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Privatisations, marchandisation et tourisme

Plus que tout autre secteur, l’industrie touristique participe à la marchandisation du monde par l’appropriation – acquisitions de fait, privatisations… – de ressources publiques et la mise en vente de ses multiples « produits » matériels et immatériels, puisés dans les cadres sociaux, naturels et culturels dans lesquels elle opère. L’instrumentalisation des « aires protégées » à des fins commerciales, souvent sans respect pour les réalités humaines locales et sans véritable considération pour les impératifs environnementaux, procède de la même logique. Avec l’AGCS (Accord général sur le commerce des services) discuté dans le cadre de l’OMC, il semble que plus aucun endroit ni bien ne puisse à terme demeurer à l’abri de l’avidité des entreprises. Si le « tourisme équitable » peut aider à redistribuer certains bénéfices, il ne questionne pas véritablement la commercialisation de réalités sociales et naturelles transformées en « produits », sur laquelle se fonde le développement de l’industrie touristique transnationale et qui l’assimile à une certaine forme de prostitution. Contre la marchandisation tous azimuts, il s’agit de se mobiliser pour la réglementation du secteur.

« Notre monde n’est pas à vendre ! ». Tel était le cri de ralliement des activistes au Sommet de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) à Cancun en septembre 2003. S’il est un domaine où notre monde est effectivement mis en vente, plus encore que dans d’autres secteurs, c’est bien celui du tourisme, du marché globalisé du tourisme. Le système des entreprises touristiques, dans sa quête de profits maximaux, entend tout posséder et tout commercialiser pour la consommation touristique. Et c’est bien connu, tous les moyens sont bons pour atteindre ces objectifs.

On ne devrait dès lors pas s’étonner du fait que l’industrie touristique fasse siens les appels à la « responsabilité sociale des entreprises » et la rhétorique de l’OMC (« réduction de la pauvreté » et « harmonie sociale »), à travers notamment sa nouvelle initiative baptisée « libéralisation à visage humain du tourisme ». Ce n’est pas la première fois que les géants du secteur tentent ainsi de dissimuler leurs pratiques dommageables, prédatrices, voire criminelles. La promotion du concept d’« écotourisme » fut une autre de leurs stratégies « greenwash ».

En fait, la privatisation des terres et des ressources naturelles au profit du secteur touristique n’a rien de nouveau non plus. Les promoteurs immobiliers du monde entier ont déjà une longue histoire de « privatisation » du patrimoine public, par le vol tout simplement ! Ces dernières décennies, nous avons en effet pu observer de multiples acquisitions illégales de plages publiques, de forêts et de zones montagneuses dans le but de construire des hôtels, des centres de villégiature, des terrains de golf et autres infrastructures touristiques commerciales. La « privatisation » illégale de l’eau stockée dans les réservoirs publics pour remplir les piscines et les baignoires des hôtels ou pour arroser les pelouses des terrains de golf existe aussi depuis de nombreuses années.

En revanche, le processus de légalisation, par des accords de privatisation et de libéralisation passés entre gouvernements et industries, du vol des terres et des ressources des particuliers par les entreprises est, quant à lui, plus récent. Cela signifie entre autres que les autorités responsables ferment plus facilement les yeux sur différentes situations illicites et autres cas d’exploitation abusive. Plus globalement, on le sait, les gouvernements collaborent maintenant ouvertement au démantèlement du domaine public et aux acquisitions privées.

Aires protégées et… commercialisées

Pour illustrer cette tendance, arrêtons-nous d’abord sur la dégradation des parcs nationaux. Dans le monde entier, des Etats-Unis à l’Amérique du Sud en passant par la Chine et la Thaïlande, ces parcs sont aujourd’hui continuellement l’objet de privatisations et/ou d’aménagements visant à attirer davantage de touristes et donc d’argent. Les partisans de ces « réformes » avancent que la participation du secteur privé est dans l’intérêt public, dans la mesure où les gouvernements sans argent n’ont ni les ressources nécessaires pour la protection de la nature ni l’équipement hôtelier pour répondre à la demande croissante des visiteurs. Les conséquences pour les autochtones et l’environnement sont pour autant souvent dévastatrices. Le World Parks Congress confirme que les aires protégées sont plus menacées que jamais. Les effets sur les écosystèmes dus aux développements excessifs, les inégalités sociales et la commercialisation qui provoque souvent une perte irréversible d’authenticité, ne sont qu’une partie des problèmes mentionnés.

Les Etats-Unis ont servi de modèle en instaurant un système de parcs nationaux dans leurs Etats, souvent aux dépens des communautés locales et indigènes qui ont été confrontées à la dépossession et à l’exode suite aux interventions des autorités et des environnementalistes visant à protéger faune et flore. Il semble maintenant que les gestionnaires du monde entier chargés des ressources naturelles et des terres copient le modèle états-unien mais, cette fois, par le biais de la privatisation et de la « disneyfication » des parcs.

Cette dernière formule pourrait paraître exagérée. Elle se fonde pourtant sur le protocole d’intention signé par les agences gouvernementales américaines chargées de la protection de l’environnement (notamment le service des forêts, celui de la protection des ressources naturelles et celui des parcs nationaux) avec Walt Disney Company, en vue d’une coopération dans la gestion des ressources naturelles et l’éducation environnementale. Partout, de magnifiques zones naturelles sont transformées, selon ce modèle, en parcs à thème lucratifs. Les visiteurs sont arrêtés à l’entrée par des gardes de sécurité privés et des guichets décorés des logos de Coca-cola, MacDonald, KFC et autres sociétés états-uniennes. Ce qui est souvent qualifié de gentil « écotourisme » est en réalité un tourisme industriel qui vend du prétendu « authentique ».

La motorisation joue également un rôle considérable dans le tourisme industriel. Elle ne fait qu’ajouter des problèmes environnementaux à ceux existants déjà dans les zones sensibles du point de vue culturel et écologique. Les rallyes et autres caravanes organisés par les secteurs automobile et pétrolier, en partenariat avec les autorités touristiques, sont ainsi devenus à la mode pour promouvoir différents produits : des véhicules tout-terrain, de nouvelles destinations « écotouristiques », des marques d’essence, des cigarettes... Ironie de la démarche, les sponsors utilisent aujourd’hui ces événements condamnables, pour planter des arbres ou faire des dons aux pauvres villageois, afin de mettre en avant leur « responsabilité sociale et environnementale ».

Avec l’ouverture des zones naturelles au tourisme commercial, les mises en garde concernant la privatisation et la commercialisation des ressources biologiques et du savoir traditionnel des indigènes se sont multipliées. Des rapports alarmants indiquent ainsi qu’un certain type de « touristes » commercialisent les espèces récoltées, ainsi que la pharmacopée traditionnelle, de grande valeur pour l’industrie biotechnologique. Malheureusement, bon nombre des sites culturels importants subissent le même sort que les zones naturelles.

Pour les sites asiatiques appartenant au patrimoine mondial - comme les temples d’Angkor au Cambodge, le village ethnique de Lijang dans la province chinoise du Yunnan et l’ancienne capitale vietnamienne Hue -, l’Unesco a noué des partenariats avec des poids lourds du tourisme - tel PATA (Pacific Asia Travel Association) - afin de mettre sur pied des projets de protection du patrimoine tout en promouvant le tourisme. Le développement inconsidéré de ce dernier et le pillage des précieuses ressources culturelles et archéologiques sont précisément devenus les principales menaces de ces sites que l’Unesco a voulu protéger et restaurer.

Privatisations tous azimuts

Dans les « partenariats public-privé » du secteur touristique, il semble que le côté privé ait largement gagné la partie et exerce une suprématie absolue. Ces accords de coopération aboutissent de fait souvent à une diminution du pouvoir de décision des gouvernements, les partenaires privés dominants s’appropriant les agendas. Trois exemples parmi d’autres : les gouvernements, poussés par des intérêts commerciaux touristiques, prévoient de privatiser les chemins de fer du Machu Picchu, ancienne cité inca du Pérou, ou de permettre la construction de téléphériques privés dans la montagne de Phu Kradung, dans un parc national thaïlandais, ainsi que dans les rizières en terrasses de Banaue sur les terres indigènes aux Philippines. Tous ces projets ont été imaginés sans la participation publique et les populations locales s’y opposent résolument.

Le bon sens voudrait que les dernières réserves naturelles du monde, les sites culturels et religieux majeurs ainsi que les domaines ancestraux indigènes soient exclus de tout tourisme commercial et conservés comme bien public à tout jamais. Cependant, avec les nouveaux initiatives de libéralisation prises dans le cadre de l’OMC, comme l’AGCS (Accord général sur le commerce des services) il semble que plus aucun endroit ni aucun bien ne soit à l’abri de l’avidité des industries. Les profondes répercussions de la privatisation et du libre-échange sur les personnes et les pays ne sont pas encore tout à fait comprises, en particulier dans le domaine du tourisme, qui est un secteur extrêmement complexe et diversifié. Mais, quel que soit l’endroit où le grand business a pris la direction des propriétés de l’Etat, les rapports dénonçant la corruption et la fraude abondent.

Le principal objectif des privatisations dans le secteur touristique est de construire des infrastructures pouvant rapporter des milliards de dollars. On peut alors se demander ce qui est en passe d’arriver si les principaux aéroports d’un pays du tiers-monde sont dirigés par British Airways ou la Lufthansa, ou encore si les transports en commun urbains sont rachetés par Siemens. De nombreux citoyens se sont élevés contre la privatisation de l’eau dans plusieurs pays européens. Cependant, ce problème est particulièrement critique dans les destinations touristiques qui pâtissent régulièrement de pénuries d’eau. En périodes de crises d’approvisionnement, les conflits entre complexes touristiques, ménages et agriculteurs locaux s’exacerberont inévitablement. Il est probable que les communautés pauvres perdent face au secteur touristique prépondérant.

Un lien peut aussi être établi entre le tourisme et les inquiétudes soulevées par la privatisation des systèmes éducatifs et des systèmes de santé. Depuis des années déjà, les grandes entreprises sont actives dans le financement de formations et d’études sur le tourisme. Par conséquent, les connaissances dans ce domaine tendent à être monopolisées et sont de moins en moins critiques. La privatisation progressive des universités, des instituts de recherche et de formation pourrait amplifier le phénomène de « captage des cerveaux », laissant moins de possibilités pour des recherches objectives sur le tourisme et un enseignement indépendant.

L’expansion du tourisme médical dans bon nombre de pays pouvant offrir des services de santé relativement bon marché constitue un nouvel effet des privatisations assez inattendu. Tandis que les hôpitaux privés sont transformés en complexes 5 étoiles pour accueillir de riches patients, les services de santé publique périclitent un peu partout. Les gouvernements élus démocratiquement perdant de leur pouvoir et l’influence des institutions politiques internationales allant en s’amoindrissant, les géants du tourisme privé gagnent du terrain dans leur attaque sans précédent du domaine public et dans l’expansion de pratiques nuisibles, bafouant peu ou prou les droits de l’homme, le bien-être collectif ainsi que la protection de l’environnement.

Tourisme équitable ?

Pas étonnant dès lors que de nombreux groupes d’indigènes, communautés locales et organisations civiles parlent d’options plus « justes » et plus « équitables » afin de réduire les impacts de la libéralisation et de la globalisation dans le secteur touristique. Les petits agriculteurs et fabricants des pays en voie de développement pourraient en effet bénéficier des programmes de commerce équitable grâce à de meilleurs prix pour leurs produits que ceux imposés par les conditions abusives du marché mondial. Cependant, en ce qui concerne le tourisme, il est peut-être risqué de répondre aux excès du « commerce libre » en appelant au « commerce équitable ». Il nous faut tout d’abord comprendre ce que signifie réellement le commerce dans le tourisme et ce que cela implique.

Peut-on accepter par exemple de vendre des produits touristiques comme s’il s’agissait de bananes, de café ou encore de textile ? Faut-il rappeler que le commerce et le négoce sont basés sur la propriété privée dans notre monde économique capitaliste ? Toute personne ou société peut certes revendiquer la propriété privée d’un hôtel, d’un restaurant, d’un magasin, d’un terrain de golf, d’une agence de voyage et d’autres services. Mais toutes les expériences touristiques peuvent-elles faire l’objet d’un commerce, y compris celles qui dépendent du domaine public : sites et caractéristiques naturels, culturels ou religieux, communautés indigènes rurales, biens communaux, etc. ?

Aujourd’hui, tout a une valeur monétaire et s’échange sur le marché mondial : des éléphants aux lions d’Afrique en passant par les tribus des femmes girafes vivant dans des villages retirés à la frontière birmano-thaï. Et comme si cela ne suffisait pas, le patrimoine immatériel (styles de vie ethniques et ruraux, festivals traditionnels, chansons et danses, cérémonies religieuses, amabilité et hospitalité indigène) est aussi l’objet du commerce touristique.

Cette marchandisation du tourisme prend souvent des formes très subtiles et il semble ne plus y avoir de limites morales. Les situations difficiles sont elles aussi mises à profit, comme attraction touristique pour un certain public : la pauvreté du tiers-monde, les troubles sociaux et les guerres… Certaines ONG ou agences n’hésiteraient pas à proposer des voyages en Birmanie sous l’étiquette d’un « tourisme dictatorial », faisant de ce régime militaire une destination d’intérêt pour « touristes concernés », alors que par ailleurs un boycott touristique de ce pays est promu par d’autres associations.

Il y a quelque chose de fondamentalement mauvais dans de telles pratiques qui évoluent sans entraves dans le secteur touristique, qu’il s’agisse du commerce libre ou équitable. La combinaison de l’érosion des valeurs humaines et immatérielles et de l’augmentation de la culture du profit et de la puissance d’acteurs économiques privés est au cœur du problème. Ce qui explique pourquoi on oublie de plus en plus que ces endroits auparavant chéris et qualifiés de beaux et sacrés pour les indigènes sont maintenant sacrifiés sans égard pour le tourisme, autoproclamé « plus grande industrie du monde ».

Sur cette base, je pousse toutes les parties concernées, et particulièrement la société civile, à remettre en question le problème du négoce et du commerce équitable dans le secteur touristique. Le « tourisme équitable » peut apporter des avantages à certaines communautés et personnes impliquées dans le commerce au niveau local. Mais nous devons également nous poser honnêtement la question : si nous acceptons le tourisme comme un commerce, n’aidons-nous pas les forces de commercialisation et de privatisation ? Où devons-nous situer la limite entre les expériences touristiques commercialisables et non commercialisables ? Quels patrimoines physique et immatériel ne devraient, par principe, jamais être commercialisés ? Qui a le droit de commercialiser quoi ? Qui peut revendiquer la possession de produits touristiques ?

Si nous encourageons les puissances financières impliquées dans le secteur touristique à adopter des pratiques de commerce équitable, nous pourrions certes améliorer dans une certaine mesure la répartition des bénéfices. Cependant, ne créerions-nous pas inévitablement plus de problèmes que nous n’essayons d’en résoudre étant donné la cupidité intrinsèque des entreprises du secteur touristique ? Nos partenariats avec l’industrie pour des programmes de tourisme éthique ou équitable sont-ils compatibles avec notre intention de protéger les valeurs et les droits de l’homme, et de travailler pour un monde globalement plus équitable et plus juste ?

Au-delà, pensons à nos efforts actuels pour amener les entreprises touristiques à la « responsabilité environnementale et sociale » grâce, par exemple, à la certification en écotourisme et au label de commerce équitable avec les communautés indigènes et locales. De telles mesures peuvent certes aider les consommateurs à faire de meilleurs choix et à se sentir plus satisfaits, mais, hélas, qui a le droit de qualifier, certifier, labelliser des « produits touristiques » appartenant à un patrimoine commun que personne n’est censé posséder ?

Ainsi, contrairement à leurs prétendues intentions d’accroître la diversité culturelle et écologique, les promoteurs de certification et de labellisation concourent de facto à la standardisation internationale des destinations. La démarche participe à une plus grande homogénéisation et uniformité aux dépens de la diversité et de l’« authenticité ». Plus globalement, pour revenir sur mon propos de début d’article, en matière de tourisme, notre monde est bel et bien à vendre. L’expérience indique que privatisation, commercialisation, standardisation, homogénéisation, disneyfication, industrialisation, dénaturation, déculturation, déshumanisation…vont souvent de pair.

Tourisme comme forme de prostitution

La comparaison entre le tourisme et la prostitution peut certes créer un certain malaise, mais elle est heuristique. Le tourisme comme la prostitution (se rejoignant en partie dans le tourisme sexuel) peuvent en effet être considérés comme des commerces lucratifs qui contribuent à réduire la pauvreté, générer de l’emploi et de l’argent. Mais ils sont tous deux totalement déloyaux et abusifs, ils prennent des millions de malheureux pour victimes dans le monde entier et causent du tort à la société.

En matière de prostitution, les victimes sont les femmes, les hommes et les enfants qui vendent leurs corps pour survivre. En matière de tourisme, ce sont les autochtones qui vendent aussi aux touristes pour survivre : leur maison, leur village, leur héritage culturel et naturel, leurs produits agricoles et industriels, leur main-d’œuvre, leur hospitalité, leur sourire… et parfois aussi leur corps. On le voit, le commerce touristique est potentiellement bien plus exhaustif que le commerce sexuel.

Evidemment, nous ne condamnons ni les prostituées pour leur travail sexuel ni les communautés locales ou les petites sociétés pour leur recours au tourisme pour survivre. En mettant de côté ce problème moral, nous sympathisons avec ces victimes et essayons de les soutenir. Dans les plupart des cas, ce ne sont que des pions sur l’échiquier. Ils sont pauvres, n’ont pas beaucoup d’opportunités, manquent d’instruction et de capacités et sont victimes de la dépendance, de l’exploitation et du mauvais traitement.

Quelles pourraient être les options équitables pour ces victimes ? Imaginons le scénario suivant : un homme européen se rend en Asie du Sud-Est pour les vacances et a une aventure avec une femme dans un quartier d’activités nocturnes à Pattaya ou Manille. Accusé de tourisme sexuel par des féministes, il se défend d’être venu pour acheter une prostituée. Il avance que cette femme est sa petite amie et qu’il l’aime vraiment. Et bien sûr, qu’il ne l’exploite d’aucune façon. Elle a une belle vie avec lui, peut-être meilleure que jamais. C’est une affaire totalement équitable parce qu’il paie toutes ses dépenses et il lui donne même de l’argent pour s’occuper de sa famille.

Nous pouvons croire ou ne pas croire cet homme. Peut-être est-il seulement un touriste sexuel « normal » qui essaie de se persuader lui-même que cette relation avec une prostituée est autre chose qu’une affaire d’argent. Peut-être est-il honnête, peut-être essaie-t-il vraiment de construire une relation stable avec cette femme. En fait, de telles relations fonctionnent parfois très bien et durent des années. Pourtant, on fait souvent appel à la prudence. Ces relations entre des hommes plus ou moins fortunés des pays industrialisés et des femmes pauvres du tiers-monde sont effet fondamentalement problématiques et non tenables, étant donné les inégalités structurelles, politiques et socioéconomiques, sous-jacentes.

Même si, au premier abord, l’homme peut sembler être un candidat parfait pour le prix de la relation « équitable » ou de « pratiques loyales », l’expérience nous prouve que les femmes doivent être prudentes. Les hommes, pour quelque raison que ce soit, ont bien trop souvent abusé de leur pouvoir avec les femmes vivant des épreuves difficiles, en ayant des attitudes paternalistes, racistes et violentes. Dans le pire des cas, la femme devient une sorte d’esclave, sans liberté ni dignité.

Pouvons-nous tirer certaines conclusions de cette histoire pour les personnes victimes du développement touristique ? Le tourisme - toute forme de tourisme, y compris l’écotourisme, le tourisme durable et le tourisme équitable - ne doit plus s’apparenter à cette forme de prostitution dont les communautés indigènes et locales sont inévitablement les objets ou les victimes. A moins que nous ne remettions véritablement en question le pouvoir injuste et inéquitable des magnats du tourisme, les conditions de vie et de travail dans les destinations touristiques ne feront qu’empirer, parallèlement à l’avancée de cette globalisation économique sans entraves.

Certes, certaines ONG, considérant le commerce équitable comme un concept prometteur à appliquer au tourisme, ont critiqué les politiques néolibérales du tourisme et l’AGCS. Malheureusement, ces critiques ne sont pas suffisamment articulées à leurs idées et activités en matière de tourisme équitable. Comment le concept de commerce équitable pourrait-il en effet enrayer l’influence des acteurs dominants du secteur touristique ? Comment le commerce équitable peut-il contraindre l’industrie touristique à répondre de pratiques prédatrices, illégales ou déloyales ? Sans réponses convaincantes à ces questions, il est permis de douter de la capacité du tourisme équitable à devenir un instrument viable de défense des communautés locales contre les interventions des géants du secteur.

Défis pour la société civile

Concluons cet article par différentes propositions de stratégies. Premièrement, nous devons joindre nos forces pour enrayer la libéralisation, la privatisation et le monopole grandissant de l’industrie du tourisme détenu par les entreprises nationales et transnationales. Il faut faire davantage pression à tous les niveaux afin d’empêcher l’expansion de l’AGCS. Les accords actuels devraient être amendés pour en finir avec la privatisation et la déréglementation du secteur touristique et de services essentiels connexes, tels que l’éducation, la santé, l’eau, l’énergie et autres services environnementaux.

Deuxièmement, étant donné les mauvaises expériences de partenariats avec le grand business du tourisme, nous devons, en tant que société civile, adopter une autre approche et travailler à la séparation des sphères publique et privée. Les dialogues entre partenaires multiples peuvent certes se révéler utiles, cependant, il est nécessaire d’établir une limite claire entre l’intérêt public et les intérêts des particuliers, des entreprises et des sociétés à but lucratif. Nous devons faire pression sur nos gouvernements à tous les niveaux afin de remettre les besoins et les attentes des personnes au centre des politiques de développement et des projets ainsi que de réglementer le secteur touristique pour qu’il n’empiète pas sur le domaine public.

Notre soutien à la campagne internationale « Corporate-Free United Nations » peut contribuer à empêcher l’industrie touristique mondiale de défendre ses seuls intérêts et d’influencer l’agenda du secteur public. Il est particulièrement important de réclamer une Organisation mondiale du tourisme (OMT) impartiale et indépendante. L’OMT est devenue un des organismes spécialisés de l’ONU, alors que ses procédures antidémocratiques et les manigances du business y sont évidentes et en aucun cas compatibles avec le rôle de l’ONU qui est de servir les intérêts des peuples.

Troisièmement, la société civile doit continuer à représenter clairement l’intérêt public dans le domaine touristique et soutenir les luttes locales contre les prises de contrôle des sociétés visant au développement touristique. Nous pouvons y parvenir par exemple en divulguant et dénonçant les pratiques injustes et préjudiciables de l’industrie. Ce n’est pas à la société civile d’aider l’industrie touristique à développer et promouvoir des politiques et des programmes de « responsabilité sociale des entreprises » basés sur le volontarisme (codes de bonne conduite, certification, labellisation, plans de commerce équitable, programmes d’investissement social…). Il faut clairement distinguer d’une part les objectifs et l’agenda des initiatives « corporate responsability » souvent menées par les entreprises elles-mêmes et, d’autre part, le mouvement de « corporate accountability » qui s’oppose clairement à l’autorégulation des sociétés et réclame des cadres légaux pour traiter correctement avec le grand business.

Les initiatives volontaires liées au développement du tourisme se sont trop souvent révélées être des leurres ou une subversion de la loi et de la démocratie. Par conséquent, il est grand temps de diriger nos efforts vers un renforcement du contrôle démocratique des entreprises touristiques afin de vérifier leurs activités et de les rectifier en cas d’abus. Un grand pas en avant peut être réalisé en rejoignant le mouvement naissant de « corporate accountability » qui fait pression sur l’ONU et ses membres pour mettre en place des mesures administratives et légales afin d’assurer le respect des droits humains, sociaux et environnementaux par les transnationales, quel que soit l’endroit où elles opèrent.

Traduction de l’anglais : Gladys Van Wayenbergh

Expansion du tourisme : gagnants et perdants

Cet article a été publié dans notre publication trimestrielle Alternatives Sud

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