, sa durée est courte et ses résultats superficiels (Caplan et Pouligny, 2005). Les interventions « humanitaires » en Somalie (1992-1995) et au Rwanda (1993-1996) ou « démocratiques » en Haïti (1994-2000) ne parviennent pas à imposer la paix et la sécurité, a fortiori à les « consolider ». Il faudra attendre la mise en place des administrations provisoires internationales au Kosovo (1999), puis au Timor oriental (1999), pour que l’arsenal onusien du state building puisse être pleinement mis à l’épreuve.
L’objectif international de la reconstruction des États trouve une deuxième justification dans le changement de paradigme en matière de développement qui s’opère à la fin des années 1990. Les « nouvelles stratégies internationales de lutte contre la pauvreté » constatent l’échec du consensus de Washington et des stratégies de croissance fondées sur le simple retrait de l’État. Une certaine dose d’État est finalement jugée nécessaire pour fournir un cadre juridique et fiscal permettant de « faire des affaires », et pour mettre en œuvre des politiques sociales ciblées permettant d’amortir les effets de l’ajustement. Mais cet État doit être réformé pour répondre aux exigences de la « bonne gouvernance », du professionnalisme bureaucratique et de la « gestion axée sur les résultats » (Bezes, 2007).
Dans ce nouveau registre, la réhabilitation de l’État comme acteur du développement s’exprime dans les termes ambigus de l’ownership. « C’est aux pays et à leur gouvernement d’être dans le siège du pilote », déclare le président de la Banque mondiale (Wolfensohn, 1998). L’avènement des « Documents de stratégies de lutte contre la pauvreté » (DRSP) au tournant du millénaire, puis les Déclarations de Monterrey (2002) et de Paris (2005) entérinent ce changement des rôles : les gouvernements bénéficiaires élisent leurs priorités de développement, les agences d’aide les soutiennent en ce sens en les finançant directement (aide budgétaire), en accompagnant le processus de renforcement et de réforme de leurs appareils administratifs (capacity building) et en leur « suggérant » les bonnes politiques à suivre (Raffinot, 2009).
Enfin, le state building reçoit une impulsion décisive dans le cadre du virage doctrinal de l’après-11 septembre 2001, qui place les « États faillis » au cœur des politiques de défense des pays industrialisés. Pour George Bush Junior, l’Amérique est dorénavant moins menacée par des États conquérants que par des États faillis. Les leading thinkers en matière de politique étrangère lui emboîtent le pas, Francis Fukuyama en tête (2004). De problème lointain à caractère humanitaire, la faillite des États devient un problème immédiat de sécurité collective : il s’agit donc de recentrer l’attention et les ressources militaires, diplomatiques et civiles sur des pays dont la dérive a trop longtemps été envisagée sous le seul angle moral (Stewart, 2006). L’entraînement et l’équipement des forces de sécurité nationales visant à assurer un contrôle effectif des frontières dans les zones les plus poreuses (notamment dans le Sahara) s’impose comme nouvelle priorité du Pentagone.
Le nouveau paradigme sécuritaire, que l’ensemble des pays occidentaux et des organisations internationales s’approprient à des degrés divers, n’envisage pas seulement les États faillis comme des havres potentiels pour les activités terroristes. Ils sont aussi considérés comme les foyers d’une série de « menaces transnationales majeures » susceptibles de toucher le premier monde : pandémies, réseaux criminels, prolifération des armes non conventionnelles, dégradations environnementales, migrations incontrôlées, ruptures de l’approvisionnement énergétique. Le développement, à la même époque, de la piraterie somalienne sur la première route pétrolière confirme le potentiel de nuisance des territoires trop longtemps livrés à l’anarchie.
Car la pauvreté est considérée (avec le fondamentalisme...) comme le terreau sur lequel germent ces nouvelles menaces, les agences d’aide sont bientôt considérées comme des acteurs de premier plan du nouveau dispositif sécuritaire. D’autant qu’elles sont de plus en plus perçues comme des « postes avancés » au sein des zones instables. En contraste avec la philosophie méritocratique des années 1990 (« les pays les ’mieux gouvernés’ reçoivent plus »), des ressources considérables sont progressivement affectées aux programmes de capacity building visant les États défaillants, en vue de les remettre en état de contrôler effectivement leur territoire.
Souveraineté « fonctionnelle » et internationalisation des États
Pour mémoire, le principe de « non ingérence dans les affaires intérieures » au fondement de la Charte des Nations unies a déjà connu une forte relativisation durant les années 1990, avec la montée en puissance de la doctrine du droit d’ingérence « humanitaire ». L’idée suivant laquelle le droit des États à la souveraineté doit s’effacer lorsque les droits humains sont menacés à grande échelle a gagné du terrain au fil des interventions au Kurdistan irakien, en Somalie, au Rwanda, au Kosovo…
La reconsidération du principe de souveraineté étatique franchit une étape décisive au début des années 2000, sous la double influence de l’agenda du « droit d’ingérence humanitaire » et des nouvelles préoccupations sécuritaires autour des failed states. Dans le rapport Sahnoun sur la « responsabilité de protéger » (CIISE, 2001) comme dans les discours de l’ex-secrétaire d’État Condoleeza Rice (2008), un retournement sémantique s’opère : la souveraineté étatique n’est plus considérée comme un droit de chaque État à gérer ses affaires indépendamment, mais comme un devoir, celui d’assumer une série de « responsabilités » vis-à-vis de ses citoyens (en fournissant une série de biens publics, à commencer par la sécurité « humaine ») et vis-à-vis des autres États (en évitant le développement sur son territoire de phénomènes tels que le terrorisme ou le trafic d’armes, qui ont des répercussions négatives ailleurs - « spillover effect »).
L’incapacité ou la non-volonté d’assumer cette souveraineté « fonctionnelle » donne le droit à la communauté internationale de passer outre la souveraineté « formelle » des États et d’intervenir dans leur juridiction, en vue de reconstruire des institutions démocratiques capables de remplir ces fonctions. Dans cet ordre d’idée, la mise en place d’administrations internationales destinées à remplir provisoirement les fonctions étatiques de base tout en menant parallèlement une entreprise de state building, à l’instar de l’UNTAET . [1] au Timor, de l’UNMIK [2] au Kosovo ou de la CPA [3] en Irak, est de plus en plus envisagée comme une modalité idéale de gestion des zones jugées « non gouvernées ». A l’instar de la proposition de « mise sous tutelle internationale » de Haïti, avancée un temps par certains diplomates au lendemain du séisme de janvier 2010 avant d’être rejetée du fait de l’hostilité prévisible de la société haïtienne à l’idée d’un gouvernement étranger (Hurbon, 2010).
Car le nouveau complexe humanitaro-sécuritaire poussé par les pays occidentaux ne suscite pas l’engouement des décideurs et des opinions publiques au Sud. En témoigne l’âpreté des débats au sein de l’ONU autour des thèmes des « États faillis » et de la « responsabilité de protéger », sur lesquels un clivage Nord-Sud s’est clairement dessiné et s’est même accentué suite à l’intervention occidentale en Libye. Faut-il s’en étonner ? D’une part les principes de souveraineté nationale et de non-ingérence, considérés comme des conquêtes des luttes de libération, demeurent l’objet d’une forte valorisation collective . [4] au Sud, d’autre part les conditions institutionnelles et géopolitiques d’une application non-sélective de cet interventionnisme ne sont manifestement pas rassemblées : Benghazi « oui », Gaza ou Grozny « non ». A juste titre, et bien que cet argument soit récupéré par des potentats locaux pour se relégitimer, le soupçon d’un dessein de type néo-impérial est donc fortement répandu au Sud.
Pour autant, et au-delà des postures souverainistes dans les enceintes internationales, le processus d’internationalisation « de fait » des États les plus dépendants de l’aide est aujourd’hui extrêmement avancé. Réservées aux seules politiques macroéconomiques durant les années 1980, les conditionnalités imposées par les institutions financières se sont progressivement étendues à la démocratie, à la bonne gouvernance, aux politiques sociales, à la gestion administrative, aux droits de l’homme et dernièrement à la sécurité et à l’environnement. Les modalités d’aide budgétaire « légitiment » en outre un droit de regard accru des bailleurs de fonds sur la gestion administrative et financière (avec notamment un recours à la « double signature ») et impliquent un dialogue politique de plus en plus serré sur le fonctionnement des institutions comme sur l’ensemble des politiques publiques.
Le state building à l’œuvre : un projet failli
Le moins que l’on puisse dire est que les activités menées au nom du state building ces dix dernières années n’ont pas donné les résultats escomptés. Passons sur les débâcles d’Irak et d’Afghanistan. Que l’on porte son regard vers le Timor oriental, la République démocratique du Congo, le Cambodge, Haïti, le Liberia, aucun des pays où la (re-)construction des institutions a été portée à bout de bras par des intervenants extérieurs ne présente de signe de progrès durable en matière de démocratie, de transparence administrative, de développement socio-économique, ou de sécurité intérieure. L’inverse est même vrai pour plusieurs d’entre eux. Cet aveu d’échec est d’ailleurs partagé par les avocats du state building, à l’instar de Francis Fukuyama, cité par David Chandler dans ce numéro, qui reconnaissait en 2004 que, jusqu’à ce moment-là du moins, « les initiatives prises dans le domaine du state building ont fait plus pour détruire les capacités des institutions étatiques que pour les construire » (2004).
À un premier niveau d’analyse, cet échec global n’est pas une surprise. La sociologie historique nous enseigne que la formation des États démocratiques occidentaux est le résultat d’une succession complexe de processus de centralisation du pouvoir (de la violence légitime, de la fiscalité) et de mouvements sociaux débouchant sur des compromis collectifs et l’institutionnalisation de contre-pouvoirs et de droits citoyens (la « civilianisation » de l’État). Bref, elle résulte d’une « fabrique sociale » qui ne se décrète pas. La formation « accélérée » de ce type de compromis sociopolitique est donc une gageure, a fortiori quand elle a pour théâtre des sociétés meurtries par des années de guerre civile, dominées par un climat de méfiance généralisée et accoutumées au recours à la violence comme mode de régulation des conflits d’intérêts.
De là à estimer que les difficultés rencontrées par les state builders dérivent entièrement de la culture locale, de l’héritage de la période antérieure (dixit Paul Bremer à propos du chaos irakien) ou, comme cet ambassadeur états-unien face à la flambée de violence de 2006 au Timor oriental, que « les problèmes sont entièrement des problèmes timorais », il y a un pas qu’on se gardera bien de franchir. Loin de contribuer à la création des conditions sociales et politiques favorables au développement institutionnel local, le volontarisme des interventions internationales a le plus souvent eu pour effet non désiré de renforcer les obstacles préexistants, voire à en créer de nouveaux.
Ces contre-performances s’expliquent d’abord du fait de l’ambition des programmes de state building : ceux-ci ne visent pas tant à « reconstruire » des institutions détruites ou affaiblies qu’à « repartir de zéro », à redessiner l’environnement institutionnel et politique existant pour le conformer aux « bonnes pratiques internationales » en matière de gouvernance et de développement économique (Suhrke, 2007). Or les travaux sur les processus d’import-export institutionnel ont bien démontré que le transfert de modèles occidentaux dans le reste du monde a historiquement été le produit des stratégies d’importateurs locaux qui cherchaient par là à renforcer leur pouvoir. Et que les résultats de ces transferts - entre adoption, rejet, détournement et dysfonctionnements divers du produit importé - ont été hautement dépendants des données culturelles et historiques des sociétés réceptrices (Badie, 1992).
Dans les cas qui nous intéressent, les obstacles à la greffe institutionnelle sont d’autant plus grands qu’elle est d’abord et avant tout le résultat d’une stratégie d’exportation et que les principes, règles et techniques sont généralement peu sensibles aux spécificités locales. Bien sûr, les exportateurs n’ont de cesse de favoriser l’émergence d’une classe d’importateurs capables d’endosser leur entreprise de transfert institutionnel, mais celui-ci étant présenté comme un tout non négociable, l’adhésion des élites locales s’avère le plus souvent superficielle et passagère. L’impulsion externe des transformations est d’autant plus suspecte et vécue sur le mode de l’imposition dans les contextes post-conflit, où elle se présente comme le prolongement civil d’une présence militaire étrangère.
Logiquement, le dénigrement plus ou moins explicite des modes d’organisation et des codes locaux au profit de « standards » jugés universellement valides, « car ils ont fait leurs preuves ailleurs », ne s’est pas traduit par l’appropriation mais, suivant les contextes et les marges de manoeuvre des récepteurs, par la résistance, l’indifférence ou l’adhésion de façade. Dans plusieurs cas, l’insensibilité des intervenants aux effets sociaux et politiques de leurs mesures a pu contribuer à la remise en cause de fragiles équilibres entre forces politiques, au retour de la violence et à la création de nouveaux clivages (Irak). Ailleurs, les réformes au nom du state ou du capacity building n’étant généralement que la dernière génération d’une succession de réformes, « les stratégies des acteurs (…) se positionnent non pas vis-à-vis des réformes mais par rapport aux nouvelles opportunités de captation qui pourraient en naître » (Darbon, 2003).
Du reste, l’engagement des « majorités passives » dans les cadres proposés est d’autant plus illusoire qu’elles constatent au quotidien l’écart entre les promesses, en matière de services publics, d’emplois et de sécurité en particulier, et leur concrétisation, ainsi que l’écart entre les valeurs promues et la realpolitik suivie par les intervenants. Quelle valeur accorder au discours sur les droits de l’homme après Abu Ghraib ? A celui sur la transparence, face au soutien occidental à un gouvernement afghan connecté au trafic de drogue et gangrené par la corruption ? A celui sur la démocratie et la participation lorsque les forces de la Minustah répriment les manifestations de la société civile haïtienne ? Comment imaginer qu’un contrat social puisse être reconstruit entre une population laissée à elle-même et un État en voie de reconstruction prioritairement tourné vers la satisfaction des objectifs économiques (contrats de reconstruction, accès aux ressources naturelles) et sécuritaires (contrôle des frontières, protection des élites) de ses soutiens extérieurs ?
Pour une « endogénéisation » du state building
Les dynamiques de transformation sociopolitique et socio-économique enclenchées depuis une dizaine d’années par les gouvernements progressistes de l’Amérique du Sud et, depuis 2011, dans une partie du monde arabe offrent un contraste saisissant avec les processus que nous venons d’évoquer. Bien sûr ces dynamiques sont inégales, incertaines, sous tension à bien des égards, mais à la différence des institutions portées à bout de bras par les intervenants étrangers en Haïti, en Afghanistan ou au Timor, elles sont le résultat de mouvements sociaux, culturels et politiques endogènes qui leur confèrent un haut degré de légitimité interne et garantissent leur correspondance avec la réalité des rapports sociaux et des systèmes normatifs locaux.
A l’opposé des postulats de la « diplomatie transformationnelle », les moyens d’action des intervenants extérieurs sont extrêmement limités en termes d’appui à ces processus endogènes. En matière de renforcement, de reconstruction ou de démocratisation des États, ces vingt dernières années nous enseignent même que « l’enfer est pavé de bonnes intentions » : plus les donateurs et leurs assistants techniques se sont impliqués dans la reconfiguration des systèmes institutionnels et politiques locaux, plus ils ont renforcé les phénomènes d’éviction, de dépendance et d’opportunisme qui sapent l’efficacité et la responsabilisation démocratique de ces institutions. Le texte d’Astri Suhrke sur l’Afghanistan en offre une illustration particulièrement éloquente dans ce numéro.
Est-ce à dire que la communauté internationale devrait rester les bras croisés ? Certes non, mais les principes qui guident son action doivent être entièrement repensés, en vue de limiter ses interférences problématiques avec les processus sociopolitiques internes des pays concernés. Dans cet esprit, comme le suggèrent Alejandro Bendaña et David Sogge dans leurs contributions, le meilleur service que la communauté internationale puisse rendre à ces États serait de s’attaquer aux faiblesses de la gouvernance économique et financière internationale qui contribuent à leur déstabilisation – mesures de libéralisation et de privatisation imposées, instabilité du prix des matières premières liée à la spéculation, opacité des circuits financiers internationaux, complaisance vis-à-vis des entreprises extractives hautement corruptrices….
Nous l’avons vu, l’investissement occidental croissant dans les activités de state building procède d’une évolution doctrinale de fond, qui prête de nouvelles utilités aux États périphériques dans la mondialisation : le maintien de la paix et de la sécurité humaine, la lutte contre la pauvreté et surtout la mise en œuvre d’un contrôle territorial visant à contenir les « pathologies sociales » dont les externalités négatives ne connaissent pas de frontières.
Les échecs, plus ou moins patents, des efforts sur le terrain reflètent en dernière instance l’existence d’une contradiction majeure, au cœur du projet, entre l’objectif d’appropriation locale, par les populations donc, de ces institutions et celui d’appropriation, par ces mêmes institutions, des modèles institutionnels et objectifs politiques de leurs parrains internationaux.
L’émergence de mouvements sociopolitiques endogènes suffisamment forts pour enrayer les mécanismes de l’extraversion est la clé de la reconstruction effective et démocratique des États.
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