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Replacer l’« agenda de l’efficacité » dans les rapports Nord-Sud

Le premier Forum de haut niveau du « Partenariat mondial pour une coopération au développement efficace » s’est tenu en avril à Mexico. Il consacre une métamorphose de « l’agenda de l’efficacité de l’aide » : l’incorporation de pays émergents, dont la montée en puissance de la coopération « Sud-Sud » chambarde le paysage de l’aide, à un processus caractérisé par l’entre-soi occidental depuis ses débuts à Rome en 2003. Tensions et blocages en découlent. Faut-il s’en lamenter ? Retour sur un agenda international pour le moins ambigu.

Réhabiliter des États « réformés » ?

L’« agenda de l’efficacité de l’aide » émerge dans des circonstances précises : après une décennie « post-guerre froide » caractérisée par un désenchantement vis-à-vis de l’aide publique, cette dernière se voit réinvestie de nouvelles missions par les pays occidentaux dans le cadre des Objectifs du millénaire pour le développement et de la gestion de la mondialisation. Mais la réalité de l’impact de l’aide faisant l’objet de controverses aiguës depuis le début des années 1990, il n’était politiquement pas tenable d’envisager une augmentation des transferts sans engagement à améliorer l’efficacité de ces derniers en termes de capacité à produire de la croissance et du développement.

Si l’on se penche sur son contenu, l’intention principale de cet agenda est de redistribuer les rôles entre aidants et aidés, soit, dans les grandes lignes, de remettre les États bénéficiaires en position de « maîtrise d’ouvrage » de leurs politiques publiques, de passer d’une situation de dispersion des interventions de développement à une situation où les intervenants se coordonnent davantage sous le leadership des États bénéficiaires, s’alignent sur ses priorités et utilisent les systèmes nationaux de gestion. On ne peut que souscrire à ce scénario. Idem s’agissant des engagements à délier l’aide ou à améliorer la prévisibilité des versements, deux préalables importants à tout assainissement de la relation d’aide.

Engageant côté face, ce même agenda comporte côté pile une série d’exigences de réformes à l’endroit des « pays partenaires » problématiques à deux titres au moins : non seulement ces réformes (de gestion des finances publiques et des systèmes nationaux de passation des marchés notamment) sont soumises à l’instrument de mesure de la performance EPIN [1] de la Banque mondiale, dont la logique d’ensemble est de rendre les institutions locales « business friendly », mais elles produisent au nom de la transparence un modèle de gestion publique ouvert à l’examen sourcilleux et permanent des bailleurs de fonds. Aux yeux de ces derniers, littéralement, le fait d’apporter un financement aux institutions locales procure un levier pour exercer une influence sur le fonctionnement global de celles-ci.

Contradictions dans la pratique

Sur le terrain, l’agenda de l’efficacité n’a pas entraîné le renversement des rôles évoqué plus haut. Les États les plus pauvres n’ont, dans leur grande majorité, pas accru leur maîtrise politique de la définition et de la conduite de leurs programmes de développement nationaux. Reconnaissons-le, une partie de l’explication doit être cherchée dans les attitudes des autorités politiques et administratives des pays aidés, qui ont manqué de la capacité ou de la volonté de reprendre la barre. Précisons que ces faiblesses trouvent notamment leur origine dans les cures d’amaigrissement imposées par les bailleurs de fonds eux-mêmes et dans l’habitude délétère qu’ils ont prises depuis les années 1980 de mener des projets de développement en contournant ou court-circuitant les structures publiques, générant une tendance diffuse à la déresponsabilisation des autorités locales (Polet, 2008 ; Lavigne Delville, 2013).

Les difficultés de l’« appropriation » résident néanmoins davantage dans les propres contradictions des agences d’aide occidentales. A commencer par leur recours intensif à ce que Béatrice Hibou qualifie de « bureaucratie néolibérale », à savoir la dérive gestionnaire consistant à exiger d’administrations pauvres en ressources humaines le remplissage de formulaires, la documentation d’indicateurs et l’adoption d’une foule de mesures juridico-administratives dans l’objectif non pas de renforcer les capacités des structures locales, mais de rassurer les autorités de tutelle, dans les capitales européennes, sur le niveau de gestion des risques financiers et le degré de réalisation des résultats planifiés.

Mais la contradiction principale du nouvel agenda est plus politique et réside dans le fait que les pays occidentaux n’entendent pas sérieusement réduire l’influence multiforme qu’ils exercent sur les processus décisionnels des pays receveurs. Les conclusions d’une étude universitaire de grande ampleur menée entre 2005 et 2007 sur les conditions de négociation de l’aide internationale dans huit pays africains confirment la persistance de ce décalage : «  si les représentants des agences d’aide internationale sont parfois enclins à définir l’appropriation comme le contrôle exercé par le gouvernement bénéficiaire sur les politiques publiques nationales, ils ont tendance à retourner à une définition de l’appropriation comme engagement du gouvernement en faveur de leurs préférences à eux aussitôt que des désaccords avec le gouvernement apparaissent sur le choix des politiques » (Whitfield, 2009).

L’agenda de l’efficacité offre même potentiellement de nouveaux leviers d’influence politique aux intervenants extérieurs. Du fait notamment qu’ils s’impliquent davantage dans le financement des politiques via l’aide budgétaire. Or, « il n’y a pas d’argent neutre, celui-ci véhicule toujours une stratégie » rappelait récemment un responsable de la santé congolais (Kalambay, 2013). Et lorsque les fonds extérieurs sont supérieurs aux fonds propres «  vous êtes à la merci de l’aide » continuait celui-ci, en d’autres termes ce sont les cadres congolais qui s’alignent sur les préoccupations en matière de santé des bailleurs de fonds et non le contraire. S’ensuit un détournement des ressources humaines de la santé sur les priorités de la communauté internationale au détriment de maladies dont les ravages sont pourtant considérables en République démocratique du Congo.

Le supplément d’immixtion politique des pays occidentaux provient également de leur plus grande coordination et de l’harmonisation de leurs procédures et conditions - sans doute le seul front sur lequel l’agenda de l’aide a montré quelque progrès. Ces convergences devaient théoriquement être orchestrées par les pays récipiendaires et mener à un appui plus cohérent de ses politiques par les nombreux intervenants. Dans la majorité des pays la démarche a été biaisée : les agences d’aide se sont coordonnées en l’absence (ou en la présence passive) des responsables locaux, ce qui a placé ces derniers face à des « coalitions d’intervenants » porteurs d’attentes communes et réduit leur pouvoir de négociation.

Crise de l’hégémonie occidentale

Ces évolutions récentes dans le cadre de l’agenda de l’efficacité doivent être replacées dans la trajectoire plus longue de la formation et de la consolidation d’un oligopole des donateurs occidentaux. Comme l’a bien décrit Jean Coussy (2010), cet oligopole, dont les espaces de concertation sont les institutions financières internationales, le Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE et l’Union européenne, a servi à réguler les rivalités intra-occidentales et à construire progressivement un cadre de normes partagées en matière d’aide. Or «  l’histoire de cet oligopole est largement une histoire des conditionnalités qu’il tentait d’imposer ». Dans les domaines de la gestion financière et macro-économique à partir du début des années 1980, puis progressivement dans ceux de la démocratie, de la gestion publique, des droits humains, des politiques sociales, de l’environnement. L’agenda de l’efficacité constitue l’ultime tentative de cet oligopole de pousser un cran plus loin ses convergences... et l’ingérence concertée qu’elles impliquent dans les affaires internes des pays aidés.

Cette tentative est aujourd’hui sérieusement compromise par l’évolution récente des rapports Nord-Sud, du fait de la montée en puissance des pays émergents et de l’accouchement d’un scénario mondial multipolaire. La croissance économique des BRICS a généré un supplément de moyens financiers dans la majorité des pays pauvres dépendants d’exportations de matières premières, réduisant leur dépendance vis-à-vis des aides extérieures. Par ailleurs, en fournissant des alternatives de financement non associées à des obligations de réforme politique, la coopération Sud-Sud affaiblit les conditionnalités occidentales. Enfin sur un plan plus symbolique, le dynamisme des émergents en regard d’économies occidentales empêtrées dans les crises dévalue les leçons de bonne gouvernance et de croissance que ces dernières continuent à seriner.

Sur la défensive, l’oligopole occidental a réagi en invitant les pays émergents à rejoindre l’agenda de l’efficacité. Son pilotage est aujourd’hui partagé entre le PNUD, où les pays du Sud sont mieux représentés, et le CAD de l’OCDE. Derrière la démarche « inclusive », l’intention de bien des chancelleries occidentales est d’aligner les émergents sur les normes de bonne conduite davantage que de prendre acte des conceptions différenciées dont ils sont porteurs.

Les blocages qui s’ensuivent sont présentés par d’aucuns comme le dévoiement d’un processus vertueux au service du développement et de la lutte contre la pauvreté. Nous y voyons davantage la crise d’un projet de reconfiguration des États et des sociétés du Sud par les pays occidentaux. Un projet dont les conditions de possibilité étaient étroitement liées au renforcement de la domination politique du Nord sur le Sud depuis la fin des années 1970. Et dont l’intégration néolibérale des pays pauvres à l’économie mondiale demeure un axe central.

Bibliographie

Coussy J. (2011), « Pénétration des pays émergents en Afrique », La Revue Nouvelle, n°1, janvier.

Kalambay H. (2013), Communication dans le cadre du colloque « Quelles approches pour améliorer l’efficacité de l’aide internationale ? », Université Libre de Bruxelles (ULB), 27 novembre 2013.

Lavigne Delville P. (2013), « ’Déclaration de Paris’et dépendance à l’aide : éclairages nigériens », in Politique africaine, n°129, mars 2013.

Polet F. (2009), Les nouvelles modalités de l’aide au Nicaragua et au Niger : pour quelle appropriation ?, Rapport pour la Coopération luxembourgeoise, mars 2009.

Whitfield L. (2009), The Politics of Aid. African Strategies for Dealing with Donors, Oxford University Press.

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Notes

[1Pour « Evaluation de la politique et des institutions nationales ».


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.