Au moins 500 000 manifestants à São Paulo, presque autant à Rio de Janeiro, 100 000 à Brasília. Au total, près de trois millions de personnes auraient investi les rues d’une centaine de villes brésiliennes le 13 mars, formant une marée humaine présentée comme la plus vaste mobilisation depuis le mouvement Direitas Já ! (« Des élections directes tout de suite ! »), qui avait défié la dictature dans la première moitié des années 1980.
Cette vague citoyenne avait contribué à renvoyer les militaires dans leurs casernes. Mais pour les protestataires d’aujourd’hui, qui arborent la couleur jaune de l’équipe nationale de football, pas question d’exiger davantage de droits, d’avancées démocratiques et de progrès sociaux. Aux cris de « Dilma dehors ! », « Destitution tout de suite ! » et « Lula en prison ! », ils réclament la tête d’une présidente qui se serait rendue coupable d’un « crime de responsabilité » en enfreignant la réglementation budgétaire. ainsi que celle de son prédécesseur, M. Luiz Inácio Lula da Silva, accusé d’être impliqué dans le scandale de l’opération « Lava Jato » (« lavage à haute pression ») : le détournement présumé de milliards de dollars de Petrobras, le géant pétrolier national, au profit d’entreprises, de partis et de personnalités politiques.
Quelques jours plus tôt, au cours d’une descente musclée ayant mobilisé des dizaines de policiers et retransmise par toutes les télévisions du pays, l’ex-président était appréhendé dès l’aube à son domicile et emmené sans ménagement au poste de police de l’aéroport international de Congonhas pour y être interrogé par le juge fédéral Sergio Moro, en charge du dossier. Commanditaire de cette opération à grand spectacle, le magistrat soupçonne – sur la base d’une délation – l’ancien président d’avoir bénéficié des bonnes grâces d’Odebrecht, l’une des entreprises incriminées. Peu après cette garde à vue spectaculaire, le 6 mars, dans une initiative parallèle, le parquet de São Paulo réclamait publiquement la « détention provisoire » de Lula, l’accusant « de blanchiment et d’occultation de patrimoine », au grand dam des sympathisants du très populaire ex-président qui accusent les juges d’avoir orchestré un véritable lynchage médiatique. Et pendant que dans les rangs de ceux qui, depuis des mois, font campagne pour l’impeachment, on crie victoire, les magistrats brésiliens s’affrontent sur la légalité des actions menées contre M. Lula da Silva et la validité de la procédure « en accusation et destitution » lancée contre Mme Roussseff qui dénonce, de son côté, « un coup d’État institutionnel » tramé par ses adversaires.
Hors du pays, pourtant, les médias internationaux se font les fidèles interprètes de la « légitime indignation » des Brésiliens face à la corruption. Cependant que le quotidien Le Monde tranche « ceci n’est pas un coup d’Etat » dans son éditorial du 30 mars 2016, le journaliste américain Chuck Todd - NBC News – célèbre la révolte « de tout un peuple » (17 mars) et El País l’action courage d’un « juge héroïque » (19 mars 2016). Comme le suggère le journaliste américain Glen Greenwald, proche de M. Edward Snowden, les grands titres de presse se contentent de relayer le « discours homogène, antidémocratique et oligarchique » des médias brésiliens. Or, ce « récit est au minimum une simplification radicale de ce qui est en train de se passer et plus que probablement une propagande destinée à miner un parti de gauche [1] ». Dans cet unisson, la voix de Der Spiegel détonne, qui évoque un « coup d’État froid » : « Pour la première fois depuis la fin de la dictature militaire le plus grand pays d’Amérique latine est confronté à une profonde crise institutionnelle qui risque de mettre à bas tous les progrès réalisés ces trente dernières années. Une partie de l’opposition et de la justice sont à la manœuvre, de conserve avec la plus grande entreprise de télécommunications, TV Globo, dans une chasse aux sorcières qui a pris pour cible Lula . [2]. »
Dans cette démarche, TV Globo ne souffre pas d’isolement. Quelques heures avant le début des mobilisations pro-impeachment du 13 mars, l’Estadão de São Paulo publie un éditorial au vitriol invitant tous les « citoyens de bien » à « accomplir leur devoir civique » face au « pire gouvernement de tous les temps ». La veille, dès l’aube, la radio Transámerica avait usé du même registre, n’hésitant pas à diffuser 24 heures durant, les slogans antigouvernementaux du collectif Vem Pra Rua (« Descends dans la rue »), l’une des chevilles ouvrières du mouvement pro-impeachment. Caricaturales et tape-à-l’œil, les « unes » du magazine Veja [3] claquent comme autant de réquisitoires contre la présidente et son prédécesseur : « Ils [Dilma et Lula] savent tout », « Lula commandait le système de corruption », « A son tour ! [d’aller en prison] »...
La plus sérieuse Folha de São Paulo adopte un ton moins agressif – refusant de se prononcer sur la légalité de la procédure de destitution – mais, comme le notent Bia Barbosa et Helena Martins, « la formation de l’opinion publique peut passer par un processus (...) plus subtil. Pas besoin de transpirer la haine. Il vaut mieux s’en tenir à des discours simples, répétés à l’envi, et rendre invisibles les opinions divergentes (...). Les médias [brésiliens] colportent systématiquement l’idée que la corruption est le fait d’un groupe déterminé et confortent la perception selon laquelle nous avons le pire gouvernement [4] . »
Les deux principaux grands canaux d’information, le « Journal Nacional » de Globo et le « Telejornal » de son concurrent SBT, excellent dans le procédé. L’interpellation spectaculaire de Lula à son domicile a ainsi donné lieu à quantité de reportages biaisés et flashs spéciaux orientés, passant sous silence ou minorant les arguments de la défense, amplifiant ceux de l’accusation. Suite à l’appel du pied fait à Lula par Dilma Rousseff pour intégrer son gouvernement, les journaux télévisés diffusent en boucle une conversation téléphonique privée entre les deux protagonistes, censée prouver la culpabilité de l’ex-président. Qu’importe que d’éminents juristes aient considéré ces écoutes comme illégales, comme un abus de pouvoir du juge, voire comme un acte de trahison, les journalistes snobent la critique et condamnent d’emblée en dépit de la présomption d’innocence.
Le récit médiatique véhicule l’image d’un Brésil se soulevant comme un seul homme contre un gouvernement corrompu (les manifestations pro-gouvernementales, bien que massives, sont tournées en dérision ou épinglées comme des « manifestations de militants » inféodés au PT, aux syndicats et aux mouvements sociaux). Un sondage publié par la Fohla de São Paulo dépeint cependant un tableau différent : l’écrasante majorité de ces protestataires sont blancs, possèdent un diplôme d’études supérieures et appartiennent aux catégories de revenus moyens, hauts, voire très élevés, bref à l’élite de la société brésilienne (14 mars 2016).
Sur les réseaux sociaux, plusieurs clichés illustrent la nature de cette « révolte », tel ce couple venu manifester accompagné d’une domestique qui pousse le landau de leur enfant, ces manifestants trinquant, une coupe de champagne à la main, ou encore cet écriteau brandi fièrement par une jeune protestataire : « Misérable Dilma ! Ma famille ne parvient plus à avoir de domestiques. Car elle ne peut plus payer leurs droits sociaux », référence explicite aux droits octroyés par le gouvernement Rousseff aux six millions d’employés de maison que compte le pays.
Côtoyant les mots d’ordre anti-corruption et anti-gouvernementaux, les slogans scandés par ces « citoyens de bien » ne s’illustrent pas par leur progressisme : récrimination contre les impôts, rejet des politiques sociales, charge contre l’enseignement public comparé à une « fabrique d’idiots » ou un bastion marxiste, attaque contre les pauvres, électeurs mal avisés et instrumentalisés par le PT, caricatures racistes, pour ne rien dire des appels à l’intervention de l’armée…
Cette vague protestataire, qui s’est donnée comme symbole un énorme canard en plastique vu sur les télévisions du monde entier – en fait la mascotte de la Fiesp, la puissante fédération patronale de São Paulo –, évoquent davantage aux « Marches pour la famille avec Dieu et pour la liberté » qui avaient précédé le coup d’État de 1964, qu’un quelconque « réveil » citoyen et démocratique. À l’époque, ces « marches » s’opposaient aux réformes progressistes du président Joao Goulart, accusé de conspiration communiste. Aujourd’hui, l’objectif, derrière le combat contre la corruption, est d’abattre le Parti des travailleurs et d’enterrer les maigres acquis du « lulisme ». L’un des leaders de la contestation anti-Dilma, le jeune Kim Kataguiri, figure de proue du Movimento Brasil Livre, ne s’en cache pas : « Il ne faut pas se contenter de faire saigner le PT, il faut lui mettre une balle dans la tête [5] . »
Si les attaques des grands médias n’étonnent plus, la nouveauté s’incarne dans l’entrée en scène du pouvoir judiciaire. Quel que soit le degré d’implication de l’ex-président, l’offensive de la justice jette la suspicion sur l’impartialité des juges et alimente les soupçons de politisation d’une partie du magistère public. Les procédures engagées contre l’ex-président, quelques jours après l’annonce par Lula qu’il serait candidat aux prochaines élections présidentielles, relèvent-elles vraiment du hasard ? Les méthodes expéditives et arbitraires du juge Moro, la nouvelle coqueluche des médias et des manifestants pro-destitution, posent également question : fuites sélectives dans la presse, rupture du secret de l’instruction, divulgation d’écoutes téléphoniques, recours massifs aux aveux négociés, gardes à vue spectaculaires, etc. Proche du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB, droite), qui n’a jamais digéré sa défaite aux élections présidentielles de 2014, le juge fédéral du Paraná ne dissimule qu’à peine ses intentions, se réclamant des méthodes des magistrats italiens en charge des opérations « mains propres » : briser l’image de l’icône de la gauche brésilienne. Il est nécessaire, expliquait-il dans un article publié en 2004, de « [maintenir] l’intérêt du public élevé (…) les leaders politiques sur la défensive » de manière à « [obtenir] l’appui de l’opinion publique aux actions judiciaires, [tout] en empêchant que les personnalités poursuivies [obstruent] le travail des magistrats » quitte à « attenter à [leur] honneur », car « la publicité poursuit des objectifs légitimes qui ne peuvent être atteint par d’autres moyens [6] »
Pour l’opposition qui ne goûte guère le possible retour sur la scène politique du charismatique ex-syndicaliste, nul doute que son éviction se présente comme une incroyable aubaine. Car, si l’impopularité de Mme Rousseff donne toutes leurs chances à d’autres grands partis, la candidature de Lula risque de les anéantir à nouveau. « La voix de la rue n’est pas nécessairement la même qui s’exprime dans les urnes », explique une mandataire du PT. « Vous allez virer Dilma, renchérit une habitante d’un quartier populaire de Rio, et puis quoi ? Par qui la remplacer ? Elle sert de bouc émissaire. Tout le monde vole au Brésil et je crois, moi aussi, que Lula a volé. Qui ne l’a pas fait ? Mais son gouvernement a beaucoup amélioré la vie des pauvres [7] . »
Après tout, les enquêtes en cours amènent chaque jour leur nouveau lot de révélations qui éclaboussent l’ensemble des partis. Elles soulignent combien « la corruption de la classe politique brésilienne – y compris dans les rangs du PT - est généralisée », note Geenwald, qui précise : « Les ploutocrates brésiliens, les médias, et les classes supérieures et moyennes sont en train d’instrumentaliser la corruption pour atteindre ce qu’ils n’ont pas pu faire de manière démocratique : battre le PT ».
Derrière cette croisade morale antigouvernementale et anticorruption se nichent à l’évidence d’autres enjeux : ambitions électorales des uns, volonté des oligarchies de maintenir leurs privilèges, d’enterrer les acquis sociaux et de privatiser la gestion des réserves pétrolières sous-marines, dite du Pré-Sal, crainte, surtout, de se voir rattrapés par l’avancée de l’enquête sur Lava Jato… À ce propos l’avocat et homme politique, Ciro Gomes souligne que « la coalition PSDB/PMDB, cherche (...) la fin sinon la mort du Lava Jato. La démocratie brésilienne doit savoir que Janot [le procureur général de la République] a trouvé jusqu’à mille comptes en Suisse appartenant à tous les partis [de l’opposition]. [Or, leurs représentants] se rencontrent dans des déjeuners où il est question d’accélérer le processus de destitution de Dilma pour annoncer, ensuite, la fin du Lava Jato qui se rapproche [dangereusement] d’eux » [8] .
MM. Eduardo Cunha, président du Parlement, et Temer, vice-président, appelé à prendre les rênes du pays en cas de départ de la présidente, sont tous deux cités dans l’affaire Petrobras. Dans leur cas, comme dans celui des quelque 300 parlementaires cités pour corruption et autres délits qui se prononceront mi-avril sur le sort de Mme Rousseff, le silence et l’indulgence des médias sont de mise.
Mais le PT porte sans doute une grande part de la responsabilité de la crise que traverse aujourd’hui le Brésil. Faute d’avoir amendé le système politique brésilien, il se trouve aujourd’hui pris à son propre piège. Et se voit contraint d’en activer les pires ressorts pour tenter de se maintenir au pouvoir.