Face à des acteurs capitalistes diversifiant leurs stratégies pour mieux renforcer leur présence, les mouvements sociaux paraguayens ont adopté une attitude de résistance et de confrontation davantage marquée par une logique défensive que propositionnelle. Ces dernières années en particulier, leurs luttes ont tourné autour de deux axes principaux : freiner l’expansion capitaliste dans les campagnes – l’agrobusiness – et s’opposer à la criminalisation des luttes sociales.
Depuis sa colonisation, le Paraguay est un pays exportateur de matières premières agricoles. Jusqu’il y a dix ans environ, la culture principale était le coton, à la production duquel se consacraient tant les petites exploitations familiales que les grands producteurs « latifundistes ». Mais, depuis le milieu des années 1990, le soja gagne du terrain. Ce mouvement s’est d’ailleurs accéléré après 1999, suite à l’introduction illégale de semences génétiquement modifiées. Cette date marque le début d’une nouvelle ère pour l’agriculture paraguayenne, car en un peu plus de sept ans les entreprises transnationales ont pris le contrôle d’une bonne partie du secteur productif.
Aujourd’hui, les grands « déserts verts » accaparent presque 25% des terres cultivables du pays. Pour une bonne part, cette expansion des cultures s’est faite sur les terres appartenant traditionnellement aux paysans. Son coût social et environnemental est énorme : l’utilisation de puissants biocides contamine les parcelles des paysans et les cours d’eau. Les cas d’intoxication au sein de la population rurale se multiplient, certains ayant déjà causé la mort. Face à cette situation, le mouvement paysan paraguayen a incorporé le rejet du modèle sojero (monoculture du soja) à ses revendications, sans pour autant déposer la bannière historique de la réforme agraire.
Il ne faut en effet pas perdre de vue le fait que le Paraguay est un des pays ayant la plus grande concentration foncière : d’après les données de 2002, 1,6% des exploitations possèdent 76,7% des terres (Riquelme, 2005). Cette situation explique les taux de pauvreté particulièrement élevés du Paraguay. La problématique de l’accès à la terre s’est d’ailleurs aggravée avec la mise en œuvre du modèle sojero, qui a entraîné en moyenne le déplacement de 9000 familles de paysans par an. En vidant la terre de sa dimension culturelle, en tant qu’espace de production et de reproduction de la vie, pour la considérer comme une simple marchandise, ce modèle porte directement atteinte à la survie des paysans
Mouvement paysan à la pointe des luttes populaires
C’est dans ce contexte que le mouvement paysan est devenu l’acteur social le plus important du pays. En coordonnant plusieurs luttes et en forgeant des alliances plus ou moins durables avec d’autres secteurs sociaux – travailleurs, habitants des quartiers populaires et jeunes -, il s’est imposé comme cheville ouvrière du mouvement populaire paraguayen. Cette situation s’explique notamment par les déboires des autres mouvements. Le mouvement syndical ne s’est pas encore relevé des deux crises qui l’ont déstabilisé au milieu des années 1990 : la corruption de certains de ses principaux dirigeants et les politiques néolibérales de dérégulation du marché du travail. Le mouvement des quartiers a quant à lui connu des épisodes de lutte et de mobilisation intenses, mais il a facilement été coopté par le gouvernement. Pour sa part, le mouvement des jeunes a beaucoup de difficultés à renforcer sa présence, du fait notamment de sa dimension cyclique.
Pour autant, le mouvement paysan du Paraguay n’est pas un acteur homogène. Ses manifestations et ses expressions sont multiples et il est composé d’organisations locales, régionales et nationales. A ce dernier niveau, il se divise en cinq structures : la Federación Nacional Campesina (Fédération paysanne nationale), la Mesa Coordinadora Nacional de Organizaciones Campesinas (Table de coordination nationale des organisations paysannes), la Coordinadora Nacional de Mujeres Trabajadoras, Rurales y Indígenas, (Coordination nationale des femmes travailleuses, rurales et indigènes), la Organización Nacional Campesina (Organisation paysanne nationale) et la Central Nacional de Organizaciones Campesinas Indígenas y Populares (Centrale nationale d’organisation paysannes, indigènes et populaires).
Les deux premières structures, les plus importantes, partagent la bannière de la réforme agraire, la critique du modèle sojero et de ses conséquences, les revendications en matière de services publics et le rejet d’un modèle capitaliste qui privilégie les intérêts du capital. Elles sont les principales forces d’une gauche sociale qui, face à l’extrême faiblesse des organisations politiques progressistes, est elle-même la seule expression de la gauche tout court. Elles se différencient cependant sur deux points importants : le modèle de développement qu’elles promeuvent – la Federación défend l’industrialisation du coton tandis que la Mesa centre son discours sur la défense de l’agriculture paysanne – et l’attitude face au jeu électoral – la première appelle systématiquement au vote protestataire (vote blanc) tandis que la seconde s’est montrée encline à appuyer ou introduire des candidatures aux municipales.
Menaces de criminalisation
La lutte contre le modèle sojero prend différentes formes : initiatives visant à modifier ou incorporer des normes légales, occupation de terres, actions pour contenir les fumigations, mobilisations de rue et barrages routiers. Mais si ces actions ont contribué à faire prendre conscience à la population paraguayenne des conséquences néfastes de l’agrobusiness, elles n’ont pas réussi à bloquer la progression de ce dernier. Plus grave encore, elles ont décidé le gouvernement à se lancer dans une stratégie de répression et de criminalisation des mouvements paysans. Depuis 2004 et la multiplication des mobilisations et des occupations de terres, plus de 3 000 militants ont été arrêtés, parmi lesquels 2 000 sont dans l’attente d’un jugement. Ce coup dur pour les organisations paysannes explique dans une certaine mesure le recul actuel des mobilisations.
Malgré ce contexte adverse pour le mouvement, l’approbation de la « loi antiterroriste » impulsée par l’ambassade américaine a pu être empêchée pour la deuxième fois. En 2002 déjà, cinq jours de mobilisation de l’ensemble du mouvement populaire avaient permis d’éviter le vote d’une loi du genre ainsi que d’une loi sur les privatisations (Palau, 2003). Bien que cette deuxième grande victoire n’est pas le fruit d’une mobilisation structurée mais de la confluence d’actions indépendantes, elle est importante en ce qu’elle contrecarre la tendance législative à utiliser le prétexte du terrorisme pour durcir les peines contres les secteurs sociaux qui se mobilisent pour la défense de leurs droits.
La criminalisation des luttes sociales vise très spécifiquement à permettre au capital de poursuivre ses objectifs. Elle s’accentue logiquement à mesure que les luttes contre le modèle de l’agrobusiness s’intensifient. En menaçant directement les conditions de vie de la population rurale du Paraguay, ces deux logiques de domination portent directement atteinte à ses droits économiques, sociaux et culturels. Car la stratégie qui consiste à expulser la population paysanne de ses terres pour les destiner à la production d’agrocarburant revient à fouler leurs droits à l’alimentation, à l’eau, au logement et au travail. En outre, le durcissement du cadre légal constitue un nouveau grignotage des acquis déjà maigres de la démocratie formelle instaurée au Paraguay en 1989 après 35 années de dictature militaire.
Bref, si le mouvement populaire paraguayen a des réalisations importantes à son actif – il a empêché l’approbation de la loi antiterroriste et de la loi sur la privatisation des entreprises publiques et a conquis de nouvelles terres à travers des occupations – ses efforts n’ont pas été suffisants pour contenir la nouvelle offensive des entreprises transnationales. La fragmentation actuelle de ses forces limite son potentiel et l’empêche d’impulser la construction d’un modèle alternatif de société.