I. Après Davos 2001
Sports d’hiver. Un grand bol d’air frais ou un petit pet lacrymogène ? Rapport non autorisé de mon « Autre Davos ».
- Vendredi 26/1. Première fracture au sein de la contestation. D’un côté les ONG modérées cooptées, acceptées à Davos aux côtés de l’élite ; de l’autre, les radicaux réunis à Zurich faute d’accès à la station huppée : plus de 1000 personnes dans le théatre du Volkshaus, plein à craquer. A la tribune, les grosses pointures qui n’ont pas fait le voyage à Porto Alegre. Pour la plupart, marxistes. Au menu, les poncifs, en vrac. De l’Etat-providence à l’Etat-ambulance, de l’Etat social à l’Etat pénal, mondialisation capitaliste et construction des alternatives, de Seattle à Porto Alegre, ingérence militaro-humanitaire, genre et impérialisme, Plan Colombia, Vers un nouvel internationalisme syndical, etc. Limite ennuyeux. Dans la salle, les 2/3 de l’audience ont moins de trente ans ! Ils écoutent. Sur grand écran, gigantesque, Chomsky en gros plan, Bourdieu en gros plan et..., en direct de Porto Alegre, François Houtart qui conclut en annonçant « une ère nouvelle. Cela ne fait pas de doute ». Ovation générale. Les exposés reprennent.
La nuit, courte, dans les abris anti-atomiques de la Protection civile de Zurich. Odeurs de pieds et de cannabis.
- Samedi 27/1, place à l’action. Objectif Davos ! L’occasion d’une nouvelle fracture. Au sein même des radicaux cette fois. D’un côté, les durs « policés » qui, repoussés par les forces de l’ordre aux portes de la station, entendent rebrousser chemin, sans coup férir, pour aller dénoncer les faits à Zurich ; de l’autre, les durs « têtes brûlées », jeunes pour la plupart, bien décidés à en découdre. Essentiellement des gosses de riches en rupture de ban (Comment le sais-tu ? Fais-moi confiance, je les reconnais de loin...). La fougue, la rage, la fraîcheur que n’ont plus les durs « policés ». « Autonomes », pas marxistes. Zapatistes, pas trotskystes. Pas de train à prendre, pas de conférence de presse à honorer, pas de « crédibilité du mouvement à sauvegarder », pas d’engagement à respecter, place à la contestation, la crue.
Pas vraiment dur ni policé, plus vraiment adolescent non plus, je ne sais où me mettre, pour ne pas déranger. Le tableau est trop beau. Entre les sommets enneigés, trois hélicoptères nous survolent, pas deux comme à Liège-Bastogne-Liège, mais trois, comme à la Realidad dans le Chiapas : l’armée, la police et la télévision. Spectacle son et lumière. Deux heures de sit-in sur l’autoroute, la radio annonce 50km de bouchons ! Les robocops - au bout là-bas - ne bronchent pas. Les usagers-otages non plus : surtout des familles déguisées - des snowboots jusqu’aux lunettes profilées - patientes dans leur renault espace. Et puis, enfin, les lacrymogènes... Retour dispersé à Zurich. Les vitrines du centre ville vont payer. Les ruelles étroites et piétonnières bloquent les auto-pompes. Des sirènes plein la ville, des Suisses curieux ou peureux, des jeunes qui jouent au chat et à la souris avec la police de papa. Demain c’est sûr, on lira les journaux.
II. Avant Porto Alegre 2002
Le goût des autres pour le Sud
1. Globalement… quelle est l’identité sociale des « altermondialistes », jeunes et plus âgés ? Pourquoi le profil socioculturel des militants de la solidarité internationale est-il à ce point prévisible ? Faut-il être « bien né » pour devenir un humaniste sans frontières ? Pourquoi les altruistes intergalactiques sont-ils pour la plupart des « héritiers » ? Et pourquoi en parle-t-on si peu ? Combien de fils de famille rurale-ouvrière-apolitique dans les ONG, dans les observatoires Nord-Sud ? Quelles sont les sources sociales et culturelles de l’engagement, radical ou modéré ? La posture flamboyante de la contestation est-elle située ? Pourquoi les chrétiens aisés se sentent-ils souvent « interpellés » par le Sud, pourquoi « notre grand fils qui a choisi la photographie » est-il forcément doué pour les gros plans de pêcheurs philippins et de gosses burkinabés, pourquoi les « belles âmes » du Nord ont-elles régulièrement besoin d’aller « se ressourcer sur le terrain » ? Faut-il être de l’élite pour être cosmopolite, « de la haute » pour s’intéresser au « bas », ingénu pour devenir « citoyen du monde » ? Les milieux nantis, culturellement et socialement, prédisposent-ils à l’engagement, à l’ouverture ? A l’idéalisation ou au mépris des milieux populaires ?
2. Plus particulièrement… les inconditionnels européens du sous-commandant Marcos, les « zapatisants » sont-ils tous des jeunes de bonne famille, des enfants gâtés par l’existence, en rupture de ban ? A quelles conditions la rébellion des indigènes du Chiapas a-t-elle pu être consacrée « premier soulèvement contre la mondialisation néolibérale » : grâce à ces réseaux de néorévolutionnaires bourlingueurs ou grâce à Marcos, lui-même universitaire urbain bien né ? Comment un paysan indien finit-il par se retrouver en poster à l’ULB ou à la Sorbonne ? Et pourquoi ce même paysan maya préfère-t-il, lui, les photos de Schumacher et de Madonna ? Le Chiapas mérite-t-il cette résonance dans les cocons alternatifs du Nord instruit ? Et ces « zapatisants », de quel droit vont-ils si volontiers – en juillet et août surtout - laver leur linge au ruisseau avec les femmes indigènes ? « Sympathiser avec les victimes du capitalisme » ?
3. Plus personnellement… comment un fils de maçon ardennais peut-il se sentir à l’aise dans un milieu qui n’est pas le sien ? Se mouvoir aisément dans l’altruisme professionnel ou militant quand les horizons viennent à peine de s’ouvrir ? S’écarter du destin « nouveau riche » des modestes en phase d’ascension sociale ? Comment peut-on lire et écrire dans Le Monde diplomatique lorsqu’on n’a pas touché à un journal avant l’âge de vingt ans ? Se comporter en intellectuel si l’on est imprégné de la culture manuelle ? Parler dans un micro quand on est issu des « sans opinion » ? Oser cacher ses faiblesses derrière ses origines sociales ?! Comment peut-on être mobile et désinvolte lorsqu’on a appris la stabilité, disert lorsqu’on transpire la componction, cosmopolite lorsque les attaches pèsent, rêver de changer le monde quand on négocie un changement de classe, étudier les rapports Nord-Sud lorsque ta maman te demande de lui réexpliquer lentement « le métier que tu fais », parce qu’elle n’a « pas bien compris » ?
Bernard Duterme