Si les sports « modernes » trouvent leur origine au 19e siècle en Europe, et tout particulièrement dans l’Angleterre victorienne qui voit la codification de certains jeux traditionnels, l’uniformisation de leurs règles et la naissance des premières sociétés sportives, ils ne prennent réellement leur essor qu’à partir des années 1930 et, bien plus encore, après la Seconde Guerre mondiale. Jusque-là activités d’agréments exercées principalement en amateur, passe-temps réservés le plus souvent à une élite cosmopolite, les sports conquièrent alors toutes les strates sociales. Ils se démocratisent et une poignée d’entre eux deviennent, en l’espace de quelques décennies, de véritables phénomènes mondiaux de masse. Massification rapide donc, mais aussi professionnalisation, que l’on doit à une triple tendance (Duterme, 2006 ; Andreff, 2008 ; Bourg et Gouguet, 2012).
La poursuite des conquêtes sociales d’abord, avec la hausse du pouvoir d’achat et la progressive généralisation des congés payés qui ont donné aux salariés de nouvelles possibilités de loisir. Le rétrécissement des distances physiques ensuite, avec la modernisation et la démocratisation des moyens de transport qui ont facilité la circulation des athlètes, des équipes et de leurs supporters. Le développement spectaculaire des moyens de communication virtuels, enfin, avec l’essor de la télévision, puis celui des nouvelles technologies de l’information, qui permet aujourd’hui à des milliards de personnes aux quatre coins du monde de suivre en direct une même épreuve sportive et de vibrer de concert devant les exploits et les performances des athlètes transformés pour l’occasion en « hommes-sandwichs de la publicité contemporaine » (Vigarello, 2002).
C’est qu’avec leur diffusion massive, les activités sportives ne se limitent plus aux seuls initiés et seuls pratiquants. « Aujourd’hui, la distance ne le gêne pas, [le sport] se contemple du bout du monde et, à vrai dire, il se contemple encore plus qu’il ne se pratique (...) Au public enfermé dans les stades s’ajoute celui, immense, diffus, des téléspectateurs qui vibrent sur le canapé et triomphent par procuration » (Sur, 2010). De plus en plus suivies, les grandes compétitions sportives se sont ainsi transformées en véritables shows mondiaux dont l’audience atteint désormais des sommets : 3,6 milliards de téléspectateurs pour les Jeux olympiques d’été de Londres (2012), 3,2 milliards pour la Coupe du monde de football en Afrique du Sud (2010), trois milliards pour les Jeux olympiques d’hiver à Sotchi (2014), un milliard chaque année pour le Tour de France, plusieurs centaines de millions pour la Coupe de l’UEFA, autant pour le Super Bowl et les internationaux de cricket.
Appelés à croître dans les prochaines années, au rythme de la croissance démographique, ces chiffres confèrent à ces compétitions une dimension inégalée. Très largement investies, suivies et commentées, elles se sont muées en spectacles globaux. On comprend, dans ces conditions, que le sport de haut niveau soit très vite devenu une composante essentielle des relations internationales et que les grandes joutes sportives soient vécues comme un « nouveau terrain d’affrontement – pacifique et régulé – entre États » (Boniface, 2014).
Une industrie très lucrative
Mais si les grandes compétitions se sont imposées comme l’un des principaux terrains de projection de rapports de forces géostratégiques et politiques, le sport est aussi devenu une industrie particulièrement lucrative à mesure qu’il s’est transformé en spectacle global, en culture et en objet de consommation de masse à l’échelle de la planète. Les spécialistes estiment que le marché du sport, toutes activités confondues – production et vente d’articles de sport, de matériel et d’accessoires, billetterie, sponsoring, droits de diffusion, merchandising, formation, presse sportive, travaux publics, revenus des athlètes professionnels, etc. –, représente près de 3% de la valeur du commerce international, génère un chiffre d’affaires de quelque 650 milliards d’euros et connaît une croissance annuelle de 4 à 5%, soit une progression supérieure à la croissance mondiale, laquelle stagne depuis des années aux alentours des 3% (Bourg et Gouguet, 2012).
En constante augmentation depuis trois décennies, les droits encaissés par les propriétaires d’événements sportifs atteignent aujourd’hui des sommets : 2,1 milliards d’euros pour la Coupe du monde de football de 2010 (Afrique du Sud), contre 830 millions pour celle de 2002 (Corée-Japon) et à peine 30,5 millions en 1986 (Mexique), soit une augmentation de plus de 6000% ; 2,6 milliards d’euros cumulés pour les Jeux olympiques d’hiver de 2010 (Vancouver, Canada) et ceux d’été de 2012 (Londres), contre 860 millions pour ceux de 2002 (Salt Lake City) et de 2004 (Athènes) (Bourg, 2010). Avec la croissance des investissements dans l’industrie du sport, l’augmentation sans cesse croissante des chiffres d’affaires, la flambée vertigineuse des revenus des sportifs de haut niveau et les coûts de plus en plus exorbitants des transferts, ces droits sont représentatifs de l’importance économique prise par le sport et sa mise en spectacle.
Si ces droits génèrent un bénéfice considérable pour leurs détenteurs, en particulier lorsqu’ils sont en position de monopole (FIFA, CIO, etc.), les spectacles sportifs qui leur sont associés se sont transformés en de formidables vitrines publicitaires pour quelques firmes, équipementiers sportifs (Adidas, Nike, Puma, etc.) et transnationales venues d’autres secteurs d’activités (Coca-Cola, Visa, Canon, Fuji, Phillip Morris, etc.). Les audiences stratosphériques de certaines compétitions, la « réceptivité des téléspectateurs », le « langage universel du sport », la perspective de pénétrer de nouveaux marchés et de créer de nouvelles habitudes de consommation là où elles sont peu ancrées ou, encore, la « volonté de se constituer une image dynamique, populaire et positive » suffisent à justifier les dépenses exorbitantes consenties dans le champ du marketing sportif par ces firmes qui n’en attendent pas moins un retour sur investissement considérable (Ibid.) [1] .
Ces transnationales ne sont évidemment pas les seuls acteurs économiques à avoir envahi massivement les stades. Magnats des médias (Murdoch, Berlusconi, Kirch, etc.), diffuseurs privés, richissimes hommes d’affaires, oligarques et opérateurs du secteur financier ont eux aussi investi le champ du sport, mettant la main, entre autres, sur de nombreuses équipes de football. Avec les grandes fédérations et la multitude de corps intermédiaires qui gravitent autour de l’économie du sport (institutions d’enseignement, presse sportive, médecins, pharmaciens, centres de recherche, publicistes, agences de communication, groupes de consultance, etc.) et ont profité eux aussi de l’engouement généralisé pour les compétitions, ils forment aujourd’hui un secteur économique à part entière, « une société composite, transnationale, hiérarchisée, mobile, au sein de laquelle les sportifs ne constituent qu’une petite minorité » (Sur, 2010).
Tout en propageant à leur avantage la religion sportive et le culte de la performance, cette constellation d’acteurs privés, par leur intervention, a bien entendu précipité la marchandisation du sport, et dénaturé les valeurs fondatrices de l’olympisme, de même que l’esprit désintéressé du jeu. « En ce début du 21e siècle, notent ainsi Jean-François Bourg et Jean-Jacques Gouguet, la recomposition du sport de haut niveau mis en spectacle autour des valeurs du marché globalisé revêt des caractéristiques inédites par le niveau des enjeux financiers, par leur géographie, comme par les stratégies mises en œuvre par les acteurs privés et publics. Dès lors, comment être surpris que l’économie du sport soit constituée d’un maillage indissociable d’images, de produits, de capitaux et de modèle de consommation qui se répandent sur les cinq continents ? (....) Avec le retour sur investissement attendu par les multiples entreprises de cette industrie du sport, l’éthique en est altérée dans son fondement objectif, la règle sportive, et dans son fondement subjectif, les valeurs qui lui sont communément associées » (2012).
Avatar de la mondialisation néolibérale, ce complexe sportif-industriel-publicitaire-médiatique (le sport-business) tend à reconfigurer le domaine du sport selon une logique purement commerciale. Devenu « profession, entreprise, autant sinon plus que joute physique et intellectuelle entre athlètes, entre équipes » (Sur, 2010), le marché globalisé lui imprime progressivement ses dynamiques clivantes et ses dérives mafieuses, en l’absence de toutes formes de réglementation internationales.
Le sport business : produit et reflet de la mondialisation
Comme le soulignent plusieurs analystes et observateurs critiques de l’évolution du champ sportif, sport et globalisation libérale sont aujourd’hui dans un rapport fusionnel, symbiotique. Ils se nourrissent l’un l’autre, le premier apportant une forme de légitimation idéologique et culturelle à la compétition économique mondiale, le second participant à son essor, sa diffusion et sa valorisation. Ils s’inscrivent dans une même dynamique. Ils racontent une histoire commune. C’est tout particulièrement le cas du sport le plus populaire, le football, à propos duquel Antoine Dumini et François Ruffin écrivent non sans dépit : « Que s’est-il passé ? C’est le même jeu, un ballon, deux équipes, quatre poteaux, et voilà que ce sport du pauvre brasse des milliards, s’exporte comme un produit, devient la vitrine triomphante, clinquante, écœurante du capital (...) l’argent a envahi toute la société, lentement depuis trente ans, et le football en est le miroir grossissant. C’est une histoire économique que ce sport nous raconte, à sa manière, des années 1960 jusqu’à aujourd’hui, de la libéralisation des ondes à la mondialisation des marques (...) (2015).
Certes, le fondateur des Jeux olympiques, Pierre de Coubertin, se faisait déjà le chantre d’une forme d’universalisme libre-échangiste et pacifique [2] et les grands sponsors sont présents depuis longtemps dans de nombreuses disciplines (cyclisme, compétitions automobiles, etc.) et événements sportifs. Mais ce n’est qu’à partir du milieu des années 1970 et surtout dans les années 1980, que le sport de haut niveau se convertira pleinement à l’économie de marché et y puisera ses modèles d’organisation et de gestion dans un contexte économique et un univers culturel et doctrinaire propice à une telle réorientation.
Dans le domaine du football, l’élection en 1974 à la tête de la FIFA du Brésilien João Havelange, souvent comparé à Ronald Reagan ou à Margaret Tatcher dans le domaine du sport, a sans nul doute constitué un tournant majeur. Arrivé à la tête de la Fédération, avec le soutien plus qu’appuyé – et plus que douteux — du patron d’Adidas, Horst Dassler, l’ex-haut dirigeant du CIO, annonce d’emblée la couleur : « J’ai amené les compétences que j’ai acquises dans le business pour l’adapter à la fédération » ajoutant, une fois bien assis dans son siège présidentiel, « je suis là pour vendre un produit appelé football » (Ibid.).
Deux ans plus tard, sont signés coup sur coup de juteux partenariats, véritables « pactes faustiens », avec deux puissantes transnationales : Adidas d’abord, puis Coca-Cola. Si toute la mécanique est alors en place pour projeter la Fédération dans l’ère de la mondialisation, sa véritable mue ne s’opère toutefois qu’avec la libéralisation alors opportune des droits télévisuels et la privatisation des ondes dans les années 1980 [3] , suivies, au cours de la décennie suivante, par une hausse exponentielle de l’offre de football et l’engouement croissant du public pour les spectacles sportifs. Accompagnant le développement des nouvelles technologies, l’augmentation du nombre de téléspectateurs fera alors bondir les droits de retransmission tout comme les coûts du sponsoring, générant pour la Fédération de plantureux revenus (Andreff, 2008 ; Dumuni et Ruffin, 2015 ; Jennings 2015).
Dans la droite ligne de la stratégie d’expansion mise en place par Havelange, puis par son successeur désigné, Sepp Blater, cette organisation au statut d’ONG est ainsi devenue, en lien étroit avec les grands sponsors, un puissant monopole commercial. S’appuyant sur près de 209 filiales nationales – soit 16 adhérents de plus qu’aux Nations unies –, elle brasse aujourd’hui des milliards. Les chiffres donnent le vertige. Rien qu’entre 2011 et 2014, la FIFA a généré pour près de 5,7 milliards de dollars. Et elle peut actuellement compter sur une réserve de plus de 1,5 milliard de dollars... contre 76 millions en 2003 ! La Coupe du monde est le produit phare de l’institution, sa véritable « poule aux œufs d’or », comme aimait à le rappeler Stepp Blatter. Le seul Mondial brésilien de 2014 a ainsi généré près de 4,8 milliards de revenus, dont 2,4 milliards venus de la vente des droits de retransmission (Le Monde, 3 juin 2015).
Le CIO a connu une évolution similaire. Désireux lui aussi de tirer profit des dynamiques de libéralisation, du boom récent des technologies de l’information et des télécommunications, et de la demande en hausse de spectacles, le Comité olympique lance dès les années 1980 une série de réformes qui bouleversent le système sportif international en le mettant aux normes de l’économie de marché globalisée. Ouverture des Jeux olympiques à tous les athlètes pourvus qu’ils soient admis par leur fédération (1981), possibilité de commercialiser le logo olympique, création du premier programme de marketing (1986), telles sont quelques-unes des mesures qui ont illustré, note Jean-François Bourg, « (...) la volonté du CIO de valoriser le spectacle par un renforcement de la compétition entre sportifs et de la concurrence entre sponsors et entre chaînes de télévision pour obtenir l’exclusivité des droits de retransmission » (2010). Il était bien révolu le temps héroïque des athlètes amateurs moustachus acclamés en noir et blanc dans les stades. Il était lointain le rêve « universaliste et pacifique » de Coubertin. Il importera maintenant bien plus de vendre du spectacle et d’en tirer le profit maximal.
Tout comme la FIFA, le CIO se mettra à fonctionner comme une véritable transnationale du sport. Il imposera sa propre lex sportiva tout en s’assignant trois grands objectifs : universaliser les pratiques, internationaliser les compétitions et rentabiliser le spectacle sportif (Miège 2010, Bourg, 2010). Le CIO et la FIFA entraîneront ensuite dans leur sillage d’autres fédérations internationales, désireuses elles aussi de tirer parti des nouvelles opportunités globales. Comme ces dernières, elles finiront par imposer aux États leur choix, leurs références et leurs exigences... et ceux des sponsors qui exercent sur elles de facto une forme de tutelle (Bourg, 2010).
Dans le monde globalisé du sport qu’elles ont contribué à façonner, aujourd’hui, tout se vend, s’achète, s’importe et s’exporte, y compris les athlètes. « On est des produits financiers. Un club est une usine et les joueurs, ce sont les produits de l’usine. Chacun a une valeur marchande » commentait l’ex-défenseur du FC Porto, Eliaquim Mangala (cité in Dumini et Ruffin, 2015). Lucide, le propos est révélateur de la mutation récente du football. Sous l’impulsion de leurs propriétaires, de leur(s) sponsor(s), les grands clubs se sont eux aussi transformés en de véritables firmes transnationales. Gérés comme telles, ils cherchent à réaliser des bénéfices, investissent, distribuent des dividendes, accordent de généreux salaires, et offrent leurs services à une échelle qui va bien au-delà des frontières nationales (Andreff, 2010 ; Gouguet et Bourg, 2012).
Cotés en bourse, et même parfois financés à perte par quelques milliardaires avides de prestige, ces clubs s’exportent en effet comme n’importe quel produit commercial. Et leurs championnats, quoique localisés dans un pays ou sur un continent (Champions Leagues, Europa League, Barclays Premier League, Liga espagnole, etc.), ont acquis une dimension internationale. Leur force de travail est transnationale. Et leurs supporters-clients se retrouvent aux quatre coins du monde, au plus grand bénéfice des sponsors et des diffuseurs privés. « Naguère, écrit Wladimir Andreff, le produit principal d’un club de football était le match disputé dans un stade, y compris sous l’angle des revenus créés. Le spectacle médiatisé était une sorte de produit dérivé plus ou moins occasionnel. À présent, pour les grands clubs de football, le produit principal est le spectacle télévisé lui-même. (...) De plus en plus, les clubs européens étendent géographiquement leur offre de services au-delà des frontières nationales » (2010).
Participant d’un brouillage des identités et des frontières, ces dynamiques se retrouvent bien entendu dans d’autres disciplines (cyclisme, tennis, athlétisme, etc.), où le sponsor tend à remplacer la nation, et le logo se substitue au drapeau. En dehors de quelques grands événements internationaux, les joutes sportives prennent en effet de plus en plus l’allure d’une lutte entre sponsors, entre équipes transnationales de marques ou entre athlètes « transnationalisés » plus qu’entre équipes et champions nationaux. Prophétique, le célèbre joueur de foot allemand Franz Beckenbauer annonçait déjà il y a plusieurs années qu’il n’y aurait bientôt plus d’équipe nationale (Dietschy, 2010). Dans le monde du football, cet horizon n’est peut-être pas si lointain ! Mais il en va ainsi du Tour de France où les équipes nationales ont disparu, ou encore des tournois de Grand Chelem qui ont fini par supplanter la coupe Davis (Sur 2010 ; Rigo, 2010).
Créées de toutes pièces, privatisées ou s’affublant de noms d’entreprises privées et s’exportant comme de vulgaires produits, de nombreuses compétitions sportives font de plus en plus figures de profitables entreprises commerciales déterritorialisées. Et, partout, le collectif cède le pas aux individualités, la performance sportive individuelle devenant la mesure et le critère de toute chose, et surtout du revenu mirobolant de la fine fleur du sport. Significatif de ce retrait du collectif et du recul des loyautés nationales, les clubs et les sportifs excellent aussi dans un tout autre championnat, devenu international lui aussi : l’évasion fiscale. Les champions, note Serge Sur, ont beau faire la fierté d’une nation, ils n’en sont pas moins « fiscalement dénationalisés », tout comme les marques qui s’affichent sur leur vareuse (2010).
Une compétition très inégale
Fruit, reflet et accélérateur de la mondialisation, l’univers globalisé du sport reproduit également les inégalités et disparités que génère l’économie globale (Boniface, 2010). « La fierté nationale, les compétitions sportives internationales, et d’autres facteurs économiques, note Wladimir Andreff, tendent à attirer les talents, le capital humain, l’argent et les financements dans les secteurs liés au sport dans tous les pays. Mais ici nous pouvons parler de globalisation inégale de l’économie du sport ou de développement inégal de la globalisation du sport dès lors que la croissance de l’économie du sport (ou son déclin) est presque identique à celle du PIB de la plupart des pays » (2008).
De fait, aux antipodes des mythes valorisant les trajectoires et réussites individuelles, et de l’image véhiculée du sport comme tremplin social et incubateur de développement, la distribution des performances sportives tend à recouper les écarts économiques existants. Entre équipes et clubs d’abord, comme le montre le monde du football. Au Brésil, le championnat est ainsi dominé par neuf grands clubs, tous situés dans le sud-est du pays, là où se concentrent les richesses (Holzinger, 2014). Situation identique en Europe, où les clubs les plus riches tiennent le haut du pavé, aspirant les talents et cumulant victoires et profits associés. Ayant largement bénéficié de la libre circulation des joueurs et de l’affaiblissement du pouvoir des fédérations, ils constituent désormais de véritables cartels qui sont en mesure de délimiter l’espace de la compétition et d’en limiter l’entrée aux seuls privilégiés. Tel est, ironise Pierre-Louis Basse, « le charme et la malice de nos démocraties ultralibérales. Faire croire au gogo que nous sommes devenus qu’il y a bel et bien une forme de progrès du point de vue de la participation, tandis que dans les faits, seuls les clubs les plus riches de la planète s’autorisent à mettre le couvert » (Le Monde, 13 juin 2014).
De la même manière, les exploits individuels d’athlètes du Sud aux Jeux olympiques, sur lesquels sont souvent braqués les projecteurs et se déchargent les bonnes consciences, ne doivent pas faire illusion. En témoigne la très asymétrique distribution des médailles, selon les pays et les régions. Au-delà des performances individuelles, la compétition olympique demeure avant tout une compétition inégale. Loin d’être un affrontement équitable entre nations, elle reflète avant tout un rapport de force économique tout autant que politique. De fait, le nombre de victoires aux Jeux olympiques est étroitement corrélé au poids économique des États, à leur capacité de financement et aux investissements consentis dans le domaine par les pouvoirs publics (Andreff, 2008).
À défaut de victoires, il reste donc aux pays du Sud à exporter leurs athlètes (« muscles drain ») et à fournir la main-d’œuvre à l’économie du sport. « Sur le terrain comme ailleurs, les capitaux viennent du Nord, les bras – ou les pieds – du Sud » (Dumini et Ruffin, 2015). Si les pays du Sud n’envoient que très peu de sportifs dans les stades sous leurs propres couleurs, ils se rattrapent très largement en proposant leur main-d’œuvre, laquelle est massivement mobilisée – et exploitée – dans les ateliers des grands équipementiers européens et états-uniens... où s’affairent aujourd’hui des milliers de petites mains, mises au travail dans des conditions effroyables et pour des salaires insignifiants, afin de permettre aux sportifs d’assouvir la passion, aux entreprises et à leurs actionnaires de remplir leur portefeuille (Andreff, 1988 ; 2008). Une division internationale du travail qui se double ici encore d’une répartition inégale des revenus générés par l’économie du sport entre Nord et Sud. Aussi, sur ses quelque 600 milliards d’euros de chiffres d’affaires, en 2010, la part des États-Unis était de 40% et celle de l’Union européenne de 39% (Bourg, 2010) !
Affairisme, corruption et dérives mafieuses
Mais il est un autre aspect qui caractérise l’économie globale du sport et que l’ouverture des frontières et la globalisation des échanges n’ont cessé d’aggraver : l’affairisme, la corruption et les dérives mafieuses. Détournement de fonds et blanchiment d’argent, fausses factures et prêts fictifs, constitution de caisses noires et comptabilités manipulées ; fraudes, évasions fiscales et multiplication de sociétés-écrans ; abus de biens sociaux ; paris clandestins, matchs truqués et achats de votes ; trafic illégal d’hormones et de produits dopants ; ventes fictives de billets et transferts illégaux de joueurs, dessous-de-table... Le monde du sport offre un bien triste spectacle depuis des années. Du football au cyclisme, en passant par l’athlétisme, le tennis et même le ping-pong, aucune discipline mondiale et populaire ne semble avoir été épargnée.
Les fédérations sportives ont elles aussi été touchées de plein fouet par ces dérives, voire les ont encouragées, à commencer par les plus importantes d’entre elles, le CIO, l’IAAF (International Association of Athletics Federations) et surtout la très médiatique FIFA, empêtrée dans une affaire judiciaire sans précédent (Le Monde, 3 décembre 2015). Soupçonné d’avoir couvert de nombreuses irrégularités, son président Sepp Blatter a été contraint de démissionner, son secrétaire général, Jérôme Valke, a été démis de ses fonctions, tandis qu’une bonne partie de son comité exécutif fait l’objet de poursuites, certains étant déjà derrière les barreaux, d’autres étant assignés à résidence, accusés de corruption, blanchiment d’argent, pots-de-vin, rétro-commissions, achats de votes, vente illégale de billets... Au total, plus de quarante chefs d’accusation qui ne représenteraient d’ailleurs, selon Andrew Jennings, que la pointe émergée de l’iceberg : une économie du pillage du football international orchestré par une entité que le journaliste écossais, à l’origine des révélations, n’hésite pas à qualifier de « groupe criminel » (2015). Pour l’internationale du sport, il ne s’agissait évidemment pas d’une première. Quelques années plus tôt, le CIO était lui aussi pris dans la tourmente...
Pour autant, les responsabilités ne sont pas qu’individuelles. Cette criminalité en col blancs est plus sûrement encore la conséquence logique et prévisible de l’absence de garde-fous externes, de mécanismes de contrôle et de régulations publiques exercées sur ces institutions sportives transnationales. De fait, gagnant peu à peu en autonomie, la FIFA et le CIO sont parvenus non seulement à se substituer aux pouvoirs publics dans l’organisation du secteur du sport, lui imposant leurs propres formes de régulation et d’arbitrage privées, mais aussi à s’affranchir de toute juridiction nationale [4] , avec la bénédiction il est vrai des États.
Ces deux organisations ont fini par se transformer en puissances transnationales et extraterritoriales, tout en bénéficiant de la légitimité d’une institution internationale, ce en dehors du cadre des Nations unies, des structures administratives publiques et de tout mandat officiel (Miège, 2010). Pas plus qu’ils ne se sentent redevables du fisc, leurs dirigeants, note Jennings à propos de la FIFA, « n’ont pas coutume d’obéir aux lois, quelles qu’elles soient » (2015). Institution d’essence privée, pieuvre transnationale, pratiquant allègrement l’optimisation fiscale, elle a longtemps échappé à toute forme de régulation externe, de contrôle et de poursuite... jusqu’à ce que la justice états-unienne et son extraterritorialité la rattrapent (Le Monde, 3 décembre 2015).
Si la libéralisation des flux financiers et la levée des mécanismes publics de régulation ont conduit à l’explosion de la criminalité en lien avec le milieu sportif, les sommes aujourd’hui en jeu dans le sport et sa mise en spectacle ont également exacerbé la course éperdue au score et le culte de la performance individuelle, au point de sacrifier la santé des athlètes : entraînement toujours plus intensif et exténuant, paramétrage statistique des performances sportives et, surtout, utilisation massive – et le plus souvent illégale — d’hormones et autres produits dopants.
L’histoire récente du cyclisme, sur lequel sont braqués depuis des années les projecteurs, donne un bon aperçu de cette mutation. « Conséquence directe, ou non, de son entrée dans les années-fric, écrit Mathieu Rigo, les historiens du cyclisme résumeront sans doute la décennie 1990 en trois lettres : EPO (…), hormone de synthèse (…), dont l’usage s’est rapidement répandu dans les pelotons. Elle en a significativement transformé la physionomie sinon les mœurs. Le cyclisme est alors entré dans un processus quasi industriel d’artificialisation de la performance où l’on vit de véritables robots pédalants se hisser au sommet des cols pratiquement sans transpirer, sans grimace d’effort ou de souffrance » (2010).
Cette recherche de la performance n’est bien entendu pas sans dommage pour les principaux intéressés. Dans plusieurs disciplines, on ne compte plus les accidents et les drames, en particulier celles où les athlètes sont soumis à d’immenses pressions financières et médiatiques. Après avoir été transformés en porte-drapeau des grands sponsors internationaux, les Dieux de l’Olympe sont de plus en plus vite ramenés à leur condition humaine : celle de corps exténués, vidés, blessés, cassés....victimes de la course effrénée à la performance individuelle et à l’argent qui caractérise aujourd’hui l’économie globale du sport (Vigarello, 2010 ; Dumini et Ruffin, 2015 ; Oblin, 2015).
Était-ce évitable dans un monde qui a érigé le profit en principale vertu ? Comme le souligne Jean-François Bourg, « sport et société fonctionnent selon les mêmes logiques, à savoir l’économie de marché capitaliste et l’idéologie du progrès, fondements centraux de la modernité actuelle. Une approche néo-coubertinienne de l’internationalisation de l’économie du sport pourrait laisser croire en la victoire conjointe du sport et du marché globalisé, le second étant mis au service du premier. En réalité, la dénaturation des principes fondateurs du sport par un ordre marchand non régulé s’accélère et les dérives financières gagnent autant le sport que le capitalisme contemporain » (2010).
Les méga-événements sportifs : une aubaine pour le Sud ?
Toujours plus suivis, grandioses et onéreux, les méga-événements sportifs – Jeux olympiques d’hiver et d’été, Coupes du monde et compétitions continentales de football, Commonwealth Games, etc. – constituent sans nul doute le « stade suprême » de cette mondialisation (Boniface, 2010). Forts de leur couverture médiatique et de leur impressionnante audience, ils sont pour les pays hôtes une vitrine inespérée et un remarquable multiplicateur de notoriété. Spectacles globaux par excellence, mobilisant d’énormes moyens, ils constituent désormais un rite de passage obligé pour les pays émergents. Un droit d’entrée dans le club très select des grandes nations du sport qui se paie au prix fort, mais participe en retour à leur promotion et à leur valorisation internationale (Andreff, 1988 et 2008). Présentée comme une aubaine en termes de développement et comme un privilège accordé par les pontes de la planète sport, leur organisation, dans le Sud, repose sur les mêmes discours légitimateurs et lieux communs non interrogés (Schausteck de Almeida et al, 2015 ; Coakley et Lange Souza, 2013).
Discours légitimateurs
« Le Brésil a conquis sa citoyenneté internationale (…) passant d’un pays de seconde à un pays de première classe ». Comme des milliers de personnes descendues dans la rue pour célébrer l’événement, le président Lula pouvait difficilement contenir son émotion à l’annonce en octobre 2009 du choix de son pays pour accueillir les Jeux olympiques d’été 2016, quelques années après s’être vu confier l’organisation des Jeux panaméricains (2007) et, surtout, celle du Mondial 2014 de football. L’accueil, coup sur coup, de ces trois événements était alors largement perçu et vendu dans le pays comme une « conquête », une opportunité unique et historique de propulser le pays dans le firmament des nations « développées » ou « émergées », un grand moment de fierté nationale et une confirmation de la nouvelle place occupée par le pays dans le monde.
L’attribution à l’Afrique du Sud de la Coupe du monde de la FIFA 2010 avait revêtu une dimension symbolique encore plus manifeste, que ses maîtres d’œuvre ne s’étaient pas privés d’exalter. Avec quelques années de retard, le pays de Mandela se voyait enfin remercier de son long combat contre l’apartheid. Lui était confiée la lourde responsabilité de représenter pour la première fois un continent que le mouvement sportif international avait longtemps laissé sur la touche, et de modifier la perception que le grand public avait de l’Afrique en démontrant qu’elle était en mesure d’organiser un tel événement.
Pour ses promoteurs, cette 19e Coupe du monde n’était pas seulement – et ne devait pas être présentée comme – un événement sud-africain. Elle devait faire la fierté de tout un continent, appelé désormais à prendre sa place sur le terrain du sport. Le vote de la FIFA en faveur de l’Afrique du Sud, s’enthousiasmait ainsi le quotidien The Sowetan, le 14 mai 2004, « est un vote de confiance sur la capacité des Sud-Africains et des Africains en général ». L’Afrique du Sud devait s’assurer que ce mondial devienne non pas un « spectacle sud-africain, mais un spectacle africain » (cité in Schausteck de Almeida et al, 2015).
Mais, ces deux coupes du monde n’ont pas seulement été vendues comme des instruments de promotion nationale, de projection internationale ou encore comme une forme de rééquilibrage légitime des rapports Nord-Sud. Au-delà de leur dimension symbolique et politique, elles étaient supposées générer d’importants bénéfices économiques et des retombées durables en termes de développement.
De l’organisation du mondial mexicain de 1986 aux Jeux olympiques de Rio de 2016, en passant par les Jeux olympiques d’été en Chine (Beijing 2008) et les Commonwealth Games de Delhi en 2010, le discours est répété à l’envi. L’organisation de ces méga-événements serait un catalyseur de croissance économique, attirant touristes et investissements ; un générateur d’emploi et un incubateur de développement. Elle stimulerait le déploiement d’infrastructures urbaines modernes, sportives ou non, renforcerait l’attractivité des villes hôtes, l’image de marque et la réputation du pays à l’étranger. Elle favoriserait la pratique du sport et la naissance d’un véritable mouvement sportif national. Et elle serait même un instrument de construction nationale et un facteur de cohésion sociale. Bref, accueillir de tels événements ne comporterait que des avantages (McKinley, 2010 ; Coakley et Lange Souza, 2013).
Appuyé par les conclusions, étrangement convergentes, de dizaines de rapports de bureau d’études et de grandes agences de consultance élaborés à la demande des organisateurs, ce discours sature le champ médiatique. Rarement interrogé, il est repris en boucle par les lobbies du sport, les milieux économiques, le politique et les gouvernements des pays hôtes dans leur stratégie d’autopromotion : « La Coupe, annonçait ainsi l’ex-président sud-africain Thabo Mbeki, apportera environ 21,3 milliards de rands à l’économie sud-africaine (...) pourvoyant à quelque 159 000 emplois. En contrepartie de ces avantages irremplaçables, nous devrons à la FIFA et au reste du monde du football de nous préparer correctement pour 2010 ». Discours exalté également dans le chef des représentants des grandes instances internationales, tel Kofi Annan qui déclarait en janvier 2006 : « Le sport a l’incroyable faculté de catalyser les changements positifs de ce monde ; je ne connais rien d’autre qui sache unir les peuples comme le football. Le monde entier devient pendant 90 minutes une seule et même nation » (cf. Diserens, 2010).
Et gare à ceux qui contestent ou remettent en question les bienfaits supposés et même chiffrés liés à l’organisation de ces grands-messes. Ils sont aussitôt accusés de manquer de loyauté patriotique ou d’esprit de compétition, de mener un combat d’arrière-garde, d’œuvrer contre le développement national du sport, une dynamique forcément « saine et pure » (Coakley et Lange Souza, 2013).
Envers du spectacle, revers de la médaille
Les médias, les politiques, les grands noms de la consultance, les milieux sportifs nationaux ont beau vanter les mérites et les bienfaits de ces méga-événements, il n’en reste pas moins que les bénéfices réels pour les populations ne sont que rarement au rendez-vous. La plupart des recherches les plus sérieuses et d’envergure réalisées après coup tendent à montrer que les retombées sont presque inexistantes ou, à tout le moins, ne sont pas automatiques (Coakley et Lange Souza, 2013). Pire, l’organisation de ces compétitions s’avère souvent très coûteuse sur le plan social et humain, et ruineuse sur le plan économique pour le pays hôte ou la ville organisatrice.
En 2009, alors que les pays du monde entier s’apprêtaient à vibrer derrière leur équipe nationale ou leur équipe de prédilection dans la cacophonie des vuvuzelas, le documentaire sud-africain Fahrenheit 2010 a jeté un pavé dans la mare. Sous-titré, The inconvenient truth behind the South Africa’s new Word Cup stadium (« La désagréable vérité derrière les nouveaux stades de la Coupe du monde en Afrique du Sud »), il levait le voile sur l’autre réalité de ce Mondial, à des années-lumière du discours enthousiaste des lobbyistes patentés de ces méga-événements, et du délire exalté des supporters et des téléspectateurs.
Destruction de quartiers, expulsion de leurs habitants, entorses fréquentes au droit du travail sur les chantiers de construction, infractions aux règles de sécurité, ingérences de la FIFA, irrégularités dans l’attribution des marchés publics, corruptions et surfacturations des travaux, explosion des budgets, endettement des collectivités..., le tableau présenté était plutôt sombre. Ailleurs, il s’est pourtant répété à l’identique. Détournement de millions de roupies, bidonvilles rasés, non-respect des normes de sécurité sur les chantiers, dépassement des budgets, accidents de travail nombreux, parfois mortels, surestimation de nombre de spectateurs attendus, dans le cas des Jeux du Commonwealth organisés à Delhi en octobre 2010, sans parler du déplacement forcé de dizaines de milliers d’habitants sacrifiés à la gloire du sport [5]. Quelques années plus tôt, à Beijing, près d’un demi-million de travailleurs migrants et villageois avaient été déplacés pour laisser place aux infrastructures flambant neuves des premiers Jeux olympiques d’été organisés en Chine (2008), qualifiés par le CIO de « grande réussite » !
Scénario similaire au Brésil ! Les évictions liées à l’organisation des Jeux panaméricains, de la Coupe du monde de football et des Jeux olympiques se chiffreraient à plusieurs dizaines de milliers de personnes : entre 150 000 et 170 000 selon les recensements des associations de défense du droit au logement, dont près de 40 000 dans la seule ville de Rio, alors même qu’il y a dans le pays un déficit de logement d’environ cinq millions d’unités (Rousseau, 2014). À la destruction de nombreux quartiers, à l’expulsion et à la relocalisation de leurs habitants, généralement loin de leur lieu de travail et des autres membres de leurs anciennes communautés, sont venus s’ajouter les risques liés à la vaste entreprise de sécurisation des quartiers aux abords des infrastructures sportives et des lieux touristiques. Cette « sécurisation » aurait entraîné la mort de plusieurs dizaines de personnes et des centaines de blessés, à la suite de descentes musclées et de violences policières indiscriminées. Sur les chantiers de construction, plusieurs ouvriers ont également perdu la vie, victimes des cadences infernales de travail, sous la pression des organisateurs. À l’évidence, pour ces habitants pauvres et travailleurs, l’heure n’était guère à la fête, pas plus que pour les dizaines de milliers de vendeurs ambulants interdits d’entrée dans le périmètre de la zone d’exclusion imposée par la FIFA autour des stades, ou pour les millions de supporters incapables de payer les prix de plus en plus exorbitants du billet donnant accès aux tribunes [6] .
Le prix payé par les collectivités publiques pour organiser ces événements a lui aussi été extravagant. Le cahier des charges sévère exigé par la FIFA et le CIO, l’imposition de normes draconiennes et de calendriers intenables ; la construction d’immenses stades dans des villes ne comprenant que des équipes de second rang et appelés à demeurer ensuite désespérément vides, la rénovation complète des infrastructures existantes pour satisfaire aux conditions rigides imposées (le Maracana par exemple), les travaux d’infrastructures connexes aux différents bâtiments et équipements sportifs (communications, transports, logements, etc.), les retards accumulés, la corruption ou encore le détournement de deniers publics ont là aussi fait exploser les dépenses. Toutes les prévisions budgétaires ont été dépassées, et de loin (Ibid.).
Pas question cependant pour le privé de financer ce trou budgétaire. Comme le prévoyaient divers arrangements, il appartenait à l’État et aux autres collectivités publiques de rallonger, de compenser, de passer à la caisse. Et, comme en Afrique du Sud, le discours articulant développement et événements sportifs a servi à légitimer cette nouvelle dépense publique. Résultat des courses, le Brésil a englouti près de 20 milliards d’euros pour accueillir la Coupe du monde 2014 et les Jeux olympiques de 2016 [7]. Une dépense publique somme toute fort peu opportune alors que le pays connaît depuis quelques années une situation économique de plus en plus difficile poussant le gouvernement à sabrer dans les dépenses sociales et les investissements publics.
Comme en Afrique du Sud, le retour sur investissement est loin d’avoir été à la hauteur des espérances. Et les retombées pour la population, la plus pauvre en particulier, se sont avérées plutôt négatives. Il fallait s’y attendre. À ceux qui ne cessent d’insister sur les retombées économiques positives des méga-événements, rappelons que l’Afrique du Sud est toujours en train de payer les dettes engendrées par son Mondial : ce pays, champion des inégalités, aurait consacré près de 5% de son PIB pendant quatre ans au respect du cahier des charges de la FIFA (Cottle, 2011 ; Bourg, 2010).
Des retombées pour qui ?
Certes, les infrastructures demeurent, soutiennent les partisans des grands événements sportifs. Les villes d’accueil bénéficieraient de tout nouveaux stades, d’équipements sportifs dernier cri, de réseaux de transport et de communication améliorés, de nouvelles zones de logement ou de loisir. Une fois l’événement passé, là encore, il faut pourtant se rendre à l’évidence. Trop ambitieux, trop vastes, les stades sont sous-utilisés. Ne répondant nullement à la « demande sportive » locale, certains équipements, difficiles ou coûteux à entretenir, sont laissés à l’abandon, et les complexes qui les accueillent deviennent parfois de véritables chancres urbains ou de petites villes mortes, zones aseptisées sans la moindre fonction sociale. Quant aux nouvelles infrastructures de communication et de transports, conçues selon les seuls critères des organisateurs et les seules priorités liées à l’événement, elles ne correspondent que rarement aux besoins des populations, en particulier à ceux des plus pauvres (Castro et al, 2015).
En fait, ces méga-événements sont certainement, comme l’affirmait Andreff voilà déjà une trentaine d’années, l’un des modes d’accès les plus coûteux aux infrastructures sportives ou autres (1988). Comme le soulignent les analystes critiques, la grande majorité des études visant à démontrer, chiffres à l’appui, les bienfaits et les retombées positives des grands événements sportifs comportent d’ailleurs de nombreux biais (Andreff, 1988 et 2008 ; Cottle, 2011 ; Coakley et Lange Souza, 2013). Méthodologiquement tendancieuses, ces études ignorent par exemple superbement les bénéfices potentiels qui auraient pu résulter d’une autre affectation des dépenses, en lieu et place de l’organisation de l’événement sportif. Déconnectés du momentum, affectés à des projets urbains durables, mieux adaptés aux réalités locales, planifiés en concertation avec l’ensemble des acteurs de terrain et supervisés par ces derniers, de tels investissements seraient sans nul doute bien plus rentables sur le plan économique et bien plus efficaces sur le plan social. À l’évidence, il n’est guère nécessaire d’accueillir un tel événement pour concevoir un meilleur système de transport urbain ! (Andreff, 2008)
Il n’en demeure pas moins que si les uns paient le prix fort, les autres en tirent un bénéfice maximal. Ce qui est bon pour le pays hôte « est encore meilleur pour Adidas, Coca-Cola, ABC et d’autres firmes multinationales » notait ainsi Wladimir Andreff. « Du pain et des jeux ? À défaut de fournir le premier à leur peuple, les gouvernements du Tiers Monde s’engagent de plus en plus, avec le concours des firmes multinationales, à leur offrir les seconds en spectacle » (1988). L’économiste du sport avait très tôt bien mis en évidence les rouages de ces méga-événements et précisé le rôle joué par ces firmes dans la mise en scène du spectacle sportif : « Il est une réalité (…) que le Mondial a révélé plus clairement qu’auparavant, à savoir que le choix du pays d’accueil du spectacle sportif mondial obéit à des arbitrages économiques privés et que, par conséquent, les PVD (pays en développement) candidats à accueillir les compétitions internationales sont dépendants des capitaux privés, des FMN (firmes multinationales) pour l’obtention ou non du droit à les organiser » (1988).
Avec les fédérations sportives internationales, avec lesquelles elles ont partie liée, ces transnationales sont en effet les grandes bénéficiaires de ces grand-messes du sport. Tandis que les premières encaissent les montants faramineux des droits de retransmission et le produit du marchandising, les secondes bénéficient d’une remarquable tribune. Chaque spectacle sportif de grande envergure offre une possibilité de conquête. Chaque Coupe du monde, chaque tournoi olympique, est l’occasion d’investir de nouveaux marchés. « Conquérir le Tiers Monde pour le faire courir », tel est leur credo (Andreff, 1988). Et si elles bénéficient de la part du pays hôte d’intéressants avantages fiscaux et même de réglementations taillées sur mesure, c’est encore mieux.
Il n’est dès lors guère surprenant que nombre de ces firmes, parmi les plus grandes, aient jeté leur dévolu sur le football, vu sa remarquable diffusion. Sport populaire par excellence, sinon par vocation, il constitue certainement l’une des voies royales de cette conquête. L’assurance d’une percée, d’une implantation réussie et la certitude d’importants gains à moyen et long termes. Et, comme si cela ne suffisait pas, certains sponsors se voient désormais garantir par les pouvoirs publics, sous la pression des organisateurs, un régime d’exception. Il en va ainsi du périmètre d’exclusion généralement délimité autour des complexes sportifs, où seules sont autorisées les activités commerciales des sponsors, ou encore de l’autorisation express accordée à l’un d’entre eux, durant le Mondial brésilien, de vendre de la bière aux abords des stades, en dépit d’une réglementation qui l’interdit depuis plusieurs années ! (Delcourt, 2014 ; Rousseau, 2014 ; Castro et al, 2015)
Mais ces gros acteurs ne sont pas les seuls à engranger d’importants bénéfices économiques. Les bureaux d’étude, les agences de communication, les entreprises du bâtiment et des travaux publics (BTC), les sociétés immobilières et une kyrielle d’autres acteurs entendent également prendre leur part du gâteau. Que ces opérateurs privés exercent, aux côtés des instances du sport, un intense lobbying en faveur de l’organisation de ce type d’événement ne doit guère surprendre. Tous espérèrent en tirer un profit maximal, laissant aux pouvoirs publics le soin d’éponger toutes les pertes. Gains durables pour les uns, endettement insurmontable pour les autres !
Car c’est bien ce modèle néolibéral de socialisation des pertes et de privatisation des profits qui prévaut en matière d’organisation de méga-événements sportifs. Derrière un discours pro-développement, il masque une véritable stratégie de remodelage du tissu urbain, selon les critères économiques du marché, et au bénéfice des acteurs privés. Les grands événements sportifs se prêtant assez bien à cette reconfiguration néolibérale des villes : « Bien entendu, notent Jay Coakley et Doralice Lange de Souza, une version du discours sport-pour-le-développement a été utilisée durant les 19e et 20e siècles pour justifier l’accueil de foires internationales, l’exposition universelle et quelques grands événements sportifs comme les Jeux olympiques. Mais ce n’est que depuis les années 1980 que [ce discours] s’articule en des termes explicitement néolibéraux, le développement étant défini comme l’expansion du capital privé et de la consommation individuelle. Ensemble, les entreprises transnationales et les Bingos (Business International Non-governmental Organizations) reprennent cette définition néolibérale du développement pour justifier la dépense de fonds publics nécessaire à l’accueil de ces méga-événéments, en mobilisant cette rhétorique du sport pour le développement. Les références au ‘bien public’ s’y combinent à des stratégies market-oriented supposées impulser le développement national et urbain. Dans ce processus, les biens publics en viennent à être mesurés en fonction de leur attractivité pour le capital et des besoins de la population la plus nantie. Et la qualité de la vie en vient à être mesurée en termes d’index de consommation plutôt qu’en termes d’engagements citoyens » (2013).
En dépit de leur discours saturé de bons sentiments et de lieux communs universalisants et désincarnés, l’engagement citoyen semble d’ailleurs plus effrayer qu’enthousiasmer les pontes de l’empire du sport. En témoignent, entre mille autres choses, l’attribution de la Coupe du monde 2022 au Qatar, pays dans lequel le travail forcé est la norme sur les chantiers de construction ; l’organisation en 2015 de la première édition de Jeux européens à Bakou en Azerbaïdjan, bien connu pour ses richesses en pétrole et la « qualité » de sa démocratie ; ou encore les propos hallucinants de Jérôme Valke, secrétaire de la FIFA, aujourd’hui déchu, qui réclamait publiquement l’usage de la force pour mater les manifestants anti-Coupe du monde au Brésil. Sans sourciller, le même Valke avait déclaré quelques mois plus tôt à propos de l’attribution du Mondial 2018 à la Russie de Vladimir Poutine qu’« un moindre niveau de démocratie est parfois préférable pour organiser une Coupe du monde » (Cf. Delcourt, 2014). À bon entendeur...
No queremos goles, queremos frijoles
« Nous ne voulons pas de buts, nous voulons des haricots » (Andreff, 1988). Les graffitis apparus en 1986 sur les murs de Mexico City à la veille de la 13e Coupe du monde résonnent comme l’écho lointain des nombreux slogans et appels à la mobilisation durant les Mondiaux sud-africain et surtout brésilien. « We don’t need World Cup. We need money for hospitals and education » ! En anglais comme en portugais, la formule a été reprise en cœur par les quelques milliers de manifestants qui sont descendus, en juin 2013, dans les rues des grandes villes du Brésil, et diffusée par des centaines de médias sociaux.
À Mexico, les graffeurs s’alarmaient des dépenses publiques inconsidérées effectuées en pleine crise de la dette – celle-ci flirtant alors les 100 milliards de dollars –, alors qu’une partie de la population s’enfonçait dans la pauvreté (Andreff, 1988). Au Brésil, les manifestants dénonçaient le manque d’investissement dans l’éducation, le système de santé et les transports publics, les coûts exorbitants liés à l’organisation du Mondial (et des Jeux olympiques), l’empire, sinon l’« impérialisme », de la FIFA. Manifestement, à l’ombre des stades, rien n’avait réellement changé en trois décennies... sauf peut-être la capacité de mobilisation de la société civile, aujourd’hui bien décidée à donner de la voix et à lever le voile sur les dessous du Mondial et des Jeux olympiques, à l’instar du très actif Comitê popular da Copa e das Olimpíadas (Comité populaire de la Coupe du monde et des Jeux olympiques) créé par de nombreuses organisations sociales de base, suite aux destructions et expulsions engendrées par les premiers travaux d’infrastructure (Rousseau, 2014 ; Castro et al, dir., 2015).
Fini le temps où il suffisait de quelques coups de pelle de bulldozer ou du placement de panneaux publicitaires pour masquer la pauvreté des colonias populares et des villas miserias. Fini le temps où il était aisé pour les gouvernements des pays hôtes de mater en silence toute forme de protestation, le regard étant accaparé par le spectacle sportif. Le spectacle s’invite aujourd’hui autant dans la rue que dans les stades. Et il est d’autant plus médiatisé que cette contestation de rue s’en prend à un événement censé unir et faire consensus. Il suffit de rappeler l’effarement et l’incrédulité des médias internationaux par rapport aux importantes mobilisations anti-Coupe du monde qui ont ébranlé les grandes villes du Brésil, pays du futebol. Face à la montée de ces protestations dans les villes hôtes, la rhétorique du « sport-pour-le-développement », si chère aux milieux sportifs, à leurs sponsors et à la constellation d’acteurs privés qui en tirent profit, fera-t-elle encore longtemps recette ? Il faut peut-être interpréter de cette manière la vive inquiétude exprimée par l’ex-secrétaire générale de la FIFA face à la montée de la contestation...