La configuration sociopolitique en RdC est le produit de la rencontre entre tradition autoritaire, reconstruction étatique internationale (liberal peace) et mondialisation du répertoire de la manifestation de rue (de Villers, 2009 ; Ancelovici et al., 2016). Contraint par la communauté internationale, l’État congolais doit vivre avec le pluralisme politique, mais gère de manière restrictive ses expressions extra-institutionnelles, en particulier les manifestations de rue. Alors que les signes de la volonté du camp présidentiel de maintenir Kabila au pouvoir au-delà de son deuxième mandat se multiplient, le soulèvement burkinabè d’octobre 2014, puis les émeutes à Kinshasa, en janvier 2015, et l’essor de nouveaux mouvements protestataires vont placer « la rue » au cœur du rapport entre opposition et majorité. Dans un contexte de désamorçage des contre-pouvoirs institutionnels, la confrontation politique s’est déplacée physiquement et symboliquement dans la rue.
Gestion brutale de la protestation
En matière de mobilisation collective, la présidence de Kabila fils peut être découpée en deux phases. La première est caractérisée par le retour d’un certain pluralisme politique, dans un contexte de « semi-tutelle internationale » et de partage imposé du pouvoir. De 2001 à 2005, Joseph Kabila s’emploie à obtenir et à préserver le soutien des parrains occidentaux pour s’imposer face à ses adversaires politiques internes, ce qui implique un certain degré de mise en œuvre de la conditionnalité démocratique (Englebert et Tull, 2008 ; de Villers, 2009). Les rues kinoises sont peu investies par la politique durant ces années, marquées par l’aspiration à la réunification du pays et au retour de la paix.
La constitution de février 2006 prévoit un régime libéral en matière de manifestation, disposant que les organisateurs ont pour seul devoir d’informer préalablement l’autorité compétente. En mai 2006, une circulaire du ministère de l’intérieur (002/2006) consacre la fin du régime d’autorisation préalable et précise les modalités du devoir de notification des promoteurs de manifestations [1] . Et pourtant les marches organisées par l’UDPS, en juin et juillet 2006, pour exiger la fin de la transition et la « requalification électorale » sont systématiquement réprimées au motif que celles-ci « ne sont pas autorisées » (Radio Okapi, 30 juin 2006). Les avancées démocratiques sur le plan légal sont donc concomitantes du retour d’une gestion restrictive et violente de la protestation, paradoxe symptomatique du divorce entre l’État de droit formel, en chantier, aligné sur les normes démocratiques globales, et les pratiques étatiques réelles.
La légitimité que confère à Kabila sa victoire à la présidentielle de 2006 servira un triple mouvement de concentration du pouvoir qui renforce ce schéma autoritaire, à l’opposé des espérances des États ayant soutenu et financé les élections : hégémonie croissante de la présidence sur l’ensemble des pouvoirs institués (gouvernement, parlement, justice, forces de sécurité) ; affirmation d’une souveraineté nationale et rapprochement avec la Chine pour s’émanciper de la semi-tutelle occidentale ; affirmation d’une autorité institutionnelle, sanctionnée électoralement, qui justifie le recours à une violence « aveugle et disproportionnée » contre toute initiative hostile à l’ordre politique issu des élections (de Villers, 2009 ; Tull, 2010). La protestation non-institutionnelle est rangée implicitement dans la catégorie des comportements politiques inacceptables, dans un système qui travaille à cantonner la légitimité démocratique à l’intérieur des seules institutions étatiques, mais qui se voit contraint d’exhiber un niveau minimum de respect des libertés publiques pour satisfaire les partenaires internationaux.
Syndrome burkinabè et soulèvement de janvier 2015
Les premiers signes de la volonté du clan Kabila d’outrepasser la limite constitutionnelle des deux mandats présidentiels apparaissent moins de deux ans après sa victoire controversée aux élections de 2011, lors de négociations politiques visant officiellement à rechercher l’unité nationale face aux rébellions armées de l’Est. Les mises en garde se multiplient durant l’année 2014, en provenance des partis d’opposition, de la société civile, des « partenaires » internationaux. C’est dans cette conjoncture qu’un événement étranger va influencer les lectures que les protagonistes font de la situation congolaise et de ses développements potentiels : le soulèvement burkinabè du 30 octobre 2014, contre le projet parlementaire de modification de la Constitution, qui débouche sur la chute du président Compaoré. Cet événement a des effets sur le champ politique congolais, où l’expérience burkinabè était justement l’objet d’un affrontement par procuration entre le camp présidentiel et l’opposition, alors que le débat sur l’opportunité de la révision constitutionnelle bat son plein.
Le soulèvement burkinabè aura contribué à faire pencher la balance en défaveur de l’option de la révision constitutionnelle au sein de la majorité présidentielle. D’autant que celle-ci a d’autres fers au feu. Le danger se précise avec le dépôt par le ministre de l’intérieur, début janvier 2015, d’un projet de modification de la loi électorale conditionnant la tenue des élections législatives et présidentielles à la réalisation d’un recensement général. Cette nouvelle initiative suscite une protestation populaire de grande ampleur le 19 janvier, alors que le sénat s’apprête à valider le texte : pendant trois jours, un grand nombre de quartiers de la capitale sont le théâtre d’une agitation sociale hors norme. Les partis d’opposition et les étudiants ont lancé la mobilisation, mais très vite, ces éléments organisés sont rejoints, puis débordés, par une population en colère, essentiellement jeune, qui entonne des chants anti-Kabila et n’hésite pas à affronter la police, détruire les symboles du régime, piller les commerces chinois [2].
L’onde de choc politique des 19, 20 et 21 janvier est considérable. L’hostilité populaire s’est traduite par un passage à l’acte que l’on n’attendait pas de la part d’une population kinoise souvent présentée comme résignée et exclusivement concentrée sur sa survie quotidienne. C’est bien la qualité « plébéienne » de cette interpellation publique qui pose problème aux autorités (Corten, 2012). La virtualité d’une nouvelle intervention de « la rue » dans le jeu politique congolais va dès lors conditionner la perception du rapport de force politique par les parties en présence. Pour les uns et les autres, l’hypothèse d’un scénario « à la burkinabè » est devenue vraisemblable. Côté majorité, il s’agit de s’en prémunir ; côté opposition, il s’agit d’en jouer, d’utiliser la menace de « la rue » comme levier politique, de faire accréditer sa propre capacité à mettre les foules en mouvement. Quant aux ambassades occidentales, elles sont partagées entre peur du soulèvement populaire, facteur d’instabilité politique, et volonté de faire respecter une Constitution impliquant le départ d’un homme devenu problématique.
Neutraliser la mobilisation, criminaliser les protestataires
Déforcée, la majorité n’abandonne pas pour autant son projet de prolongation du mandat présidentiel. Une stratégie à trois niveaux est dès lors déployée : organiser l’impossibilité pratique de réaliser les élections présidentielles avant la fin du mandat de Kabila (ce que les opposants qualifient déjà de « glissement »), convoquer un dialogue politique visant à coopter une partie de l’opposition, et détruire les capacités de mobilisation populaire supposées de l’opposition. Ce dernier objectif est poursuivi à travers la criminalisation de toute manifestation de rue hostile au pouvoir, assimilée à une tentative de renversement violent des institutions établies. La surveillance et la répression politique s’accentuent contre les activistes, en particulier ceux qui cherchent à élargir la protestation à la population ordinaire, non-militante, comme s’il s’agissait d’enfoncer un coin entre la rue et les forces hostiles au « dialogue ».
Importer l’expérience burkinabè… l’ambition d’une poignée de jeunes militants congolais est devenue la hantise des autorités. Quand bien même ils n’ont joué aucun rôle dans les événements de janvier, les réseaux pro-démocratie Lucha et Filimbi acquièrent le statut de danger existentiel pour le régime. La conférence de presse qu’ils organisent dans la banlieue populaire de Kinshasa les 14 et 15 mars, avec la participation d’organisations burkinabè et sénégalaise, ainsi que le soutien de la coopération états-unienne, est brutalement interrompue par les forces de l’ordre. Plusieurs jeunes sont incarcérés au motif « d’atteinte à la sûreté de l’État ». Pour le gouvernement, les militants ouest-africains étaient à Kinshasa « pour apprendre aux jeunes Kinois comment se confronter aux forces de l’ordre et mettre fin à un régime sans attendre les élections » (Jeune Afrique, 16/03/2016).
La criminalisation de la protestation a aussi une forte dimension idéologique, à travers la diffusion par les différents canaux gouvernementaux d’un discours de disqualification de la mobilisation contestataire, assimilée à une démarche de type insurrectionnelle et terroriste. Le cadrage du discours officiel oppose, d’un côté, des institutions légitimes, dont les responsables veulent résoudre les problèmes électoraux à travers des solutions endogènes - le dialogue « entre congolais » - pour aller vers des scrutins apaisés, et, de l’autre, des opposants opportunistes, déterminés à subvertir l’ordre institutionnel par des solutions importées - la confrontation violente -, menant à la déstabilisation et à des conflits sanglants.
Mobilisations sous contrainte et détournements
Si la rue est symboliquement au cœur de la confrontation politique partisane après janvier 2015, la proactivité répressive du gouvernement contraint néanmoins l’opposition à adopter un registre d’actions euphémisés : offices religieux et conférences-débats, villes mortes, meetings. La première manifestation de rue n’a lieu à Kinshasa que le 26 mai 2016, pour contester l’arrêt de la cour constitutionnelle permettant à Kabila de rester en place en cas de retard dans la tenue des élections. Pour l’opposition, l’ambition est de provoquer une mobilisation populaire à grande échelle permettant de faire reculer le pouvoir comme en janvier de l’année précédente.
Le bilan mitigé de la manifestation est pour partie au moins le résultat de l’attitude des autorités. Celles-ci ont subi une pression internationale exceptionnelle dans les jours précédant la manifestation [3] . En autorisant la marche et en laissant les manifestants se rassembler et démarrer la manifestation, elles ont favorisé une concentration de militants relativement contrôlables par les forces policières, qui sont intervenues en aval, loin des quartiers populeux. Parallèlement, une batterie de mesures d’intimidation préventives ont empêché la mobilisation des campus. Les principaux mécanismes de contagion ayant joué lors du soulèvement de janvier 2015 ont de la sorte été désamorcés (Polet, 2016).
La répression de la mobilisation politique entraîne la politisation des mobilisations originellement non-politiques : en l’absence de canaux autorisés, la résistance populaire se manifeste sur le mode de la fronde, de la provocation, dans des espaces d’expression à caractère religieux, sportif ou culturel. Le phénomène « Yebela ! » est une manifestation éloquente de ce mode d’expression par défaut de l’insubordination en contexte autoritaire. Il apparaît à la faveur de la participation du Congo au Championnat d’Afrique des Nations en janvier-février 2016. Le slogan « Kabila oyebela, mandat esili ! » [4], ou tout simplement « Yebela ! », est le détournement d’un chant de supporter, qui a commencé à être scandé par des groupes se mêlant aux foules en liesse qui se formaient spontanément à chaque victoire de l’équipe nationale. L’expression se diffuse rapidement sur les réseaux sociaux et ponctue les déclarations ultérieures de l’opposition.
Les autorités, qui craignent plus que tout la mise en contact du peuple kinois en effervescence et de la revendication politique sur l’espace public, réagissent par la voix du chef de la police de Kinshasa, qui intervient à la télévision nationale la veille de la finale pour interdire toute manifestation de joie dans les rues de la capitale en cas de victoire comme de défaite du Congo, au motif que « des gens mauvais en profitent pour créer des problèmes au lieu de fêter ». Le mot d’ordre ne sera que très partiellement respecté et la police interviendra en début de soirée pour disperser un groupe de plusieurs centaines de supporters scandant des chants hostiles au président.
Mais le camp Kabila ne fait pas qu’étouffer les tentatives de politisation de la rue, il s’emploie lui-même à politiser l’espace public en sa faveur. L’appropriation symbolique et physique de la rue est devenue un enjeu primordial de la lutte politique. Dans ce qui ne peut être compris que comme une réponse coordonnée au « Yebela », des rassemblements « spontanés » se forment lors des déplacements du Chef de l’État, au cri de « Wumela ! » (« Reste longtemps »). Parallèlement, le parti présidentiel orchestre des manifestations dans la capitale, faisant défiler militants et gros bras dans des marches et meetings, en faveur du dialogue ou de la « longévité » de Kabila.
Mise entre parenthèses du droit de manifester
Les manifestations du 19 septembre 2016, impulsées par une opposition organisée dans un très large front autour du vieil opposant Etienne Tshisekedi, vont fournir au pouvoir l’occasion de soustraire les rues de la capitale à l’action de l’opposition. Cette première « mobilisation générale » en vue de « signifier à Kabila le début de son préavis », a immédiatement dégénéré en affrontements violents entre les manifestants et la police. A l’instar de janvier 2015, le conflit a pris un tour émeutier et s’est rapidement étendu à plusieurs quartiers de la capitale et au campus de l’Unikin. Le comportement des autorités et des forces de l’ordre laisse penser qu’il s’agissait d’une stratégie de la tension élaborée au sommet de l’État. Le 21 septembre, le gouverneur de la ville-province décide de « différer » toute manifestation à caractère politique sur la place publique à Kinshasa pour éviter un nouvel épisode de « dégâts matériels et humains », et prévenir « tout risque d’escalade de violence » (www.times.cd). Cette interdiction sera systématiquement opposée aux initiatives de mobilisation dans les semaines et les mois suivants.
La mesure fera l’objet d’une vive controverse quant à sa dimension légale. Du côté du pouvoir, il s’agit d’un devoir de responsabilité de la part d’institutions ayant constaté l’incapacité de « certains partis » à exprimer leurs revendications politiques sans violence. Pour les ONG et partis d’opposition, la décision viole plusieurs articles de la Constitution qui garantissent les droits à la manifestation et aux réunions publiques, car elle n’est pas fondée sur les dispositions légales pouvant restreindre ou limiter l’exercice de ces droits. La mesure est par ailleurs dénoncée par plusieurs instances onusiennes et étrangères, qui l’assimilent à une restriction supplémentaire de l’espace politique (unmultimedia, 30/11/2016). Mais la majorité se défend pied à pied : la liberté de manifester est un droit constitutionnellement subordonné au respect de conditions légales d’ordre public, de sécurité et de bonnes mœurs (communiqué de presse du porte-parole du gouvernement, mediacongo.net, 4/11/2016).
Le cadrage sécuritaire du discours politique se durcit : la paix et la stabilité sont des biens supérieurs de la nation dont la protection justifie la mise entre parenthèse temporaire de certaines libertés, dont abusent des personnes qui cherchent à renverser le pouvoir par la force. Assimilée à une conduite violente, la manifestation publique n’est plus seulement illégitime aux yeux du pouvoir, elle devient illégale. En interdisant la protestation de rue, il s’agit pour des autorités n’ayant plus de légitimité populaire d’exclure le recours à un registre d’expression politique lourd d’une menace – le soulèvement général – qu’elles se sentent incapables de contrôler. Ce faisant, elles adaptent en quelque sorte l’ordre juridique issu de la semi-tutelle internationale à leur pratique autoritaire.
La mesure sera utilisée par le pouvoir pour légitimer la pression policière accrue et la violence préventive contre les amorces de manifestations le soir du 19 décembre, dernier jour théorique du mandat présidentiel. Elle sera maintenue en 2017 et amènera l’opposition, à nouveau divisée, à privilégier le registre des journées ville-morte. Une retenue qui contraste avec le volontarisme des mouvements citoyens de la jeunesse. Ces derniers multiplieront avec plus ou moins de bonheur les tentatives de manifestations, en misant davantage sur la force symbolique que sur la puissance du nombre. Fortement reconnus à l’international, objets à ce titre d’un traitement différencié par les forces de sécurité, ces mouvements témoignent d’une évolution dans les formes d’occupation politique de la rue. S’ils paraissent fermement implantés dans les villes de l’Est, leur ancrage au sein de l’espace protestataire kinois demeure néanmoins incertain.