Un sujet de Wahoub Fayoumi (RTBF) avec Bernard Duterme (CETRI), sur La Première (RTBF, Bruxelles).
Version audio :
Journal RTBF radio, entre les minutes 8’30 et 11’30 : https://www.rtbf.be/auvio/detail_le-journal-de-18h?id=2367835 .
Version écrite :
Que se passe-t-il au Nicaragua ? Trois questions à Bernard Duterme
Wahoub Fayoumi
Les affrontements entre les forces de l’ordre et des manifestants au Nicaragua ont fait 210 morts depuis le 18 avril. Les dernières violences se poursuivaient lundi.
Mais malgré ces affrontements, les manifestants continuent à descendre dans les rues. Certaines municipalités sont entre les mains de la population en colère, une colère qui grandit au fur et à mesure de l’augmentation de la répression.
Que se passe-t-il ans ce pays, qui semble au bord de l’implosion ? Nous avons posé la question à Bernard Duterme, directeur du Centre Tricontinental (CETRI) à Louvain-la-Neuve.
D’où vient cette contestation populaire au Nicaragua ?
Bernard Duterme : Elle vient de la rue nicaraguayenne qui a accumulé, ces dernières années, un certain nombre de frustrations et d’insatisfactions. Un élément déclencheur, mi avril, était donc ce projet de réforme des retraites. Ce projet, abrogé depuis lors, et d’autres épisodes ont fait exploser cette frustration, cette insatisfaction, et ont sorti les gens dans la rue.
Ce qui a donné immédiatement de l’ampleur au mouvement, c’est la forte répression des premières manifestations. Il y a eu tout de suite quelques dizaines de victimes, des étudiants qui tombaient sous les balles de la police à la mi avril.
Cette répression, très forte, presque indiscriminée, largement disproportionnée dans tous les cas, a jeté une grande partie de la population nicaraguayenne dans la rue. Les enquêtes disent aujourd’hui que plus de 70% des Nicaraguayens souhaiteraient le départ du pouvoir actuel.
Vous parlez du projet de réforme des retraites comme déclencheur des manifestations. Ce n’est donc que la partie immergée du problème ?
Bernard Duterme : Ces frustrations naissent du bilan économique, politique, social et culturel de ces 12 dernières années d’ortéguisme, le régime du président Ortega au Nicaragua.
Daniel Ortega est revenu au pouvoir en 2006. En 10 ans, de 2006 à 2016, il est parvenu à doubler l’économie du pays. En 2006, il hérite d’un PIB de 6 milliards de dollars ; en 2016, ce PIB est à plus de 13 milliards de dollars.
Ortega a bénéficié, jusqu’il y a peu, d’un contexte économique favorable. Jusqu’en 2014-2015, le prix des matières premières exportées par le Nicaragua, comme la viande, le café, le sucre, l’or..., était très élevé sur le marché international.
A cet élément favorable, s’ajoute la solidarité vénézuélienne de Hugo Chavez (président vénézuelien de 1998 à 2013, ndlr) qui a offert une aide pétrolière à Ortega, à hauteur d’un quart du budget national nicaraguayen (environ 500 millions de dollars), chaque année pendant dix ans.
Et, troisième facteur tout à fait favorable à ce « miracle économique », comme l’a qualifié le Fonds monétaire international lui-même, c’est le climat positif des affaires qui prévaut entre les États-Unis et le Nicaragua d’Ortega. Climat qui profite des accords de libre-échange. Les États-Unis constituent de loin le principal partenaire commercial du Nicaragua de Daniel Ortega.
L’économie croit à un rythme soutenu : 5% de croissance annuelle en moyenne. Le Nicaragua est le deuxième pays latino américain qui enregistre la plus forte croissance ces dernières années. Les investisseurs étrangers se sont précipités dans le pays, les exportations ont décuplé, et l’ensemble a enrichi le pays.
Même si les chiffres sont contestés, Ortega serait ainsi parvenu à faire stagner le taux de pauvreté, qui tourne autour des 40% de la population nationale. Mais parallèlement, on a assisté au Nicaragua pendant les mêmes années à une concentration sans précédent, à une re-concentration même, des terres, des richesses, des médias, du secteur financier et du secteur énergétique. Aujourd’hui, 300 familles possèdent l’équivalent de 3 fois le PIB du pays. Concentration des richesses au sein de l’élite et hausse des inégalités, sur fond de croissance soutenue.
Selon les chiffres de la Banque centrale du Nicaragua elle-même, le secteur informel a lui aussi explosé. 60% de la population active y travaillait en 2009. En 2016, ils sont 80%, c’est-à-dire une toute grande majorité de la population nationale hors de toute forme de sécurité sociale. A cela s’ajoute que plus de 60% de la population n’a pas les moyens de s’offrir le panier des produits vitaux, la canasta basica.
Ajoutée au fait que la conjoncture s’est retournée en 2016-2017 - chute de l’aide vénézuélienne, cycle déflationniste des matières premières, dégradation lente du climat des affaires avec les États-Unis -, cette mauvaise redistribution du « miracle économique » de la dernière décennie a engendré énormément de frustrations sociales, du ressentiment à l’égard d’un régime qui parallèlement a poursuivi lui-même son propre processus de concentration du pouvoir. C’est tout le volet autocratique de l’ortéguisme.
Que fait l’opposition de cette contestation massive ?
Bernard Duterme : Il n’y a plus vraiment d’opposition partisane au Nicaragua. De l’aveu même d’un proche conseiller d’Ortega, la majorité des hommes politiques de droite au Nicaragua sont assis aujourd’hui à l’Assemblée nationale en tant que députés sandinistes, ou en tant que membres de petits partis satellites, apparentés ou proches de l’ortéguisme.
La stratégie de concentration du pouvoir qu’a développée Ortega et son épouse la vice-présidente Rosario Murillo ces dernières années au Nicaragua, a permis de coopter, de neutraliser, d’acheter l’opposition, de l’« empêcher » de différentes façons. Aux dernières élections municipales (en 2017), le Front sandiniste a remporté 95% des municipalités ! Et les quelques municipalités qui lui ont échappé ont été gagnées par des formations proches.
Si le gouvernement Ortega s’affiche socialiste, progressiste et démocratique, surtout sur le plan international, l’examen des politiques menées depuis onze ans en révèle le caractère essentiellement néolibéral, conservateur et autocratique. En rupture bien sûr avec les idéaux du Front sandiniste révolutionnaire des années 80, mais en parfaite continuité par contre avec les trois gouvernements néolibéraux qui ont précédé le retour d’Ortega en 2006.
Le coût du travail le moins cher en Amérique centrale, c’est au Nicaragua qu’on le trouve ; le coût de la terre le moins cher d’Amérique centrale, c’est au Nicaragua qu’on le trouve... Le fait que les investissements étrangers y ait augmenté de 16% chaque année depuis 2006, c’est le résultat des conditions favorables que le régime Ortega a offertes à ces investisseurs extérieurs, en tirant vers le bas tous les freins sociaux, fiscaux et environnementaux qui auraient risqué de les dissuader.