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Relations de classes et modes de production : théorie et analyse

Une collectivité humaine qui ne produit pas au moins autant, et si possible plus, de richesses qu’elle n’en consomme, est condamnée à disparaître. C’est là un fait évident, mille fois avéré au cours de l’histoire. Produire assez des richesses pour satisfaire les besoins de sa population est donc une exigence vitale. [1]

C’est par la pratique des « relations de classes » que les collectivités humaines produisent des richesses. Or, les relations de classes constituent un cas particulier de « relations sociales » : celles qui ont précisément pour enjeu de produire et de gérer des surplus de richesses. S’il en est ainsi, pour élaborer un concept de « relations de classes » ou, ce qui revient au même, de « mode de production », il nous faut d’abord rappeler notre concept de « relation sociale » [2].

1 - Le concept de relation sociale

Toute relation sociale est une coopération entre deux acteurs : chacun poursuit des finalités et s’efforce d’acquérir des compétences et des ressources pour apporter sa contribution à ces finalités. Mais toute relation sociale tend aussi à engendrer entre ces acteurs des inégalités : chacun s’efforce d’exercer sur l’autre la plus grande emprise possible pour obtenir de la relation la plus grande rétribution possible. Par conséquent toute relation sociale implique une domination sociale : chacun est contraint par l’autre d’apporter sa contribution à la relation (d’engager ses ressources et ses compétences) et de subir son emprise ou de lutter contre elle. En outre, pour qu’une relation sociale soit praticable, il faut que cette domination ait un sens aux yeux des acteurs qui y sont engagés, donc toute relation implique aussi une légitimation culturelle : il faut que les finalités leur paraissent légitimes selon le modèle culturel régnant, et il faut que les rétributions dont ils bénéficient leur paraissent désirables et, si possible, suffisantes. Bien entendu, certaines relations sont moins marquées que d’autres par les inégalités et la domination sociale : tout dépend des logiques d’action des acteurs.

2 - Le concept de relations de classes ou mode de production

Étant donné la nécessaire division sociale du travail, tous les membres d’une collectivité ne peuvent pas se consacrer à la production : il faut donc que certains d’entre eux (appelons-les la « Classe P », comme Producteurs) produisent un surplus de richesses, autrement dit, qu’ils en produisent plus qu’ils n’en consomment eux-mêmes. Pour qu’une classe P accepte de faire un tel sacrifice, car c’en est un, il faut qu’elle y soit contrainte (travailler pour les autres et pas seulement pour elle-même n’est pas son intérêt immédiat) et que cette contrainte lui paraisse légitime (car si elle lui paraissait absurde ou arbitraire, elle ne s’y soumettrait pas). Il en résulte qu’il est nécessaire qu’un autre groupe social (appelons-le « Classe G », comme Gestionnaires) organise cette contrainte (ce mode de domination sociale) et institue cette légitimité (ce type de légitimation culturelle).

Toute relation de classe (ou mode de production) met donc en présence deux acteurs (la classe P et la classe G) qui coopèrent entre eux pour produire un surplus de richesse (finalité) et qui apportent chacun leur contribution à cette finalité : l’un produit le surplus, l’autre le gère. Mais cette relation engendre des inégalités entre eux : l’emprise sociale de la classe G sur la classe P est plus forte que l’emprise de la classe P sur la classe G, et des lors, les rétributions sont inégales. Par conséquent, dans une relation de classe, la classe P est contrainte par la classe G de contribuer, par un surtravail, à la production d’un surplus, dont la gestion lui échappe, à cause de l’emprise que la classe G exerce sur elle. Dès lors, pour que cette relation puisse durer dans le temps (se reproduire), il faut qu’elle soit justifiée par des principes culturels, qui légitiment les finalités que ces deux acteurs poursuivent et les rétributions dont ils bénéficient.

Il résulte de ce qui précède que, dans toute collectivité qui produit de la richesse, il y a nécessairement des relations de classes (hier, aujourd’hui et demain) : que cela plaise ou non, il n’y a pas de « société sans classes » ! C’est là une belle utopie, utile aux classes P en lutte, mais qui brouille l’analyse. Il peut y avoir des sociétés où la classe P est respectée et bien traitée par la classe G, mais pas de société, disposant d’une division du travail, dans laquelle il n’y aurait pas de classes sociales. Puisque les classes sont (un mal et un bien) nécessaires, il est inutile – et même franchement nuisible – de vouloir les supprimer. Par contre, il va de soi que les relations de classes peuvent être plus ou moins marquées par les inégalités et la domination sociale : tout dépend du rapport de force entre les acteurs, et plus précisément entre les logiques d’action de la classe P et de celles de la classe G.

Si l’on ne peut pas supprimer les classes sociales, il est essentiel, par contre, d’obliger la classe G à être plus dirigeante (qu’elle gère le surplus dans l’intérêt général) que dominante (qu’elle détourne le surplus à son profit particulier). Et, pour que la classe G soit dirigeante, il est indispensable qu’elle y soit contrainte par la classe P : si elle n’y est pas contrainte, comme l’histoire l’a de tout temps prouvé, elle s’occupera surtout de ses intérêts particuliers. Et la seule manière de contraindre la classe G à être dirigeante, c’est que la classe P soit plus offensive (qu’elle exige que le surplus soit géré dans l’intérêt général) que défensive (qu’elle cherche à satisfaire ses intérêts particuliers). C’est ce qu’Alain Touraine appelle la « double dialectique des classes sociales » : la relation entre une classe G offensive et une classe G dirigeante est la meilleure manière de garantir durablement un usage social du surplus dans l’intérêt général. Bien entendu, dans la réalité, la classe G est toujours à la fois dominante et dirigeante et la classe P est toujours à la fois défensive et offensive : toute la question est donc de savoir dans quelles proportions, et là se situe l’enjeu majeur des luttes de classes.

Il en résulte que, pour analyser les relations de classes selon la théorie de la relation sociale, il faudra se poser quatre questions :

  • la première concerne les finalités de la relation : tout mode de production comporte un « principe culturel de sens », sans lequel la coopération entre les classes serait impossible. Quel est le principe culturel, commun aux deux classes, qui légitime leur coopération ?
  • la seconde est celle des contributions : tout mode de production comporte un « mode d’extraction du surplus », qui contraint la classe P à coopérer à la ce surplus. De quelle manière la classe G contraint-elle la classe P a produire un surtravail générateur d’un surplus ?
  • la troisième concerne l’emprise sociale : tout mode de production comporte un « mode d’appropriation du surplus », qui engendre une inégalité d’emprise des classes sur l’usage social (la gestion) que la classe G fait du surplus. De quelle manière la classe G s’approprie-t-elle le surplus, autrement dit, comment oblige-t-elle la classe P à lui céder le surplus de richesse qu’elle produit ?
  • la quatrième est celle des rétributions : tout mode de production comporte enfin un « principe de reproduction » des relations de classes, c’est-à-dire des réponses de la classe G répond aux menaces qui pèsent sur sa positon sociale ( la concurrence d’autres classes G et les confits de classe P). Par quelles méthodes la classe G répond-t-elle aux menaces qui pèsent sur la reproduction de sa positon sociale ?

C’est en cherchant les réponses aux quatre questions ci-dessous, soit au cours de l’histoire, soit dans une collectivité particulière à un moment donné, que nous pourrons identifier les différents modes de production qui y sont à l’œuvre et s’y trouvent mêlés.

Signalons encore que les modes de production, que nous allons examiner ci-dessous, peuvent très bien exister en même temps dans une collectivité, selon les groupes sociaux et les régions. Chacun aura plus ou moins d’influence sur la production et la gestion des richesses.

Armé de ces concepts – de ces outils d’analyse – nous pouvons nous interroger maintenant sur notre question : Quels sont – en nous limitant aux plus connus – les différents modes de production que l’on peut découvrir dans l’histoire des collectivités humaines ?

3 - Le mode de production capitaliste industriel

Commençons par le mode du production capitaliste industriel parce que c’est celui que Karl Marx a analysé (notamment dans Le Capital), qui a fait l’objet d’innombrables travaux ultérieurs, et qui a largement inspiré les luttes sociales (du mouvement ouvrier) et politiques (des partis communistes et socialistes) pendant la seconde moité du XIXè siècle et au moins les deux-tiers du XXe.

Je me contenterai ici d’expliciter les réponses aux quatre questions proposées par la grille d’analyse du tableau précédent :

a - Finalités : Sur quels principes culturels communs les classes G et P fondent-elles leur nécessaire coopération pour produire un surplus ?

Ce qui donne du sens à la relation entre le bourgeois et le prolétaire, c’est le fait que tous deux croient au Progrès, défini comme la capacité d’améliorer les conditions de vie des collectivités humaines par la maîtrise de la nature, grâce au travail, à la science et à la technologie.

Cette croyance constitue le principe de sens central du modèle culturel de la première modernité, le « modèle culturel progressiste ». Bien entendu, si cette croyance est bien commune aux deux classes, elle est interprétée de manière différente et opposée par l’idéologie bourgeoise (qui croit plutôt au progrès technique) et par l’idéologie prolétarienne (qui croit plutôt au progrès social).

b - Contributions : De quelle manière la classe G oblige-t-elle la classe P à fournir un surtravail qui engendre un surplus ?

La contrainte qui oblige le prolétaire à produire un surplus est le salariat : la transformation de la force de travail en marchandise vendue par le travailleur et achetée par le bourgeois sur le marché du travail. Le travailleur, ne disposant que de sa force de travail, est obligé de la vendre s’il veut survivre. Il est, disait Marx, un « travailleur libre » : entendez qu’il n’est plus, comme le serf, attaché à la glèbe (dont il est libéré). Mais, étant dépourvu de tout moyen de production, il ne peut survivre qu’en travaillant pour un autre. Sa force de travail devient ainsi une marchandise, dont le prix (le salaire) est fixé par le marché selon la loi de l’offre et de la demande. Dans ces conditions, écrit Marx, ce prix est égal à « la somme des valeurs d’échange des biens considérés comme socialement nécessaires à sa reproduction ». En clair, l’ouvrier gagnera juste assez pour se nourrir et se vêtir, pour nourrir et vêtir sa famille, pour se reposer quelques heures et retourner au travail le lendemain ! L’expression « socialement nécessaire » est cependant très importante : le prix dépend du rapport de force entre le vendeur et l’acheteur, donc de la rareté relative de la force de travail, de sa qualification et de la menace que fait peser le prolétariat sur la bourgeoisie par son action syndicale. Cependant, ce prix n’est jamais (ou très rarement) assez élevé pour que le prolétaire soit en mesure de changer de statut social : d’acquérir des moyens de production et de devenir un patron. La « magie » de cette marchandise très particulière qu’est la force de travail est qu’en se dépensant dans le procès de travail, elle engendre une valeur d’échange (les produits ou les services) supérieure à sa propre valeur d’échange (le salaire) ; le surplus (appelé « plus-value ») est la différence entre les deux.

c - Emprise sociale : De quelles manière la classe G oblige-t-elle la classe P à lui céder le surplus de richesse qu’elle produit ?

Si le bourgeois exerce une emprise sociale sur le prolétaire, c’est parce qu’il dispose de moyen de lui enlever tout contrôle sur les biens et les services qu’il produit par son travail, donc sur le surplus. Comment cette appropriation est-elle possible ? Par le concours de deux contraintes : celle de l’échange marchand et celle de la propriété privée. L’échange marchand fixe les prix grâce à la loi de l’offre et de la demande. Le prolétaire est rétribué par un échange entre sa force de travail et son salaire, au prix fixé par le marché. Le bourgeois, étant propriétaire de tous les facteurs de production, est aussi propriétaire des produits du travail. Il peut donc les vendre sur le marché des biens et des services. La somme d’argent qu’il reçoit par cette vente lui permettra, d’une part, de reconstituer les facteurs de production en vue d’un nouveau cycle (de racheter des objets à transformer, d’amortir ses moyens de production et de racheter de la force de travail) et, d’autre part, de réaliser entre ses mains le surplus (la plus-value). Cette plus-value constitue le « salaire » du bourgeois et, puisqu’il en est propriétaire, il a le droit d’en faire ce qu’il veut : la réinvestir pour agrandir son entreprise (logique dirigeante ou la gaspiller en dépenses de luxe (logique dominante). En outre, la propriété privée est garante par la loi, par la justice, et au besoin, par la violence répressive de l’État.

d - Rétributions : Par quelles méthodes la classe G répond-t-elle aux menaces qui pèsent sur la reproduction de sa positon sociale ?

La rétribution de la bourgeoisie est menacée de deux côtés : par la concurrence entre les bourgeois et par les confits avec les prolétaires. D’un côté, la concurrence tend à réduire le prix des produits sur le marché ; de l’autre, les confits avec le prolétariat tendent à augmenter les coûts de production. Or, les deux réduisent la plus-value : c’est la « baisse tendancielle des taux de profit », dont parlait Marx. En effet, en raccourcissant le temps de travail (le nombre d’heures par jour, de journées travaillées et d’années de travail) et en exigeant la hausse des salaires et de meilleurs conditions de vie (la sécurité sociale), le syndicalisme réduit la différence entre le coût du travail et le prix des produits, donc la plus-value. Si, en outre, la concurrence tend à faire baisser le prix de produits, la plus-value finit par se réduire tellement qu’elle en viendrait à disparaître et que le système ne pourrait plus se reproduire. Le capitalisme creuserait ainsi « sa propre tombe ».

Que fait la bourgeoisie pour résoudre ce problème ? Bien sûr, elle réprime le mouvement ouvrier autant qu’elle peut, c’est-à- dire aussi longtemps qu’elle est soutenue dans cette répression par des lois, mises en œuvre par l’État. Évidemment, elle endoctrine aussi en diffusant son idéologie. Par ces deux méthodes, la bourgeoisie est dominante. Mais, par deux autres méthodes, elle est aussi dirigeante : d’une part, elle cherche à réduire la concurrence en introduisant des barrières douanières qui limitent l’entrée des produits concurrents sur son marché (protectionnisme) ; d’autre part, elle s’efforce d’augmenter l’intensité et la productivité du travail par le progrès technique (elle invente le travail à la chaîne et elle met entre les mains des travailleurs des outils qui leur permettent de produire plus, mieux, en moins de temps). Ainsi, dans les termes de Marx, elle compense la réduction de la plus-value absolue par une augmentation de la plus-value relative.

Or, en promouvant ainsi le progrès technique, elle transforme le progrès technique en progrès social. En effet, d’une part, le protectionnisme a permis aux États nationaux de disposer des revenus suffisants (par les impôts) pour financer des politiques sociales : celles de l’État Providence. D’autre part, à mesure que la productivité du travail augmentait, la bourgeoisie pouvait se permettre de réprimer moins et d’accepter en partie les revendications de la classe ouvrière : les confits de classes ont permis ainsi, en un siècle, d’instituer le syndicalisme et les pactes sociaux : journée des huit heures, sécurité sociale, indemnité de chômage, pécule de vacances, assurance accident-maladie, retraite à 60/65 ans, allocations familiales, etc.

Pour conclure l’analyse de ce premier modèle, il convient de rappeler que le mode de production capitaliste, tel qu’il vient d’être décrit, n’a pas été la seule manière de promouvoir l’industrialisation des pays du Nord, pendant la première époque de la modernité (depuis les révolutions industrielles des XVIIIè et XIXè siècles jusqu’aux deux tiers du XXè siècle). Le processus d’industrialisation a, en effet, suivi quatre chemins différents, selon que la classe G était une bourgeoisie privée ou qu’elle était un appareil d’État. La bourgeoisie privée a elle-même suivi deux voies selon la force du mouvement ouvrier : le capitalisme libéral (Grande Bretagne, États Unis) et le capitalisme social démocrate (Pays scandinaves et une partie de l’Europe occidentale). De même, quand ce sont les appareils d’États qui ont joué le rôle de la Classe G, ils ont également suivi deux voies : celle du nationalisme fasciste (Allemagne, Japon) et celle du communisme (URSS).

4 - Le mode de production communiste

Je voudrais analyser maintenant le cas d’une classe G de la société industrielle, constituée par un appareil d’État : le mode de production communiste. Il est, en grande partie mais pas totalement, différent du mode capitaliste. L’intérêt de ce choix est, précisément, que, dans l’idéologie communiste, les dirigeants du parti et de l’État prétendent qu’il n’y a pas de classes sociales dans leur collectivité. Cette négation a évidemment une fonction politique : celle d’interdire l’action d’un mouvement ouvrier organisé, libre et indépendant, qui contrôlerait les dirigeants de l’économie, les critiquerait et revendiquerait des améliorations des conditions de travail et de vie.

a - Finalités : Sur quels principes culturels communs les classes G et P fondent-elles leur nécessaire coopération pour produire un surplus ?

Ce qui donne du sens à la relation entre les dirigeants du parti révolutionnaire qui contrôlent les appareils de l’État et les travailleurs, c’est, comme dans le mode capitaliste industriel, le fait que tous deux croient au Progrès, (défini, je le rappelle, comme la capacité d’améliorer les conditions de vie des collectivités humaines par la
maîtrise de la nature, grâce au travail, à la science et à la technologie). Il me semble évident, en effet, que tous les pays qui ont bâti leur industrialisation – quelle que soit la voie qui s’y soit imposée –, partageaient cette croyance au progrès, centrale dans le modèle culturel de la première modernité.

b - Contributions : De quelle manière la classe G oblige-t-elle la classe P à fournir un surtravail qui engendre un surplus ?

À la différence du mode capitaliste de production, ce n’est pas le système du salariat qui contraint le travailleur à produire un surplus : il n’y a pas ici de marché du travail. C’est, dans ce cas, une estimation réalisée par les dirigeants de l’État, qui évaluent les coûts de production, qui fixent les prix de vente des biens et des services, et qui, du même coup, fixent les rémunérations qu’il convient d’accorder aux travailleurs, selon une planification de l’économie. Ces rémunérations sont, le plus souvent, modulées par des récompenses (primes, avantages en nature ou symboliques) destinées à stimuler l’ardeur des travailleurs et à augmenter ainsi l’intensité et la productivité du travail (stakhanovisme). Sans de telles récompenses, en effet, quand ils ne sont plus stimulés que par leurs convictions révolutionnaires, par leur foi dans le socialisme et leur confiance dans leurs dirigeants, l’expérience prouve qu’ils ont tendance à réduire leur rythme de travail, ce qui réduit bien sûr les surplus produits.

c - Emprise sociale : De quelles manière la classe G oblige-t-elle la classe P à lui céder le surplus de richesse qu’elle produit ?

L’appropriation du surplus par les dirigeants du parti et de l’État est ici garante par la combinaison de la planification et de la propriété publique des moyens de production. Les dirigeants estiment, en effet, qu’ils défendent eux-mêmes les intérêts de l’ensemble de la collectivité, et que, dès lors, le syndicalisme doit être au service du parti révolutionnaire, qu’il doit êtres créé et contrôlé par lui, et que sa fonction sociale consiste à inciter les travailleurs à s’investir davantage dans leur travail, à contrôler leur comportement et même leur pensée, et au besoin, à les remettre au pas quand ils se permettent d’exprimer des critiques ou des revendications. Si besoin est, l’État exerce la répression, qui n’est pas moins féroce que celle de la bourgeoisie.

d - Rétributions : Par quelles méthodes la classe G répond-t-elle aux menaces qui pèsent sur la reproduction de sa positon sociale ?

La reproduction du modèle communiste est menacée par trois dangers : la concurrence du modèle capitaliste dès lors que les dirigeants prétendent ouvrir leur économie aux marchés externes ; l’excès de dominance d’une classe G qui trahit l’idéal révolutionnaire affirmé ; et l’affaiblissement des convictions socialistes de la classe P. Conjuguées, ces menaces conduisent à la bureaucratisation et à la perte de confiance dans les dirigeants, qui, à terme, empêchent le modèle de se reproduire. Les cas de l’URSS est tout à fait significatif à cet égard : il illustre parfaitement l’affirmation selon laquelle quand une classe G n’est pas contrôlée et menacée par une classe P, elle finit par devenir plus dominante que dirigeante.

Comment les dirigeants de l’État s’y prennent-ils pour répondre à ces menaces ? Bien sûr, ils répriment autant qu’ils peuvent et ils l’ont fait suffisamment pour qu’il soit inutile d’y insister. Ils endoctrinent aussi, pour entretenir la confiance du peuple dans ses dirigeants et la révolution. Ainsi, parler de « dictature du prolétariat », pour désigner un régime dans lequel, notoirement, les travailleurs n’ont pas voix au chapitre, est évidemment une procédé idéologique grâce auquel les dirigeants espèrent masquer la réalité ; s’il le régime est bien totalitaire, il s’agit plutôt d’une « dictature (des dirigeants du parti qui défendent plus ou moins bien les intérêts) du prolétariat ». Ils oublient la parenthèse ! Ces deux méthodes sont dominantes. Mais ils pratiquent aussi des méthodes dirigeantes. Ils sont soucieux de la priorité du progrès social : ils programment l’augmentation progressive des rémunérations, et ils mènent des politiques plus égalitaires. Ils promeuvent aussi l’innovation technologique, dans une compétition avec les pays capitalistes. Donc, ils pratiquent les mêmes méthodes que la bourgeoisie capitaliste, mais à une différence près, très importante : ils le font volontairement (par planification) alors que la bourgeoisie le fait pour répondre à une logique de système. Elle est, en effet, aiguillonnée par les exigences d’un mouvement ouvrier que, démocrate oblige, elle ne peut pas trop réprimer, ce qui n’est pas le cas dans un régime communiste.

Le modèle soviétique a tout de même résisté 72 ans, mais il a fini par révéler ses faiblesses. D’une part, la bureaucratisation et la « nomenklatura » étaient tellement envahissantes que le modèle communiste s’est montré incapable de s’adapter aux changements ; il en va presque toujours ainsi cas quand un modèle aussi rigide essaie de se réformer : les réformes engendrent des révoltes, comme on a pu le voir quand Mr. Gorbatchev a voulu mener à bien la glasnost et la perestroïka. D’autre part, le modèle n’a pas pu résister à la concurrence sur les marchés internationaux d’un mode capitaliste industriel qui, lui même était en train de muter (comme nous allons le voir plus loin). Tout cela a exacerbé les revendications des classes P (principalement dans les pays satellites de la Russie, notamment en Allemagne de l’Est, mais aussi en Pologne, en Hongrie, en Roumanie...), qu’il devint de plus difficiles de réprimer.

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Guy Bajoit
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Notes

[1C’est là une des six exigences vitales que toute collectivité doit résoudre si elle veut survivre. Les cinq autres sont : 2 - gérer ses échanges avec les autres collectivités de manière à pouvoir contrôler ses ressources et vivre en paix ; 3 - gérer son rapport à l’environnement naturel de manière à ne pas épuiser ses ressources non renouvelables ; 4 - gérer son ordre politique interne en exerçant les pouvoirs législatif, judiciaire, répressif et exécutif ; 5 - gérer son contrat social de manière à permettre la coexistence pacifique de tous ses membres ; et 6 - gérer la socialisation et l’intégration des générations successives. J’ai développé cette question dans mon livre : Le Changement socioculturel (Paris, Armand Colin, 2003, réédité en 2014).

[2Que j’ai développé ailleurs. Voir Le changement socioculturel (op. cit.).


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.