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Résultats ambigus des élections en Thaïlande

Le 24 mars dernier, les Thaïlandais se sont rendus aux urnes pour la première fois depuis le coup d’État de 2014. Alors qu’on attend toujours les résultats définitifs, les premiers chiffres pointent vers un pays plus polarisé que jamais.

Entretien avec Pitch Pongsawat, politologue à l’Université Chulalongkorn de Bangkok, et animateur sur la chaîne d’information d’opposition « Voice TV ».

CETRI : Dans quel contexte interviennent ces élections en Thaïlande ?

Pitch Pongsawat : Il s’agit de la première élection en huit ans. [1] Huit ans de conflits et de dictature. Une élection dont les règles ont été écrites par la dictature pour favoriser son maintien au pouvoir [2]. À l’origine, toutefois, on ne pensait pas qu’ils allaient jouer le jeu électoral, parce que les militaires se présentent toujours comme une tierce partie « neutre ».

CETRI : En quoi consistent exactement ces nouvelles règles électorales ?


Pitch Pongsawat :
Officiellement, la révision de la Constitution devait rompre avec le système électoral précédent qui permettait à un parti de gouverner même sans avoir obtenu la majorité absolue des voix. Pour ce faire, les 500 sièges du Parlement sont désormais répartis en deux « lots ». 350 sièges sont attribués aux listes qui remportent une des 350 circonscriptions du pays. Les 150 qui restent sont ensuite attribués aux perdants de chaque circonscription en proportion de leur score. Avec ce nouveau système, les résultats sont censés mieux refléter la vraie majorité, et en principe la majorité doit aussi mieux tenir compte de la minorité. Ce qui est plutôt une bonne chose.
Le problème, c’est que dans la même révision constitutionnelle, la junte a imposé que la désignation du Premier ministre se joue également avec les voix du sénat… dont les membres sont nommés par les militaires. Si on additionne les 500 sièges du Parlement (350 + 150) aux 250 du Sénat, cela signifie qu’il faut 376 voix pour pouvoir désigner le Premier ministre. Pour la junte, qui peut déjà compter sur les 250 voix du sénat, il ne faut donc que 126 voix supplémentaires du Parlement. Voilà les nouvelles règles du jeu. Et dans ce contexte, il y a un nouveau parti issu directement du gouvernement de la junte, qui en tire d’ailleurs son nom, qui peut compter sur le soutien des militaires et derrière sur le soutien de l’État. C’est le parti du Premier ministre actuel, Prayut, qui souhaite à nouveau être nommé Premier ministre.

CETRI : Et il va y arriver ?

Pitch Pongsawat : Le parti de Prayut est arrivé premier en termes de suffrage, mais les partis anti-junte parviennent tout juste à la majorité en termes de siège. Ils ont donc annoncé qu’ils allaient former un gouvernement en espérant que le Sénat allait respecter la volonté populaire. Mais de l’autre côté, les partis pro-militaires insistent sur le fait qu’ils ont obtenu le plus de voix, même si cela ne se traduit pas en termes de sièges. En théorie, avec les voix du Sénat, ils pourraient donc former un gouvernement, mais en l’absence d’une majorité au Parlement, celui-ci serait ensuite incapable de faire adopter des lois. Donc, il va y avoir des négociations.

CETRI : Comment expliquer que les militaires aient obtenu le plus de voix ? Est-ce que ça signifie qu’une majorité de la population les soutient ?

Pitch Pongsawat : C’est ce qu’ils prétendent. Mais ils n’ont pas obtenu la majorité absolue ! Ils doivent quand même passer des alliances ne fut-ce que pour obtenir la majorité des sièges. En outre, les comportements électoraux ont été extrêmement déroutants cette fois-ci. On y trouve un mélange de stratégie et d’adhésion. Par exemple, le gouvernement actuel a un bilan assez pauvre sur les quatre dernières années. Mais l’année dernière, il a lancé un vaste programme populiste avec une importante distribution de ressources et d’argent vers les plus pauvres. Beaucoup ont donc voté pour la junte dans l’espoir que ce programme serait poursuivi.
De la même manière, beaucoup de soutiens du Parti démocrate se sont reportés vers les partis pro-junte pour s’assurer que Prayut soit le mieux habilité à négocier avec Thaksin. Ils craignaient en effet que le candidat démocrate ne soit trop mou pour négocier avec Thaksin. Donc c’est un mélange entre différentes sources d’explication.
Une chose est claire, toutefois, de mon point de vue : ces élections ne sont pas une transition vers la démocratie. Le gouvernement actuel cherche surtout à se maintenir au pouvoir avec l’illusion de la démocratie. Mais ça ne va pas être facile. Ils vont peut-être réussir à former un gouvernement, mais leur légitimité est en baisse, en particulier parmi les jeunes. Même si le parti de Thaksin (« Pheu Thai ») n’a pas eu le plus de voix, ils ont eu le plus de sièges et le troisième parti est un nouveau parti fondé par des jeunes (« Future Forward »). Ce parti représente le mouvement progressiste et il s’étend très vite. Aux élections, il a notamment beaucoup bénéficié du système de prime au perdant que j’ai expliqué plus haut parce qu’il arrivait presque chaque fois dans les premiers partis, ce qui prouve qu’il est assez populaire à l’échelle du pays.
Donc, pour moi, ces élections vont surtout avoir pour conséquence d’ajouter davantage de conflits au sein de la société thaïlandaise. Le camp des « rouges » et les jeunes ont massivement voté pour le camp anti-militaire, tandis que les militaires ont gagné beaucoup de votes notamment grâce au report des votes du Parti démocrate, qui lui s’est effondré.

CETRI : Comment interpréter le fait qu’il n’y ait pas eu de grosses manifestations à l’annonce des résultats alors qu’ils étaient fort critiqués ?

Pitch Pongsawat : D’abord, parce que les résultats ne sont pas encore définitifs. Personne ne croit en l’intégrité de la commission électorale, mais elle doit encore annoncer les résultats finaux le 9 mai prochain. C’est seulement à partir de là qu’un gouvernement pourra être formé et que la junte pourra nommer le Sénat.
Ensuite, parce que nous ne sommes pas dans une période démocratique. Il faut énormément d’énergie et de courage pour organiser de grands rassemblements dans le cadre d’une dictature militaire. Sans compter que le Roi ne semble pas être suffisamment neutre pour que les gens puissent descendre dans la rue. Beaucoup de radicaux ont rejoint le parti Future Forward, mais si ce dernier appelle à un rassemblement ou organise ce type d’actions, il pourrait être dissout.
Et puis il faut aussi tenir compte de tout ce qui se passe sur internet. Internet a été largement investi par les jeunes générations. Il n’est plus du tout du côté des conservateurs comme c’était le cas avant, parce que peu de gens y avaient accès. Maintenant, l’accès s’est démocratisé et le taux de connexion est très élevé en Thaïlande. Donc si on regarde ce qu’il se passe sur internet c’est très différent de ce qu’il se passe dans le monde hors-ligne [3] .

CETRI : Vous venez d’évoquer le rôle du Roi en affirmant qu’il n’était pas neutre, que voulez-vous dire par là ?

Pitch Pongsawat : Le Roi a clairement pris parti pour les militaires. La veille des élections, alors que plus personne n’est censé faire campagne, il a fait une annonce à 22h pour appeler les Thaïlandais à suivre les pas de son père et à « voter pour les bonnes personnes ». Plus tôt dans la campagne, alors qu’un parti affilié à Thaksin (« Thai Raksa Chart ») proposait la sœur du Roi comme candidate au poste de Premier ministre, celui-ci s’est également exprimé en affirmant qu’elle faisait toujours partie de la famille royale, bien qu’elle ait abdiqué pour pouvoir se marier avec un homme « ordinaire ». Dans la foulée, la commission électorale a appelé à dissoudre ce parti. Tout ceci montre assez clairement de quel côté penche le Roi…

CETRI : Quelles sont les prochaines étapes maintenant ?

Pitch Pongsawat : Il y en a trois. Officiellement, la première, c’est le 9 mai, avec l’annonce des résultats officiels et définitifs, avant laquelle on ne peut rien faire. Officieusement, toutefois, la première étape commence dès maintenant avec les manipulations et négociations d’un côté comme de l’autre pour tenter de trouver une majorité en ralliant des petits partis. Du côté pro-démocratique, ils doivent juste négocier avec un petit parti et éventuellement un gros dont ils n’ont pas vraiment besoin, mais qui leur permettrait d’être au maximum de leur légitimité. C’est toutefois l’inconnue parce que ce parti n’a aucune ligne idéologique claire. Sa principale proposition était la légalisation du cannabis. Mais surtout, son dirigeant est le plus gros constructeur du pays, c’est notamment lui qui a construit l’aéroport, et il a des liens avec les propriétaires de la chaine de magasins « king power duty free » dont on dit qu’il s’agit de la plus grosse entreprise de blanchiment d’argent du pays. Donc ce sont des négociations qu’il faudra suivre de près…
Ensuite, la deuxième étape importante, c’est la façon dont les gens vont délégitimer le processus électoral, qui était extrêmement biaisé.
Enfin, le dernier élément, c’est la façon dont, à l’inverse, les militaires vont essayer de (re)gagner une légitimité qu’ils sont en train de perdre chaque jour un peu plus. Pour ce faire, ils vont notamment affirmer qu’il faut suivre les consignes du Roi et soutenir les « bonnes personnes ». Ils vont aussi affirmer qu’il ne faut pas parler de politique pour l’instant parce qu’on se dirige vers le couronnement du Roi. Même dans mon émission certains ont affirmé que d’ici quelques semaines il faudrait arrêter de parler politique, parce qu’on était sur le point de vivre un des moments les plus importants de l’histoire de la Thaïlande…

CETRI : Quelle a été la place des questions socio-économiques dans cette élection ?

Pitch Pongsawat : Aucune. L’enjeu n’était pas économique, mais bien de savoir si on soutenait la junte ou non, et dans ce cas si on soutenait Thaksin, ou si on cherchait une nouvelle alternative. Finalement, ces deux options ont fusionné, mais en face le soutien à la junte forme également un bloc soudé. Personne n’a vraiment mentionné l’économie, et certainement pas la junte parce que la situation est assez mauvaise. Or, pour pouvoir redresser l’économie, il faut disposer d’un gouvernement légitime, ne fut-ce que pour être accepté et reconnu par la communauté internationale pour pouvoir recevoir des investissements, par exemple d’Europe ou des États-Unis.

CETRI : Jusqu’ici, on avait l’image d’une population pauvre et rurale qui soutenait massivement Thaksin, face à une population urbaine plus aisée davantage acquise à la monarchie ou du moins à la « stabilité ». Est-ce que cette représentation est toujours pertinente, notamment suite à l’ascension du nouveau parti « Future Forward » ?

Pitch Pongsawat : Oui et non. De la même façon qu’il est difficile d’interpréter le score des militaires comme le signe d’un large soutien en leur faveur, on ne peut pas tout à fait dire non plus que Future Forward est le parti des jeunes générations. Ce n’est qu’une vérité partielle. Il y a trois facteurs au moins qui expliquent l’essor de Future Forward. Oui les jeunes générations ont plutôt eu tendance à voter pour Future Forward. Mais dans beaucoup de circonscriptions, les partis affiliés à Thaksin ont été disqualifiés, ce qui laissait peu de choix aux électeurs qui voulaient éviter que la junte ne passe. Or, pour beaucoup, c’est Future Forward qui avait l’air le mieux placé et donc ils ont voté pour ce parti. Troisième élément, comme je l’ai expliqué, le nouveau système électoral tend précisément à favoriser ce type de parti.
Donc à eux seuls, les jeunes votants ne peuvent pas expliquer le score de Future Forward. Ils ne sont pas assez nombreux et ils n’ont pas tous voté pour lui. Si on avait appliqué le système d’avant 1997, Future Forward n’aurait obtenu qu’une vingtaine de sièges, et encore sans tenir compte des voix qu’ils ont obtenues parce que des partis liés à Thaksin ont été disqualifiés. Donc il faut arrêter de rêver avec ce discours sur la jeune génération ! La réalité c’est que Future Forward a perdu dans la plupart des circonscriptions, même si le système lui permet finalement d’avoir un nombre de sièges importants. Et beaucoup de votants pour Future Forward ne viennent pas des jeunes générations, mais plutôt des franges les plus « radicales » de la société qui veulent un changement profond. C’est pourquoi ce résultat est aussi annonciateur de davantage de conflits dans la société. Il s’agissait pour beaucoup d’un vote de colère et d’un vote de colère adressé aux deux côtés, aussi bien à la junte qu’au camp Thaksin.

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Notes

[1Les dernières élections législatives remontent à 2011. Elles sont remportées par Yingluck Shinawatra qui devient Première ministre. Elle est destituée le 6 mai 2014 et la loi martiale est prononcée dans la foulée.

[3Sur ce point, lire également sur notre site : référence Legaspi.


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.