D’abord, une précaution qui n’est sans doute pas inutile : comprendre est nécessaire pour agir, mais comprendre n’est pas justifier. Les attentats terroristes ne sont, évidemment, jamais justifiables : ils nous soulèvent le coeur d’horreur, de dégoût, de colère. Mais ils doivent d’abord être compris si l’on veut les combattre efficacement.
Autre précaution : mon analyse ne concerne que les attentats survenus en Europe occidentale. Il y a des terroristes dans beaucoup de pays et de régions du monde, mais, si l’on veut comprendre pourquoi, il faut analyser les contextes spécifiques dans lesquels ils surgissent. Dans le monde musulman, notamment, ces contextes sont marqués par le sous-développement des pays concernés (en Asie centrale, au Moyen et au Proche-Orient, en Afrique du Nord et du Centre) ; par l’incapacité des gouvernants, qui s’accrochent au pouvoir, de gérer ces États en se préoccupant de l’intérêt général ; par les rivalités entre les courants religieux dérivés de l’Islam ; par l’impérialisme que le monde occidental a imposé durant la colonisation et impose encore aujourd’hui par d’autres moyens aux populations, etc... Évidemment, le terrorisme, que nous subissons en Europe occidentale, trouve d’abord son origine dans celui – bien pire encore – qui ravage une grande partie du monde musulman : là se trouve sans doute la raison première, mais ce n’est pas la seule, loin de là.
Ce qui m’intéresse ici, c’est seulement de comprendre les raisons pour lesquelles cette forme particulièrement inhumaine d’action politique qu’est le terrorisme est considérée comme plus ou moins justifiable par une partie (heureusement très minoritaire) de la jeunesse européenne. Je voudrais essayer de faire comprendre à cette minorité de jeunes quelles sont les causes des attentats terroristes en Europe occidentale, et de les convaincre, si besoin en est, d’avoir recours, pour éradiquer ces causes, à des méthodes non violentes et, de surcroît, bien plus efficaces.
Des questions
Pour comprendre, il faut d’abord se poser quelques questions pertinentes sur le contexte économique, social et politique des pays européens d’aujourd’hui. Je prendrai ici l’exemple de la Belgique, mais je pense que d’autres pays se trouvent dans une situation plus ou moins comparable :
Pourquoi la police ne dispose-t-elle pas de moyens suffisants en personnel et en matériel pour recueillir assez d’informations, afin de prévoir les attentats et d’empêcher les terroristes potentiels de passer à l’acte ? Pourquoi faut-il attendre que des catastrophes se produisent pour lui donner ces moyens ?
Pourquoi la justice est-elle noyée sous des piles de dossiers qu’elle n’a pas le temps et les moyens de traiter ?
Pourquoi les écoles n’ont-elles pas assez de personnel enseignant pour encadrer correctement leurs élèves et les former à la citoyenneté ?
Pourquoi les Centres publics d’aide sociale, dans nos communes, manquent-ils de personnel et de ressources financières pour aider les familles qui en ont besoin ? Pourquoi tant de familles, notamment d’immigrés, ne disposent-elles pas de moyens de subsistance suffisants ?
Pourquoi l’accès aux aides sociales est-il de plus en plus difficile pour les chômeurs, les immigrés et autres personnes exclues ? Pourquoi y a-t-il de plus en plus de mendiants dans les rues de nos villes ?
Pourquoi des dizaines d’ONG – dont le rôle est d’informer, de sensibiliser l’opinion, de former des jeunes – vivent-elles avec la crainte de perdre les subsides que l’État leur accorde de plus en plus difficilement ?
Pourquoi la télévision est-elle obligée, pour disposer des ressources financières suffisantes, d’introduire de plus en plus d’annonces publicitaires, qui harcèlent et agacent les téléspectateurs ?
Une réponse en cinq points
Ces questions – et bien d’autres encore qui ne sont pas directement en rapport avec l’objet de ce texte – ont toutes une réponse commune, qui n’est presque jamais formulée explicitement dans les grands médias.
1- Les services publics et sociaux manquent de ressources parce que l’État doit faire des économies budgétaires : il doit pratiquer l’austérité. S’il était déficitaire, il serait sanctionné par la commission européenne. Donc, il fait des coupes sombres dans ses dépenses, en particulier dans les dépenses sociales et publiques. Mais pourquoi l’austérité budgétaire ?
2- Parce que les dépenses de l’État sont financées par des impôts ou par des emprunts, et que ceux-ci, comme ne cessent de le répéter nos politiciens, « réduisent la compétitivité de nos entreprises sur les marchés internationaux ». Si celles-ci ne sont pas assez compétitives, elles perdent des marchés, elles font faillite, elles fusionnent, et/ou elles délocalisent leurs activités. D’où : plus encore de chômage, d’inégalité, d’exclusion. Mais pourquoi la compétitivité ?
3- Parce que le modèle néolibéral, qui régit l’économie en Occident et dans le monde, oblige les entreprises à rester en concurrence entre elles. Depuis les années 1975-80, le modèle protectionniste, grâce auquel les États régulaient l’économie, a été abandonné au profit d’un retour au libre échange des biens, des services, des capitaux et des informations (mais pas des personnes). Mais pourquoi ce retour au libéralisme ?
4- Ce système économique a été voulu par une nouvelle classe dominante, qui s’est mise en place dans le monde occidental depuis les années 1970-75 et qui succède à la bourgeoisie industrielle. Qui est-elle ? Les fonds d’investissement, les banques, les spéculateurs, les actionnaires des entreprises multinationales : ceux qui se réunissent chaque année à Davos. Ils sont assistés par des managers (PDG), par des agences de notation, par des agences d’innovation technique, par des agences de publicité et par les grandes organisations internationales (FMI, OMC, BM, OCDE...). Mais pourquoi ont-ils choisi ce modèle ?
5- Parce que la compétition à outrance, imposée à tous, est le plus sûr moyen, pour les membres les plus riches de cette classe, de devenir de plus en plus riches : les plus compétitifs ont intérêt à ce que les États suppriment toutes les formes de régulation des marchés que le modèle protectionniste avait instaurées. Cette dérégulation leur permet d’éliminer ceux qui sont moins compétitifs qu’eux et ainsi, de concentrer la richesse entre leurs mains. Leur but majeur (sinon unique) est de faire fructifier leurs capitaux : ils veulent réaliser des plus-values de 15 à 25% par an (doubler leur capital en cinq ans). Il est vrai que cette compétition stimule le progrès technique, car ce sont bien sûr les plus innovateurs qui sont les plus compétitifs. Mais elle sacrifie le progrès social sur l’autel du progrès technique, notamment en obligeant les États à réduire leurs dépenses publiques. Le credo néolibéral est donc un mensonge idéologique : il est faux d’affirmer que « la somme des intérêts individuels finit par faire l’intérêt général ».
Les conséquences
Pour arriver à ses fins, la nouvelle classe dominante a besoin de promouvoir un individualisme acharné : elle doit « fabriquer » des consommateurs insatiables, des compétiteurs impitoyables et des communicateurs infatigables. Elle s’efforce donc, par tous ses messages médiatiques et publicitaires – que les médias, pris dans la même logique, diffusent avec acharnement, pour compenser la réduction des subsides de l’État –, de « fabriquer » ces individus-là, qui lui sont indispensables.
Or, le principe fondateur de cette classe (la compétition) ne cesse d’agrandir les inégalités sociales, alors même que l’État, qui se met à son service, n’a plus les moyens, notamment financiers, d’intervenir pour les réduire. Dès lors, notre société n’offre pas (comme le faisait plus ou moins l’État-Providence) à tous ses membres les ressources (éducation, santé, emploi, sécurité...) dont ils ont pourtant besoin.
D’où une contradiction majeure : d’un côté, l’idéologie néolibérale appelle tous les jeunes à devenir des individualistes acharnés (consommateurs, compétiteurs, connectés sur le web) ; de l’autre, le régime néolibéral prive une grande partie d’entre eux des ressources nécessaires pour réussir dans cette voie. C’est dans cette contradiction que se situe la racine du terrorisme.
En effet, que peuvent faire des jeunes face à cette contradiction fondamentale, à ce décalage entre leurs attentes personnelles et leur réalité (peu de diplômes, peu de relations et peu d’argent) ? Ils ont le « choix » entre plusieurs réactions très différentes :
1- Certains s’efforcent de se conformer à leur réalité telle qu’elle est : ils sont réalistes, pragmatiques, ils « font avec ce qu’ils ont » dans « le monde tel qu’il est », et ils gagnent leur vie en faisant ce que le marché du travail leur offre (des emplois souvent précaires et mal payés), et avec des aides sociales, quand ils y ont droit (ou en combinant les deux).
2- D’autres, au contraire, refusent d’assumer cette destinée sociale qui leur paraît trop terne, trop morne, trop banale, trop contraire de leurs espoirs : ils veulent donner à leur existence un sens plus grand, plus beau. Ils s’efforcent alors de s’engager dans un projet personnel pour réenchanter leur vie. Plusieurs voies sont possibles : s’ils ont un talent, il voudront être artistes ; ils pourront aussi s’engager en politique ou dans des projets sociaux altruistes ; s’ils en ont les moyens, ils pourront aussi reprendre et compléter leurs études ; ils pourront mener une activité indépendante (créer leur petite entreprise) ; ils pourront encore adhérer à une croyance religieuse, qui ajoutera à leur vie une forme de spiritualité.
3- Les deux réactions ci-dessus sont souvent combinables : ceux qui les choisissent peuvent tenter de les concilier. Ils s’efforcent alors de faire en même temps ce qu’ils voudraient faire de leur vie et ce que la société leur offre pour la gagner, et ils travaillent très dur pour combiner les deux.
Il se peut cependant que leurs ressources, leurs efforts ou leur chance ne soient pas suffisants pour qu’ils réussissent en suivant ces chemins-là.
4- Comme ils ne parviennent pas à s’épanouir, certains d’entre eux peuvent alors vouloir compenser : ils cherchent des satisfactions ailleurs, dans des « paradis artificiels » (la drogue, le monde virtuel, le repli sur eux-mêmes ou sur des groupes de pairs, l’hédonisme...), ou parfois, dans la (petite) délinquance ;
5- D’autres choisissent plutôt de protester : de nombreuses formes d’action collective sont à leur disposition dans les sociétés civiles d’aujourd’hui ; elles ont pour objet, soit de défendre les acquis de l’État-Providence, soit de chercher des alternatives au néolibéralisme. Certaines de ces actions ont recours à une protestation modérée (les mouvements « alter »), d’autres sont des formes de protestation radicale (les mouvements « anti ») ; le vieux problème du choix entre la réforme ou la révolution est toujours d’actualité (mais n’a plus rien à voir avec un choix entre la social-démocratie et le communisme).
Ces cinq réactions des jeunes à la contradiction énoncée ci-dessus ne s’excluent pas : chaque individu peut en combiner plusieurs, et surtout passer de l’une à l’autre, selon les ressources dont il dispose, selon l’expérience vécue qu’il en fait, et selon les influences qu’il subit.
Le fanatisme(*)
Parmi la minorité de jeunes qui choisissent la protestation, certains sont plus modérés, d’autres plus radicaux ; parmi les plus radicaux, certains (une minorité) sont disposés à utiliser la violence pour arriver à leurs fins ; et parmi ces derniers, certains (une toute petite minorité de fanatiques) sont prêts à tourner cette violence contre des innocents, au lieu de s’en prendre directement ceux qui sont vraiment responsables des maux qu’ils prétendent combattre. Cela n’a rien de nouveau chez les fanatiques de tout poil, de tout temps, de tout lieu ! C’est parmi ces derniers que se recrutent les terroristes.
Ils éprouvent (depuis toujours) le besoin de justifier leurs actions en invoquant une idéologie politique ou une croyance religieuse. Et cela, même quand ils ne savent presque rien, ou carrément rien du tout, du projet politique ou du message religieux auquel ils se réfèrent. Leur rapport à cette idéologie ou à cette croyance est très complexe : elle constitue bien une raison de leur passage à l’acte, mais elle n’explique pas tout, et n’est qu’une raison parmi d’autres. Cependant, cette raison est plus importante chez certains d’entre eux : notamment les plus fanatiques, qui veulent devenir des leaders dans l’organisation qui les recrute et doivent faire la preuve de leur conviction. Mais elle est moins importante chez d’autres, qui y croient plutôt parce qu’ils ont intérêt à y croire et parce qu’ils ont été endoctrinés. Autrement dit, la plupart d’entre eux auraient du mal à faire ce qu’ils font (tuer des innocents), en assumant l’image d’eux-mêmes qu’ils auraient s’ils ne se donnaient aucune justification (c’est là, me semble-t-il leur principale différence d’avec le grand banditisme). Dans le cas qui nous intéresse ici, il est clair que l’Islam (qui ne les approuve absolument pas, et même les désapprouve explicitement) leur sert surtout de couverture idéologique : beaucoup d’entre eux ne sont pas devenus terroristes parce qu’ils croient en Allah, mais ils croient en Allah parce qu’ils ont besoin de justifier les actions violentes qu’ils ont commises ou qu’ils se préparent à commettre. Consciemment ou non, ils instrumentalisent l’Islam ou ils l’interprètent à leur manière, comme certains groupes violents ont, dans le passé, instrumentalisé le christianisme, ou comme, plus récemment (dans les années 1970) certains groupes d’extrême gauche ont instrumentalisé et interprété le communisme. En outre, les terroristes n’appartiennent pas toujours eux-mêmes au milieu social dans lequel ils recrutent leurs adhérents. Il en allait de même, par exemple, pour beaucoup de militants révolutionnaires qui ont participé aux révolutions socialistes dans le courant du siècle passé : certains n’étaient pas des prolétaires, mais des intellectuels organiques ou des militants professionnels, issus de la petite ou de la grande bourgeoisie.
Trois questions particulièrement difficiles restent en suspens.
Pourquoi tuent-ils des innocents ? Comment le jugement qu’un être humain porte sur le Bien et sur le Mal peut-il être faussé au point qu’il en arrive à poser de tels actes ? Très concrètement – pour dire le fond, non pas de ma pensée mais de ma rancœur –, comment un être humain doté de toutes ses facultés mentales peut-il se faire exploser dans un métro, à côté d’une petite fille ou d’un petit garçon qui dort dans les bras de sa maman ? Comment n’est-il pas évident pour lui que cela est mal ? Notons d’abord que cela revient à se demander, par exemple, comment le personnel d’un camp de concentration pouvait, tous les jours de l’année, entasser des gens dans une chambre à gaz et les asphyxier, puis brûler leurs cadavres dans un four crématoire ! Et tant d’autres exemples du même genre, que j’épargne au lecteur. Je pense qu’il fait cela pour quatre raisons, inextricablement mêlées et se renforçant réciproquement :
un intérêt : il sait ce qu’il risque s’il ne fait pas ce qu’il s’est engagé à faire ; il sera considéré comme un traître, banni de l’organisation pour laquelle il agit, et probablement assassiné par elle ;
une conviction : il a été endoctriné par les recruteurs de cette organisation et il est sincèrement convaincu que la Cause pour laquelle il se bat (fonder un État islamique régi sur la charia) est une bonne Cause ;
une pression sociale : il a besoin de reconnaissance sociale (de se sentir enfin « quelqu’un ») et, pour l’obtenir, il se soumet à l’autorité de ses chefs et au contrôle de ses pairs ;
et des affects : il hait la modernité, dont il a vécu une expérience plutôt négative dans son pays de résidence : il la considère comme un mode de vie régit par « le fric », pourri par le matérialisme et indigne de l’être humain.
Quand ces quatre motivations interagissent dans la conscience d’un individu, elles faussent son jugement, elles changent ses priorités : ce qui était important hier cesse de l’être aujourd’hui et ce qui l’était moins devient l’essentiel. Et en se renforçant réciproquement, elles peuvent former un mélange... explosif !
Pourquoi donnent-ils une si mauvaise image d’eux-mêmes ?
Plutôt que d’essayer de séduire l’opinion publique, ils semblent avant tout préoccupés de donner d’eux-mêmes l’image la plus scandaleuse possible ; il faut qu’ils se fassent haïr, traiter de lâches, de sauvages, de barbares, de monstres inhumains. A quoi cette image leur sert-elle ? D’abord, à donner la preuve de leur détermination : ils sont prêts à tout, ils ne reculeront devant rien. Or, cette détermination inébranlable est précisément ce qui nous terrorise : ils nous font savoir que des individus dépourvus de tout sens moral vivent parmi nous, qu’ils peuvent s’en prendre à n’importe qui, n’importe où, n’importe quand. Créer ce climat d’insécurité – de peur, car il faut bien reconnaître (au lieu de le nier) qu’ils nous font peur –, a déjà (et risque fort d’avoir plus encore à l’avenir) pour conséquence ce que précisément ils espèrent : nous obliger à renoncer à notre mode de vie, à nos valeurs plus ou moines démocratiques, et nous contraindre à militariser nos sociétés. Ensuite, il me semble qu’ils doivent en retirer un fort sentiment narcissique de puissance : eux, qui n’étaient personne, deviennent d’un seul coup des « ennemis publics », dont les photos s’étalent partout dans les journaux et à la télévision : mieux vaut, selon eux, être détestés qu’être ignorés. Enfin – et peut-être surtout –, ils veulent se doter d’un ennemi déclaré, qui montre son « vrai visage » en essayant de les écraser sous ses bombes, auquel ils se sentiront en droit de faire la guerre, et qui, du même coup, les unira, les galvanisera, les fanatisera plus encore et les aidera à recruter plus de terroristes encore parmi cette minorité de jeunes qui ont « choisi » la protestation fanatique.
Pourquoi se suicident-ils ?
Cette question est à la fois très importante, puisque le suicide est, finalement, leur arme absolue – que peut-on faire contre des gens qui de toute façon sont disposés à mourir ? –, et secondaire, car ce qui nous importe, ce sont les atrocités qu’ils commettent en se suicidant. Il faut rappeler d’abord que, dans les sociétés occidentales d’aujourd’hui, le suicide des jeunes connaît, depuis quelques décennies, une augmentation sensible très inquiétante : ceux qui n’arrivent à rien par aucune des cinq réactions signalées ci-dessus deviennent anomiques, dépressifs et risquent fort d’être tentés par le suicide.
On doit donc se demander si les kamikazes (au moins certains d’entre eux) ne sont pas des jeunes que leur itinéraire personnel a mené, de proche en proche, d’une méthode à l’autre parmi ces cinq réactions. Peut-être ont-ils essayé d’abord, sans succès, de se conformer, puis de s’engager et de concilier ; s’ils ont échoué dans ces voies-là, il se peut qu’ils aient tenté ensuite de compenser, mais que cette expérience leur ait paru vide de sens (ou les ait menés en prison) ; ils auraient alors renforcé leur engagement religieux, tout en le combinant avec la protestation ; ils se seraient alors laissés séduire par une organisation qui les aurait endoctrinés ; et ils auraient fini par adhérer à une forme de protestation fanatique, qui les aurait conduits à commettre des attentats terroristes. Ce serait donc bien un itinéraire : le « bon garçon » plein de bonne volonté du début, descend, marche après marche, l’escalier qui le mène soit à la mort, soit à la prison à vie. Comment enrayer cette descente aux enfers ?
Que faire ?
Si l’on veut, à l’avenir, éviter les attentats terroristes, il ne suffira pas de réprimer (même s’il faut bien sûr continuer à le faire) : il faudra éduquer et aider ceux qui risquent de se laisser tenter par le terrorisme. Et pour cela, il faudra s’attaquer aux causes des attentats. Dès lors, la priorité absolue est de rendre à l’État les ressources financières dont il a besoin pour financer des politiques sociales et des politiques publiques : il faut que les ministères, la police, la justice, les écoles, les centres d’aide sociale, les travailleurs sociaux, les médias, les ONG... disposent des moyens de remplir correctement leurs missions de services publics.
Il y a trois manières de financer un État : l’impôt, les entreprises publiques et l’emprunt. Or, le modèle néolibéral s’oppose aux trois : les entreprises publiques, parce qu’elles ne sont habituellement pas rentables mais déficitaires ; les emprunts parce qu’ils conduisent au surendettement (la cas de la Grèce par exemple) ; et les impôts, parce qu’ils « réduisent la compétitivité de nos entreprises sur les marchés internationaux ». Pourtant, il est possible de gérer convenablement des entreprises publiques, d’user modérément de l’emprunt et de recueillir correctement les impôts.
Voyons de plus près cette dernière méthode. Il n’est sans doute pas nécessaire d’augmenter les impôts, mais il faut obliger ceux qui les doivent à les payer. Pour cela, il faut lutter (vraiment, pas seulement en paroles ou en promesses électorales), contre les réductions d’impôts sur les grosses fortunes, contre la fraude fiscale, contre les paradis fiscaux, contre les transactions financières qui ne sont grevées d’aucune taxe ou d’une taxe ridicule, contre les artifices juridiques qui permettent aux entreprises d’installer leurs sièges sociaux dans des pays (proches ou lointains) où ils échappent à l’impôt, contre les entreprises multinationales qui bénéficient de réductions fiscales pour les inciter à créer des emplois (qu’elles ne créent pas), etc. Bref, il faut que l’État redistribue la richesse à tous ses citoyens, au lieu de réserver ses « cadeaux » à une classe dominante cynique, qui ne voit que le bout de son intérêt particulier.
Mais, direz-vous avec raison, l’État national qui voudrait, tout seul, mettre en pratique un tel programme courrait à la catastrophe (il créerait plus encore de chômage et d’exclusion sociale). C’est vrai : nos États eux-mêmes, pris isolément, n’ont que très peu d’emprise sur la nouvelle classe dominante mondialisée. Donc, il faut que les États concernés – ceux de l’Union européenne au moins – soient contraints par les mouvements sociaux et politiques de leur population, de se mettre d’accord entre eux, pour qu’enfin, ils fassent vraiment ce qu’ils savent bien qu’il faut faire, ce qu’à chaque échéance électorale ils promettent de faire pour résoudre le problème, mais ne cessent de reporter au lendemain.
Participer à de tels mouvements sociaux et politiques me paraît non seulement plus conforme à la morale humaine la plus élémentaire, mais aussi bien plus efficace en termes de résultats, que de se mettre au service du projet politique d’une nouvelle « secte des assassins » (**).
(*) : Dans une version antérieure de cet article, je parlais de “radicalisme”, mais le terme “fanatisme” me paraît plus approprié. En effet, les radicaux, même s’ils prônent une rupture de l’ordre établi, ne sont pas nécessairement disposés à utiliser la violence pour l’imposer. Je remercie Vincent Decroly de m’avoir fait cette critique pertinente.
(**) : Sur l’histoire de la "secte des assassins”, consulter : http://ledroitcriminel.free.fr/le_phenomene_criminel/les_agissements_criminels/secte_assassins.htm