Du 11 septembre 2001 aux attentats de Riyad, qui ont visé la Garde nationale saoudienne le 12 mai 2003, l’Arabie saoudite est apparue comme une monarchie religieuse menacée de l’intérieur par une opposition islamiste qu’elle aurait elle-même financée, armée, endoctrinée. Le régime de Riyad semble ainsi avoir utilisé l’islam « wahhabite » contre les États-Unis et l’Occident, sans apercevoir que cet islam était une arme à double tranchant, un instrument qui, tout en conférant au pouvoir royal saoudien poids et légitimité dans le monde musulman, était néanmoins toujours prêt à se retourner contre lui et à le menacer à domicile.
Cette explication très médiatique, parfois destinée à légitimer par avance une énième « guerre juste [1] » contre ce qu’on imagine être « l’épicentre du séisme » terroriste, est fondée sur des confusions qu’il convient de désamorcer.
L’Arabie est-elle une théocratie archaïque, un régime dont l’unique souci serait de brusquer la ré-islamisation et la radicalisation du monde musulman ? L’islamisme saoudien est-il un produit du régime de Riyad, destiné à exporter le « jihâd » dans l’ensemble des zones de crise (Afghanistan, Bosnie, Tchétchénie, Palestine) ou de confrontation entre « islam » et « Occident » (France, Grande-Bretagne, États-Unis) ? Plus largement, l’islamisme saoudien fait-il fond sur une conception moyenâgeuse de l’islam, utilisé comme instrument d’avilissement des hommes et d’amoindrissement des femmes ? C’est à ces questions que nous entendons proposer des éléments de réponse [2] .
L’Arabie saoudite est-elle une théocratie ?
L’Arabie saoudite est-elle une théocratie, un régime fondé sur une alliance entre la famille royale, qui gouverne, et l’establishment religieux, qui légifère ? Autrement dit : d’où procède la loi saoudienne ? Quelles alliances ont fondé le pouvoir de la famille royale ?
La première question est juridique, et concerne la « fabrique du droit » saoudien. Quelles en sont les sources ? La charî‘a est-elle appliquée en Arabie saoudite ?
Premièrement, le droit saoudien a plusieurs sources. Le Coran et la Sunna est officiellement la constitution de l’État [3], mais ne sont pas les seules sources du droit : le droit français, introduit en Arabie par l’intermédiaire de l’Égypte, est la principale racine du droit administratif et du droit pénal ; l’élaboration du droit commercial s’est appuyée successivement sur le droit ottoman, le droit français, le droit britannique et le droit américain. L’Arabie a notamment adopté l’une des particularités du droit administratif français, qui consiste à soumettre l’administration à une juridiction distincte de la juridiction civile, en créant en 1954 le Dîwân al-Mazâlim (terme persan qu’on pourrait traduire par l’expression de « chambre des recours ») similaire au Conseil d’État français dans son rôle de juge de l’administration.
Deuxièmement, la charî‘a est elle-même élaborée de façon humaine, trop humaine [4]. Selon les juristes saoudiens, la loi islamique est dérivée du Coran et de la Sunna, mais également du consensus des juristes (ijmâ‘), du raisonnement analogique (qiyâs), de l’interprétation favorable (istihsân), des intérêts circonstanciels (masâlih mursala) et de l’intérêt public (maslaha ‘âmma) [5]. Si l’ijmâ‘, le qiyâs et l’istihsân sont réservés à l’usage des juristes, seul le pouvoir politique est en revanche responsable de la détermination, en un moment donné, des intérêts circonstanciels et de l’intérêt public. Depuis les années 1920, la pensée juridique saoudienne ménage ainsi une large part à des considérations politiques purement profanes, tout en servant le « développementalisme » économique et social de l’État saoudien. Dans les années 1960 et 1970, l’un des slogans officiels enrôlait ainsi expressément l’islam dans la modernisation par en haut du pays : « Par notre islam, nous sommes des progressistes ». Par conséquent, le droit dit « islamique » n’est pas tracé en lettres de feu dans le ciel des Idées, mais concocté dans de « ténébreuses usines », dans ces « officines » « où se cache la fabrication de l’idéal sur la terre » [6] : dès son élaboration, le droit islamique est transi par le droit positif.
Troisièmement et par conséquent, il n’y a pas en Arabie de wilâyat al-faqîh (gouvernement des clercs ie la suprématie du religieux dans la sphère législative), mais la sphère religieuse est étroitement subordonnée au pouvoir politique, ce dont témoignent par exemple la fonctionnarisation des religieux et leur contrôle par le biais du ministère des Affaires islamiques. Si le religieux exerce une influence propre, distincte de celle que le pouvoir politique entend lui abandonner, ce n’est pas directement, du sommet de l’État, mais à titre de contre-pouvoir et comme dans l’ombre du roi, depuis les mosquées, associations religieuses et autres clubs destinés à la jeunesse – ce qui d’ores et déjà dessine en creux la place qu’occupera l’islamisme saoudien, distincte à la fois de l’influence étatique et de l’establishment traditionnel.
La seconde question est historique, et concerne la construction de l’État saoudien et la légitimité de la famille royale – et non plus la légalité du droit saoudien. Lorsque le futur roi ‘Abd al-‘Azîz regagna Riyad en 1902 grâce à l’aide des Britanniques, et entreprit de reconquérir les terres que ses aïeux avaient gouvernées, dix ans s’écoulèrent avant qu’il ne fasse appel à la religion – et encore n’y recourut-il qu’à des fins purement militaires. En tout état de cause, la première source aujourd’hui de la légitimité de la famille Al Sa‘ûd est historique (la mémoire des premier et second États saoudites [7] , aux XVIIIe et XIXe siècles) ; la seconde source de cette légitimité est militaire et religieuse, et tient à la conquête de la péninsule par la force, avec l’aide des Ikhwân, légions bédouines enrôlées religieusement dans des hijras (colonies de sédentarisation symbolisant l’« hégire » de l’errance bédouine à l’agriculture, de l’ignorance antéislamique à la vérité islamique). On retrouve les officines où se concocte l’idéal, la légitimité de la famille royale étant fondée sur une série de déplacements subreptices, de la religion à la force et de la force au droit.
Après la conquête de la côte orientale de la péninsule, du Hedjaz à l’ouest et du Assir au sud-ouest et à partir de la fondation du royaume d’Arabie saoudite en 1932, la famille royale assit son pouvoir sur une alliance avec la bourgeoisie et les milieux d’affaire du Hedjaz, province déjà modernisée sous l’impulsion de l’administration ottomane. La construction d’une administration centralisée, la mise en place d’une union monétaire et d’un vaste marché intérieur, régulé par un dispositif fiscal performant, puis la croissance économique des années 1950 et 1960, sous l’aile américaine et grâce aux revenus du pétrole, ont permis à la famille royale de se présenter à l’intérieur du pays comme le pilier de la modernisation du pays [8] . Enfin, après 1973 et la hausse spectaculaire des prix du pétrole, l’afflux soudain de pétrodollars renforça encore cette tendance au développement tous azimuts, course effrénée à la croissance qui mit entre parenthèses la nécessité de bâtir une économie régulée et équilibrée. Dans la chaîne de légitimation du pouvoir royal à l’intérieur de l’Arabie, la religion n’occupe donc qu’une place subordonnée et ne représente aux yeux des Saoudiens que peu de chose si on la mesure à l’impact de la redistribution de la rente, de la mise en place d’infrastructures parfois pharaoniques et de l’élévation considérable du niveau de vie. Jusqu’au milieu des années 1980, marquées par la décrue des prix du pétrole et par la crise d’une économie encore adolescente, les princes seront pour la grande majorité des Saoudiens de puissants bienfaiteurs [9] bien plutôt que les « commandeurs des croyants » ou les « défenseurs de la foi ».
Vers l’extérieur en revanche, le pouvoir royal n’a pas dédaigné d’instrumentaliser l’aura islamique que lui confère la présence sur le sol saoudien des deux sanctuaires les plus sacrés de l’islam, la grande mosquée de La Mecque et la mosquée du Prophète à Médine. En pleine guerre froide et alors que Nasser, allié des Soviétiques, revendique le leadership dans le monde arabe, les Saoudiens répondirent au défi égyptien en faisant de l’islam l’idéologie de leur prééminence non seulement dans le monde arabe, mais dans l’arc de crise qu’était (déjà) le monde musulman. Cette stratégie de containment des régimes nationalistes et socialistes arabes trouvera en 1969 son organe officiel dans l’Organisation de la conférence islamique, destinée à concurrencer la Ligue arabe.
L’instrumentalisation de l’islam par le pouvoir saoudien ne se traduisit néanmoins pas par une « islamisation » intégrale de la politique étrangère du Royaume, qui demeura conditionnée par les circonstances, les nécessités stratégiques ou tactiques et – avant tout – l’intérêt national, notion qui contredit violemment la notion islamique d’umma (communauté des croyants). Lorsque l’Arabie s’opposa à l’Égypte au Yémen, entre 1962 et 1967, par troupes yéménites interposées, ce n’est pas un mouvement wahhabite ni même sunnite qu’elle soutint, mais les partisans de l’imam chiite et zaydite. De même, dans les années 1980, l’Arabie s’alliera-t-elle à l’Irak baathiste et athée de Saddam Hussein contre l’Iran révolutionnaire. De même enfin, lors de la guerre civile de 1994 au Yémen, l’Arabie soutint-elle les socialistes marxistes du Sud contre les nationalistes du Nord, par souci d’enrayer la récente réunification yéménite et par crainte de voir perdurer à ses portes un voisin plus populeux et bien plus pauvre qu’elle-même [10].
La troisième question, enfin, est proprement politique : quels sont aujourd’hui les pouvoirs en présence dans l’espace public saoudien ? Dictature « molle », dictature polycéphale, l’Arabie saoudite se caractérise par la pluralité des pôles de pouvoir. La famille royale tout d’abord, au sein de laquelle il convient de distinguer plusieurs clans souvent concurrents et parfois tout bonnement ennemis – inimitié larvée qui pour le citoyen introduit représente un moyen d’accroître sa propre marge de manœuvre en utilisant l’un des clans contre les autres, et de conforter sa position par l’assentiment d’un prince. Les milieux d’affaires du Hedjaz et du Nadjd ensuite, représentés dans des chambres de commerces élues, et qui ont plusieurs fois contraint le gouvernement à retirer des réformes qu’il avait engagées : ainsi en 1986, lorsque le gouvernement tenta de « saoudiser » les emplois détenus par des immigrés ; ainsi encore en 1988, lorsqu’un impôt sur le revenu fut projeté ; ainsi enfin en 2003 lorsque l’Assemblée consultative (Majlis al-Chûrâ) a voté la suspension de la réforme fiscale. Les milieux intellectuels enfin, qui ont pris leur autonomie depuis les années 1980 et surtout 1990, et dont les positions sont relayées depuis 1998 et l’infitâh (ouverture) par une presse nationale et locale qui reconnaît de moins en moins de tabous, et qui n’hésite pas à aborder depuis le 11 septembre 2001 des sujets de politique intérieure.
Si l’Arabie n’est manifestement pas une démocratie ni même un État de droit, elle n’est donc pas une théocratie, ni non plus un régime du type de ceux que nous connaissons en Syrie ou en Égypte. Régime polycéphale, chaque décision y est soumise à un lent va-et-vient entre groupes constitués ; si la famille royale tranche souvent, elle ne le peut pas toujours et toute décision ne peut être qu’un consensus patiemment conquis sur des groupes sociaux parfois réticents. L’image théocratique que projette l’Arabie à l’extérieur de ses frontières jure donc avec la réalité d’un pouvoir soumis à de multiples pressions, actions et réactions. En tout état de cause, le fantasme islamique émis par le pouvoir saoudien en direction de ses partenaires étrangers reflète mal la nature banalement « mondaine » de ses positions stratégiques et de ses décisions de politique intérieure. Plus que sur une alliance entre les religieux et la famille royale, la monarchie saoudienne est donc bien plutôt fondée sur une alliance instable entre les princes et les marchands, la famille royale et les milieux d’affaires, et sur la subordination du champ religieux au pouvoir politique – subordination qui n’est néanmoins pas exempte d’oppositions, recompositions et remises en question.
A partir de 1980 ainsi, si pour la première fois la légitimité islamique fut brandie à l’intérieur de l’Arabie par le pouvoir – en un mouvement d’islamisation autoritaire qui trouvera son expression institutionnelle en 1992, dans la Loi fondamentale du Royaume – c’était précisément parce que la famille royale était concurrencée par des mouvements d’opposition qui ne se disaient plus ni syndicalistes, ni nationalistes, ni socialistes, comme durant les années 1950 et 1960, mais « islamiques ».
L’année 1979 avait en ce sens représenté un triple défi pour la famille royale : à la révolution islamique iranienne s’était ajoutées la prise de la grande mosquée de La Mecque, durant le Hadj, par les Ahl al-Hadîth, groupe armé mené par Juhayman al-‘Utaybî, et l’Intifada de la province orientale, conduite par des mouvements islamistes chiites sous la direction de Hasan al-Saffar. De même que le gouvernement avait, dans les années 1950, repris à son compte les revendications syndicalistes pour mieux faire taire les syndicats, de même que la famille royale avait récupéré, par l’intermédiaire du prince « libre » Talal, les thématiques socialistes et nationalistes de l’opposition, de même encore, en 1980, adopta-t-elle le lexique et les instruments de ceux qui la mettaient en cause : aussi les lois de 1980 et de 1981 furent-elles destinées à islamiser autoritairement la société (en légiférant notamment sur le statut des femmes, érigées en icônes de la pureté sociale) et devaient contribuer à retirer aux islamistes le bénéfice de leurs coups de force de 1979. C’est par crainte qu’enfin le régime revendiquait expressément son identité islamique – mais trop tard : car depuis une dizaine d’année l’islam fournissait déjà son vocabulaire à la contestation politique, et les rodomontades islamisantes du gouvernement furent impuissantes à juguler un mouvement social de grande ampleur.
L’islamisme saoudien, de la lutte armée à la réforme
Né dans les années 1970, l’islamisme saoudien est passé en trente ans de l’opposition radicale à l’alliance avec le régime saoudien, de la lutte armée à l’expression de revendications démocratique, de l’exclusivisme sunnite au dialogue avec la minorité chiite, de la lutte contre les modernistes à l’alliance avec les intellectuels libéraux – ce dont témoignent les deux manifestes communiqués au prince héritier ‘Abd Allâh en janvier et avril 2003 par des intellectuels libéraux et islamistes, sunnites et chiites [11]. Comment s’est opéré ce changement spectaculaire ? Pourquoi un régime qui par intérêt prône l’unité de la nation, proscrit la hizbiyya (phénomène partisan) et interdit les partis en est-il venu à reconnaître de facto ceux-là même qui critiquaient le plus violemment sa politique ?
L’histoire de l’islamisme saoudien se partage en trois grands cycles : le premier, des années 1970 aux années 1980, voit la contestation passer de la violence à la conquête sociale et migrer de la périphérie (le Hedjaz et le Hassa) au centre du pays (le Nadjd). Le second, durant les années 1990, est celui de l’apparition de l’islamisme sur la scène publique saoudienne, des réformes que le gouvernement lui oppose, de la répression qui s’abat sur ses partisans et de la radicalisation d’une frange extrémiste. Le troisième enfin, entamé en 1998, est celui d’une recomposition considérable du champ islamiste saoudien débarrassé de ses éléments les plus radicaux et de l’alliance inédite entre les plus libéraux des islamistes et les plus islamiques des libéraux autour d’une revendication démocratique et réformatrice [12].
L’islamisme saoudien n’est donc pas né du jihad en Afghanistan – qui relève d’une problématique mondialisée, le jihad afghan étant, selon l’expression de Bénazir Buttho, le fruit d’une idée britannique, d’une stratégie américaine, d’une mise en œuvre pakistanaise et d’un financement saoudien –, mais il s’inscrit dans une histoire plus longue, une histoire strictement nationale même si, nous le verrons, elle déborde parfois à l’extérieur des frontières saoudiennes. L’opposition saoudienne n’est pas non plus l’effet d’une volonté gouvernementale, la famille royale n’ayant bien plutôt eu de cesse de réduire au silence cet adversaire encombrant et vindicatif.
Dans les années 1970, l’islamisme saoudien naît en effet d’un triple désaccord avec le régime : désaccord politique tout d’abord, lié à l’absence de libertés publiques, à la centralisation excessive autour de la capitale, Riyad, à la soumission militaire, stratégique et diplomatique à l’allié américain ; désaccord économique ensuite, qui portait sur l’utilisation des ressources pétrolières, la modernisation économique chaotique et les excès de la corruption ; désaccord idéologique enfin, tenant à l’apostasie du régime, au contrôle étroit et stérilisant de la sphère religieuse et à la contradiction entre l’image islamique renvoyée à l’extérieur et la réalité séculière d’un pouvoir cynique et parfois violent. Révolte de l’abondance et non pas de la pénurie, révolte d’une génération contre celle de ses parents, l’islamisme n’est donc pas seulement l’expression d’un « retour du religieux », mais il est également un phénomène éminemment politique.
Les premières manifestations de l’islamisme saoudien sont violentes : la prise de la grande mosquée de La Mecque, doublée d’une conspiration militaro-religieuse au Hedjaz ; l’Intifada de la province orientale, durant laquelle les chiites prennent violemment à partie les représentants du pouvoir central et réclament avec bruit, dans le sillage de la révolution islamique iranienne, leur autonomie au moins religieuse et symbolique. Dès le début des années 1980, le mouvement né à la périphérie gagne le Nadjd et remet en cause la domination de la famille royale dans sa patrie originelle. L’apparition de nombreux groupuscules religieux, indépendants de l’institution religieuse officielle et portés par la volonté de jeunes cheikhs dissidents, manifeste au grand jour la crise de l’autorité religieuse elle-même, accusée de coopération avec un régime athée.
Mouvement social, mouvement intellectuel, l’islamisme montre sa capacité de mobilisation lors de la « querelle du modernisme » qui en 1987 oppose deux jeunes cheikhs, Sa‘îd al-Ghamdî et ‘Awad al-Qarnî [13] , à un intellectuel libéral, ‘Abd Allâh al-Ghaddhamî, qui s’était attaqué à une tradition islamique qu’il jugeait sclérosée. La contre-attaque des jeunes cheikhs visait à accuser les intellectuels « modernistes » de compromission avec un État dont la priorité n’était plus la modernisation économique, sociale ou politique et à mettre en garde le public contre la prise de pouvoir idéologique, dans la presse et sur la scène littéraire, d’une minorité d’intellectuels formés en Occident, cooptés par le gouvernement et hostile à l’islam. Né dans les mosquées, ayant pris la forme de forums de discussion animés par la nouvelle génération de jeunes religieux, le mouvement prend rapidement de l’ampleur et désavoue la modernisation qui avait fourni au régime l’essentiel de sa légitimité. « Le mouvement islamiste remplaça toutes les idéologies laïques importées, telles le nationalisme et le socialisme. Ce fait fut admis par les représentants des groupes laïcs eux-mêmes, qui commencèrent à reconnaître en public leur défaite face à la concurrence islamiste. […] La prédominance intellectuelle et morale de la mouvance islamiste allait de pair avec son absence presque totale du champ médiatique et des postes de décision. Cette curieuse combinaison est la racine de l’aliénation des gouvernants par rapport à la nation, du clivage entre la société et l’État [14] . »
Revanche de la société contre l’État bien plus que « revanche de Dieu » contre la société, le mouvement islamiste accéda à l’expression politique (et non plus violente comme dans les années 1970 ou sociale comme dans les années 1980) à l’occasion de la guerre du Golfe. Déterminés à l’action par l’impuissance saoudienne face à l’invasion irakienne du Koweït et par l’autorisation (religieuse !) donnée par les oulémas officiels à l’entrée de troupes occidentales sur le sol saoudien, aiguillonnés par les intellectuels libéraux, qui publient dès 1991 une pétition réclamant des réformes, les islamistes rassemblés dans les universités autour des figures-phare que sont toujours les cheikhs Salmân al-‘Awda et Safar al-Hawalî adressent au Roi en mai 1991 leur propre document, la Lettre de réclamations (Khitâb al-matâîib). Ils y prônent la création d’une Assemblée consultative (Majlis al-Chûrâ) indépendante, la constitution d’un gouvernement d’experts et de technocrates, l’égalité des droits devant la loi, la responsabilité de l’exécutif devant la nation, une répartition plus équitable des ressources pétrolières, la réforme de l’armée et de la politique étrangère et l’autonomie de l’institution religieuse et de l’appareil judiciaire.
Le pouvoir cède tout d’abord en édictant une Loi fondamentale « islamisante » et en instituant une Assemblée consultative dont les membres sont nommés par le roi. Puis, alors que les islamistes, insatisfaits de ce qu’ils interprètent comme un renforcement du pouvoir de la famille royale, publient un véritable programme de gouvernement, le Mémorandum de conseil (Muzhakkarat al-Nasîha), et fondent un parti islamiste, le Comité de défense des droits légitimes (Lajna al-difâ‘ ‘an al-huqûq al-char‘iyya), le gouvernement réprime violemment et emprisonne les principaux leaders de l’opposition [15].
La répression entraîne plusieurs conséquences : premièrement, une partie du mouvement s’exile à Londres, où il perd peu à peu pied avec le terrain politique et social saoudien ; deuxièmement, privée de sa tête, contrainte à la clandestinité par la répression et rejointe par les déçus du jihad afghan, une frange de militants restés au pays se livre à l’action violente (fomentant en particulier les attentats dirigés contre des installations militaires américaines de 1995 et de 1996 à Riyad et al-Khobar) ; troisièmement, la majorité de ceux qui ne se sont pas exilés ni ne sont tombés dans l’extrémisme continue à prôner des réformes et prolonge le travail entamé en 1991 et 1992. Elle s’exprimera haut et fort dès que le gouvernement, après l’arrivée au pouvoir du prince héritier ‘Abd Allâh en 1996 à la suite de l’embolie qui a frappé le roi Fahd en 1995, renouera avec l’infitâh (l’ouverture économique) et entreprendra des réformes économiques.
L’infitâh s’est d’abord manifestée dans l’espace médiatique, par la création du quotidien libéral Al-Watan et par la libéralisation de l’accès à internet. Sur le plan économique, des réformes sont programmées en 1998 : privatisations, promotion de l’investissement étranger, ouverture de l’exploitation du gaz, saoudisation). Enfin, confrontés après le 11 septembre 2001 à une campagne très violente de la presse américaine, conscients des dérives extrémistes qu’une fermeture excessive pourrait engendrer et du déficit médiatique dont souffre le Royaume auprès de l’opinion internationale, les dirigeants saoudiens se livrent à une auto-critique inédite [16] et à un plaidoyer en faveur de la promotion de la représentation politique populaire qui, s’il reste purement verbal, n’en est pas moins radicalement nouveau [17].
Les attaques dont le Royaume fut l’objet après le 11 septembre ne conduisirent pas seulement les dirigeants à admettre que l’heure de la réforme était venue : elles convainquirent également les libéraux et les islamistes de former une sorte d’« Union sacrée » autour du projet gouvernemental de réforme. La mise en accusation systématique de l’Arabie provoqua ainsi un sursaut nationaliste similaire à celui qu’avait entraîné dix ans plus tôt l’entrée dans le Royaume des troupes occidentales. L’alliance des libéraux et des islamistes était déjà contenue en germe dans les revendications légalistes que les deux camps avaient adressées au pouvoir royal en 1991 et 1992 ; au lendemain du 11 septembre, la pression exercée sur le Royaume la hâta. En avril 2002, 153 intellectuels, islamistes et libéraux, hommes et femmes, publient autour de Salmân al-‘Awda et Safar al-Hawalî une réponse cinglante à soixante intellectuels américains, auteurs d’une pétition intitulée : « Pourquoi nous combattons [18] . » Le texte américain, signé notamment par Samuel Huntington et Francis Fukuyama, défendait le principe de la « guerre juste » et la politique menée par l’administration Bush. Le texte des Saoudiens, plus sobrement intitulé : « Comment cohabiter [19]. », souligne l’arrogance et l’agressivité de leurs homologues américains et critique la politique menée par les États-Unis dans les mondes arabe et musulman. Appel à la cohabitation et au dialogue, « Comment cohabiter » ouvre une période d’intense activité intellectuelle autour de l’enjeu que représentent la réforme de l’Arabie et la promotion d’un islam voulu plus universel.
Cent quatre islamistes et les libéraux ont ainsi rédigé en commun un manifeste adressé en janvier 2003 au Prince héritier [20]. Ne remettant pas en cause la famille royale, le manifeste des 104 l’invite à instaurer une monarchie constitutionnelle, à introduire le suffrage universel direct, à garantir la séparation des pouvoirs et les droits de l’homme établis par l’islam. Contrairement à ce qui s’était produit en 1992, nul blâme, nulle répression ne frappent les intellectuels : le prince ‘Abd Allâh convoque immédiatement quarante-deux signataires pour les conforter dans leurs positions. En mai 2003, 450 islamistes chiites signent à leur tour une pétition réclamant la reconnaissance des minorités musulmanes dans le cadre de l’unité du Royaume [21].
La volonté de réformes du Prince héritier [22] s’est manifestée dès le mois suivant lorsqu’à l’issue des premières Rencontres nationales pour le dialogue intellectuel, rassemblant des oulémas sunnites et chiites et des intellectuels islamistes et libéraux, le prince ‘Abd Allâh a reconnu formellement la diversité confessionnelle du royaume saoudien (dans les limites de l’islam) et préconisé la création d’un Conseil des oulémas réunissant des religieux sunnites et chiites. Les événements du 11 septembre 2001 et l’hostilité internationale dont l’Arabie a été la cible ont donc favorisé l’émergence d’une large coalition qui a rassemblé les libéraux et les islamistes dans un même nationalisme et a permis d’émergence d’un mouvement centriste « islamiste libéral » ou « libéral islamiste », comme le cheikh ‘Abd al-‘Azîz al-Qâsim se plaît à le décrire [23].
Les réformes préconisées par les islamistes libéraux ont été transformées par le Prince héritier en programme de gouvernement le 9 juin 2003. S’il est trop tôt pour se prononcer sur l’« aube de la réforme [24] », on peut néanmoins tirer quelques conclusions de l’alliance entre les libéraux et les islamistes.
Premièrement, les extrémistes ont été marginalisés par la répression consécutive au 11 septembre, mais également et surtout par l’attentat du 12 mai 2003 qui, ayant frappé à Riyad autant de Saoudiens que d’Occidentaux, a décrédibilisé la frange armée (« jihadiste ») de l’islamisme. Le rapprochement avec le pouvoir a ainsi tracé une ligne de démarcation assez nette entre deux grandes tendances islamistes : al-Sahwa al-islâmiyya (le réveil islamique) d’une part, tendance d’où sont issus les islamistes libéraux, tendance majoritaire qui « s’est taillé la part du lion, aussi bien parmi les islamistes que dans la société saoudienne [25] » ; les islamistes jihadistes ou « néo-salafistes » d’autre part, qui sont durablement marginalisés par leur outrance lorsqu’ils n’aspirent pas à un rapprochement avec les islamistes modérés. La « guerre sainte » contre les chrétiens et les juifs, l’islamisme international et le terrorisme mondialisé ne représentent donc pas – n’en déplaise aux passions obsidionales occidentales – l’essentiel du mouvement islamiste saoudien, mais en sont bien plutôt l’une des marges, exportée, radicalisée et instrumentalisée par la politique de containment inventée durant les années 1980 par les États-Unis en Afghanistan.
Deuxièmement, recevant les islamistes et les libéraux en corps constitué, le pouvoir royal a admis implicitement ce qu’il refusait en 1992 – c’est-à-dire l’existence même d’associations indépendantes de l’administration et libres de tout contrôle étatique. Si le Prince héritier tente effectivement de capitaliser à son compte le mouvement des « islamistes libéraux », il n’en reconnaît pas moins par là même l’existence de « partis » en Arabie – et donc la présence de cette hizbiyya qui traditionnellement fut combattue avec acharnement par la famille royale. Avant même toute réforme constitutionnelle, toute introduction du suffrage universel et toute reconnaissance du droit d’association, cette reconnaissance de facto témoigne avec éclat de la mutation subie en quelques années par l’espace politique saoudien.
Troisièmement, l’islamisme s’est constitué par une scission de l’establishment religieux selon une ligne de clivage à la fois générationnelle et idéologique : si le mouvement a été conduit, dans les années 1970 et 1980, par de jeunes cheikhs, ce n’est pas seulement en raison de leur jeune âge mais également parce qu’ils avaient été formés à l’école des Frères musulmans, accueillis en nombre et intégrés à l’appareil éducatif et religieux saoudien dans les années 1960, alors qu’ils étaient persécutés en Égypte et en Syrie. L’islamisme saoudien doit donc être soigneusement distingué du « wahhabisme » (si l’on accepte de nommer ainsi le salafisme canonique de l’institution religieuse saoudienne), car il est le résultat d’une greffe réussie de la pensée sociale et politique des Frères musulmans sur l’unitarisme sourcilleux des salafistes saoudiens [26]. L’institution traditionnelle (les « oulémas conservateurs »), majoritaire par le nombre et jouissant de la reconnaissance officielle de l’État, a été mise en minorité par les islamistes qui, tout en l’énonçant dans un langage « traditionnel », se sont fait l’écho des volontés de la société. Il n’est par conséquent pas inopportun de dire qu’aujourd’hui, à la subordination du religieux au politique a succédé l’autonomisation du champ religieux islamiste – capable de dire haut et fort ce que pense la société saoudienne et de traduire la modernisation sociale en termes politiques.
Les deux sources de la société civile saoudienne
A l’issue d’une décennie (1991-2003) d’intense recomposition du champ social et politique saoudien, dans quelle mesure peut-on parler d’une « société civile » saoudienne ? Quels rapports la société saoudienne entretient-elle avec l’islam et les islamistes ? Telles sont les questions dont la réponse mettra un terme à ce bref aperçu des mutations récentes de l’espace politique saoudien.
Premièrement, l’Arabie saoudite est passée en vingt ans d’une société rurale, traditionnelle, patriarcale et familiale à une société individualiste et urbanisée. La population urbaine constitue désormais 85 % de la population totale du pays, soit autant que dans les sociétés urbaines d’Europe occidentale [27]. L’Arabie a par ailleurs effectué sa transition démographique : les taux de fécondité, de natalité et d’accroissement naturel ont été divisés par deux de 1982 à 2002 pour s’établir aujourd’hui respectivement à 4,3 enfants par femme, 28,9 ‰ et 2,5 % [28]. La transition démographique a accompagné la transition familiale [29], d’une société patriarcale privilégiant le modèle de la famille étendue à une société individualiste où règne la cellule familiale restreinte aux parents et aux enfants. Cette évolution, soutenue par la croissance économique, l’urbanisation accélérée et la révolution des transports et des moyens de communication, a conduit la société saoudienne à reformuler les valeurs qui la régissent. De cette prise de parole de la société témoigne par exemple l’apparition des femmes dans la vie intellectuelle, littéraire et médiatique du pays à la fin des années 1980 [30] ; en témoignent également, depuis l’infitâh (ouverture) les débats animés conduits dans la presse quotidienne.
Deuxièmement, l’islam a été réapproprié par la société elle-même en un mouvement de modernisation et d’individualisation des pratiques religieuses : c’est désormais indépendamment de l’institution religieuse officielle que la plupart des discours religieux sont produits, qu’ils le soient dans le cadre de la mobilisation islamiste – c’est-à-dire à la fois du sein de l’institution religieuse et contre elle – ou dans le cadre, par exemple, d’une mobilisation féminine qui emprunte pour se faire entendre le langage et les concepts de l’islam. De cette autonomisation de la parole religieuse témoigne par exemple le nombre d’ouvrages de « technologie islamique » imprimés en Arabie et consacrés aux questions du mariage, de l’éducation des enfants, de la place de la femme ou même au « self-management » et à l’épanouissement personnel. Autonomisation du religieux également, la production sur les chaînes satellitaires arabes (comme Al-Jazeera ou Abu Dhabi TV) d’émissions religieuses qui, très écoutées, tranchent par leur éclectisme avec le discours traditionnel de l’institution saoudienne.
Troisièmement, réinterprété par une société modernisée et individualisée, l’islam est devenu dans bien des cas, au-delà de l’image moyenâgeuse que la société saoudienne projette vers l’extérieur, un instrument de changement social. Lorsque les jeunes cheikhs ont dans les années 1980 rompu avec l’institution traditionnelle, c’est du sein de l’islam qu’ils le firent ; lorsque aujourd’hui les intellectuels réunis autour du projet de réformes formulent l’impératif qu’est à leurs yeux la démocratisation du pays, c’est dans les termes islamiques de chûrâ (consultation) et d’« intérêt des citoyens » qu’ils le font, et non pas dans les termes importés de dîmuqrâtiyya (démocratie) ou en évoquant la formation d’un barlamân (parlement) [31]. De même, lorsque les femmes désirent se libérer de la pression sociale des normes patriarcales, c’est à partir d’une argumentation islamique qu’elles le font et y parviennent, en obligeant par exemple leur mari, par l’intermédiaire du contrat de mariage, à les autoriser à voyager librement, à étudier à l’étranger ou à exercer l’activité professionnelle de leur choix – droit islamique étouffé par la pression des pères et des époux et remis au goût du jour par la jeune génération, mieux éduquée et somme toute plus « libérée » que la précédente. Manié par une génération plus consciente d’elle-même et du monde qui l’entoure, libéré – notamment par le biais de l’apparition de l’islamisme – de l’institution religieuse qui le soumettait aux volontés du pouvoir, l’islam est ainsi devenu depuis les années 1980 un instrument de modernisation – c’est-à-dire un moyen de critiquer les traditions, et notamment les traditions patriarcales.
Individualisation de la société, autonomisation du discours religieux et critique islamique des traditions : tous ces traits dénotent l’émergence d’une véritable « société civile » saoudienne, consciente d’elle-même (le texte du manifeste de janvier 2003 en témoigne) et produite à la fois par la libéralisation de l’économie (depuis le boom pétrolier de 1973) et par la libéralisation de la norme religieuse (depuis les années 1980). Ce que montre l’islamisme saoudien par conséquent, au-delà du phénomène surmédiatisé mais sous-représenté de l’extrémisme terroriste, c’est que l’islam n’est plus le monopole des oulémas, de ceux qui, obsédés par la « question des ablutions, de l’accouchement et de la purification des pieds en l’absence d’eau [32] », ont verrouillé le discours religieux et l’ont soumis à l’agrément du pouvoir royal. La revendication de l’indépendance du religieux et celle de la liberté d’expression vont donc de pair, comme les manifestes de 2003 le montrent – car une société qui croit que la modernité peut non seulement être énoncée en termes islamiques, mais tout entière dérivée de l’islam fait de sa libre interprétation du Texte un enjeu politique et intellectuel.
Toutes les pistes sont aujourd’hui ouvertes, et le gouvernement saoudien peut mener des réformes audacieuses tout aussi bien que laisser s’enliser un mouvement endogène et original. Pour les intellectuels comme pour la société, l’« aube » de 2003 n’en restera pas moins embaumée du parfum le plus capiteux qui soit – celui du possible.