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Obsolètes les lectures Nord-Sud à l’heure des grands enjeux globaux ?

« En conclusion nous émergeons avec une vision claire d’un monde interdépendant au sein duquel les problèmes à un endroit nous affectent tous. Nous n’avons pas négocié en tant que Nord-Sud, Est-Ouest, pauvres ou riches, mais en tant que membres d’une humanité, ayant un destin commun » [1]. A l’approche d’un nouvel agenda international « post-2015 », l’idée avancée par la présidente du Liberia Ellen Johnson Sirleaf, selon laquelle les lectures « Nord-Sud » ne sont plus en prise avec une époque où la nature globale des grands défis exigent l’adoption de grands consensus mondiaux, cette idée donc, est émise avec une conviction renouvelée par plusieurs institutions internationales. Elle gagne aussi du terrain parmi les acteurs de la coopération – les agences publiques d’aide comme les ONG. Nous défendons ici la thèse opposée : ces défis globaux, bien réels, demeurent justiciables d’une approche en termes de rapports Nord-Sud.

Émergence du registre des « enjeux globaux »

L’image d’une humanité vulnérable exposée à des menaces se jouant des frontières ne date pas d’hier. « Les graves problèmes mondiaux ne peuvent être résolus que par la coopération de tous les peuples » affirmaient des diplomates tétanisés par l’éventualité d’une guerre nucléaire à l’orée de la guerre froide (Frangulis, 1954). C’est néanmoins à la fin de cette dernière que le paradigme de la montée des « problèmes globaux à solution coopérative » (Rogalski, 2013) a véritablement décollé, la fin des hostilités Est-Ouest levant les obstacles à une coopération internationale inclusive, alors que le nuage de Tchernobyl et la propagation du sida lui donnent un caractère impérieux. Dès 1988, le Conseil de l’Europe organise une campagne visant à « sensibiliser le public à l’interdépendance mondiale et à la nécessaire solidarité que celle-ci appelle ».

Les années 1990 voient se développer des forces contradictoires autour de l’enjeu des interdépendances mondiales. D’une part, pour les néolibéraux, la globalisation - entendue comme l’intégration des économies nationales au sein du marché mondial - et ses retombées positives pour l’ensemble de la population est d’abord synonyme de moindre régulation publique – idée d’auto-régulation des marchés. Par ailleurs la diplomatie états-unienne demeure rétive vis-à-vis des instances collectives susceptibles de menacer la magie du « moment unipolaire ». Mais, dans le même temps, la montée des préoccupations écologiques, du Sommet de Rio (1992) à celui de Kyoto (1997), la crise financière asiatique de 1997-1998 et l’essor d’un altermondialisme visant à réencastrer les flux financiers internationaux dans le politique, notamment par le biais d’institutions mondiales pouvant exercer une surveillance démocratique sur ces flux, catalysent la réflexion et les débats sur les enjeux de la gestion publique transnationale de la mondialisation. La problématique des « biens publics mondiaux » - domaines d’intérêt commun à l’humanité que ni les marchés ni les gouvernements nationaux isolément ne peuvent garantir - fait une percée au tournant du millénaire dans plusieurs organisations internationales, sous l’impulsion du PNUD notamment.

Entre sécurité, climat et développement

Les problématiques climatiques et sécuritaires vont néanmoins donner un tour résolument anxiogène au traitement international des interdépendances planétaires au cours des années 2000, qui se conjugue dorénavant sur le mode des « risques globaux ». La double prise de conscience de la réalité du danger et de la nature intrinsèquement globale du phénomène imposent résolument la question climatique comme enjeu global par excellence. Elle alimente au sein (d’une partie) des opinions publiques l’aspiration à l’avènement d’un ordre international climatique permettant une gestion collective maîtrisée des émissions. Les plus enthousiastes y voyaient les linéaments d’une « société internationale plus organisée pour protéger le bien commun  », contrainte par un danger commun indiscutable de dépasser ses égoïsmes nationaux. L’échec du Sommet de Copenhague en 2007 et le glissement d’une logique collectivement contraignante à une addition d’engagements nationaux volontaires représentent à leurs yeux une régression lourde de conséquences.

Sur le front de la sécurité collective, les attentats du 11 septembre redonnent une importance stratégique de premier plan aux espaces les plus pauvres et les plus délaissés du globe, vus comme des havres d’activités terroristes et criminelles. Le cadrage sécuritaire va déborder ces domaines et englober les enjeux de la pauvreté, des pandémies, des migrations de masse, des dégradations environnementales, tous requalifiés de « menaces à la sécurité et à la stabilités mondiales » du fait de la nature transfrontalière de leurs retombées («  cross-border spillovers »). Il est donc de la responsabilité de la communauté internationale - « our common responsibility » pour citer le titre d’un long rapport onusien sur les « nouvelles menaces globales » (Nations unies, 2004) - de s’investir dans la reprise en main de ces territoires, en suppléant aux « souverainetés déficientes ».

Mais, dans une optique diamétralement opposée, les années 2000 ont également vu les réseaux d’ONG européennes de solidarité internationale, dans la foulée de l’altermondialisme, accentuer leur plaidoyer pour une meilleure prise en compte des « retombées en matière de développement » des politiques internationales et domestiques des pays occidentaux. La faillite des États du Sud n’est plus ici envisagée comme une menace pour la communauté internationale, mais plutôt comme la conséquence du manque de volonté du Nord de modifier des politiques - commerciales, fiscales, financières, agricoles, énergétiques - dont on sait qu’elles nuisent au développement de régions entières [2]. Dans la même veine, David Sogge plaide pour un renforcement et une démocratisation de la gouvernance supranationale dans plusieurs domaines - circuits financiers, armes, industries extractives, migrations, drogues -, en vue d’augmenter le contrôle public sur ces flux ayant un fort pouvoir déstabilisateur sur les nations les plus pauvres (2012).

Enfin les grandes agences d’aide multilatérales et bilatérales, notamment l’Agence française de développement et le Department for International Development (DfID) du Royaume-Uni, sont de puissants émetteurs d’une nouvelle vision de l’aide au développement articulée non plus (seulement) à des valeurs morales, mais à des intérêts communs biens compris exigeant davantage de régulation internationale. La crise financière de 2008 y contribue doublement : non seulement elle constitue en soi une nouvelle illustration des enchaînements catastrophiques liés aux déséquilibres financiers internationaux - une crise née sur le marché des subprimes états-unien touche les plus pauvres des pays pauvres -, mais elle oblige les agences de coopération à user d’une rhétorique plus pragmatique pour justifier l’existence des budgets d’aide. Le Livre blanc de 2009 du DfID - Eliminating world Poverty : building our common future - est tout entier consacré à la démonstration de l’existence d’un intérêt commun aux Britanniques et au reste du monde dans les domaines de l’économie (« leur croissance tire la nôtre »), de la sécurité (« la fragilité de leurs États menace notre sécurité ») et du réchauffement climatique (« source de réfugiés et de coûts »).

Souveraineté, marchandisation et ... divergences Nord-Sud

La construction des cadres de la coopération collective, ou « régimes internationaux », autour des grands enjeux planétaires renvoie à des processus politiques internationaux complexes, conflictuels et incertains, comme l’illustrent les âpres négociations autour d’un accord sur le climat. Les motifs de désaccord sont nombreux et varient fortement d’un dossier à l’autre. On peut néanmoins dégager trois lignes de tension productrices de divergences qui structurent les positionnements dans la majorité des débats : la place des souverainetés nationales, le rôle du marché et les rapports Nord-Sud. Revenons succinctement sur les deux premières avant d’aborder la troisième, qui nous intéresse plus particulièrement dans le cadre de cet article.

Comment produire de la décision politique collective à l’échelle mondiale dans le cadre d’un ordre juridique international fondé sur les souverainetés nationales ? Pour les uns, la gestion des enjeux communs à l’humanité exige de franchir un pallier, en cédant des parts de souveraineté des États à des institutions globales productrices de règles et de normes stables et contraignantes, sur le modèle communautaire européen. En face, les partisans de la primauté non négociable des pouvoirs nationaux sur les institutions internationales estiment que les organisations actuelles, et les accords qui y sont négociés entre gouvernements, offrent un cadre raisonnable pour la gestion collective des interdépendances mondiales. Il y a dix ans Zaki Laïdi s’interrogeait sur l’issue de cet affrontement entre les pro-gouvernance, poussés par les Européens, et les « souverainistes », incarnés par les États-Unis, en estimant qu’elle dépendrait beaucoup « du jeu des acteurs tiers du système mondial » (2004). A Copenhague, ces derniers - les émergents - ont donné l’avantage à l’approche nationale. Temporairement ?

La place du marché dans la gestion des biens publics mondiaux constitue une deuxième ligne de fracture. D’un côté l’approche économiciste, néoclassique, qui raisonne en termes de défaillance des marchés et estime qu’il faut marchandiser l’eau, les forêts, la biodiversité afin de diminuer les gaspillages et autres externalités négatives. Et accessoirement créer de nouveaux moteurs de croissance (idée d’ « économie verte ») via l’investissement dans le « capital naturel » (Duterme, 2013). En face, la coalition des partisans du paradigme des « communs », incarnée notamment par le « Sommet des Peuples pour la justice sociale et environnementale en défense des biens communs » lors de la Conférence Rio + 20, défend que les biens essentiels à la survie de l’humanité doivent être arrachés à l’appétit des multinationales (promotrices des nouvelles « enclosures ») et constitués en « patrimoine de l’humanité » (Houtart, 2011). Des océans à la protection sociale « universelle », en passant par les ressources génétiques ou la recherche, la gestion des biens ayant une fonction collective transnationale doit être envisagée sur le mode d’un « service public mondial », garantissant leur durabilité ainsi que l’égalité d’accès à l’ensemble des citoyens du monde.

Quant à la pertinence du maintien d’une lecture Nord-Sud des enjeux mondiaux, elle tient au fait qu’en dépit de la rhétorique sur les intérêts communs, la définition de ces enjeux, leur hiérarchisation et l’établissement de droits et de devoirs à respecter par les parties sont soumises à des rapports de pouvoir inégalitaires entre pays. Quand bien même les alliances de pays du Sud n’ont plus la vigueur et l’importance géopolitique qu’elles avaient à l’époque du « dialogue Nord-Sud » et du non-alignement, quand bien même l’ensemble « Sud » couvre des trajectoires nationales de plus en plus divergentes, force est de constater que l’axe Nord-Sud demeure une source majeure de dissensus dans nombre de débats sur l’environnement, le commerce, la sécurité collective, la coopération au développement ou les droits de l’homme.

« Les biens communs ne peuvent être les mêmes selon les sociétés, leur niveau de développement et leur mode d’insertion dans l’économie mondiale » soulignent avec justesse Gabas et Hugon (2001). De fait, la grande majorité des pays en développement - émergents comme « immergés » - partagent un certain nombre de grands traits qui surdéterminent leur approche de nombre d’enjeux mondiaux, à commencer par le fait que, d’une part, leurs économies sont, bien plus qu’au Nord, largement dépendantes de l’extraction ou de la transformation des matières premières, et d’autre part, que de larges pans de leur population n’ont toujours pas accès aux commodités de la société de consommation. En dérive une sensibilité à l’équation « environnement-développement » nettement différente de nos sociétés post-industrielles. Avec pour corollaire la réticence des grands pays forestiers du Sud à l’idée de « gestion en commun » de forêts qu’ils envisagent comme un capital productif - levier de développement économique et social - ancré dans un territoire et soumis à la logique de la souveraineté étatique davantage que comme écosystèmes fournisseurs de services écologiques au bénéfice de l’ensemble de l’humanité (Karsenty et Pirard, 2007).

D’où également l’attachement des gouvernements du Sud – même les plus pollueurs – au principe de « responsabilité commune mais différenciée », inscrit notamment dans la déclaration de Rio, qui établit une modulation des obligations environnementales des pays en fonction de leur responsabilité historique dans la dégradation de l’environnement et subordonne les efforts environnementaux des pays en développement à des transferts technologiques et financiers de manière à ce que leurs objectifs de développement ne soient pas compromis. Tentative d’intégration des asymétries Nord-Sud au sein de partenariats globaux, ce principe est aujourd’hui contesté par les États-Unis et plusieurs pays européens.

Un nouvelle déclinaison de l’hégémonie occidentale

Mais bien des réticences des pays du Sud vis-à-vis des raisonnements en termes d’enjeux globaux tiennent surtout au fait que l’Occident conserve une place disproportionnée dans leur conceptualisation – l’idée que l’on se fait des menaces les plus fondamentales (il y a lieu ici de méditer sur l’influence des campagnes impulsées par la société civile) - comme dans leur opérationnalisation – les moyens techniquement les plus appropriés et socialement les plus acceptables pour les réguler. L’évolution rapide, ces dernières années, du poids économique et diplomatique de quelques émergents ne retirent pas sa validité à la réflexion de François Constantin, suivant laquelle «  dans un monde profondément inégalitaire, le discours sur les biens communs globaux apparaît comme un instrument nouveau par lequel les plus puissants (...) s’appliquent à imposer au reste du monde de nouvelles normes de comportement au nom d’intérêts supérieurs de ’’’l’Humanité’’ ou des ’’Générations futures’’  » (2002).

Il en va ainsi du paradigme de la « santé globale », qui s’est essentiellement structuré dans les débats entre institution universitaires, agences publiques, fondations et ONG humanitaires anglo-saxonnes à une époque où les épidémies dans les pays pauvres sont devenues un enjeu sécuritaire pour le gouvernement états-unien. La traduction sur les terrains du Sud des stratégies sanitaires internationales qui en découlent reflète dès lors « la volonté, portée ou accompagnée par des institutions du Nord, de surveiller, prévenir et répondre à des risques sanitaires qui pourraient porter atteinte à la population mondiale et avant tout à leurs propres populations » (Atlani Duault et Vidal, 2013)... à travers la mise sur pied de coalitions d’acteurs court-circuitant allègrement les institutions étatiques nationales et négligeant les pathologies locales n’ayant pas de potentiel de propagation « globale ».

Les mêmes biais sont décelables dans les modèles de gestion des ressources naturelles préconisés dans la foulée des grands accords internationaux sur la protection de la biodiversité. Imposés aux pays du Sud, ces modèles reflètent surtout des préoccupations ancrées dans les représentations environnementales occidentales, elles-mêmes soumises à des modes changeantes (conservation, protection, développement durable, participation, écotourisme, etc.). Sans compter le fait qu’une expertise toujours plus poussée est seule autorisée à définir et mettre en oeuvre les méthodes de gestion et d’évaluation des biosphères ainsi que les délimitations et modalités d’usage légitime des ressources naturelles dans les espaces protégés (Pomel et al., 2009). Une expertise dont les pays du Nord ont toujours le quasi-monopole. Ces mêmes pays pour lesquels l’accès aux ressources génétiques situées dans les forêts tropicales des pays en développement constituent un enjeu économique de premier plan.

Au final, l’asymétrie la plus tenace entre pays du Nord et pays du Sud ne réside-t-elle pas précisément dans la capacité renouvelée des premiers à produire des lectures à portée universaliste qui promeuvent (ou épargnent) à la fois leurs intérêts et leur sensibilité, à marier stratégie de puissance et narration des intérêts supérieurs de l’humanité ? Dans cette optique, loin d’effacer les déséquilibres Nord-Sud, les discours sur les grands enjeux mondiaux en constituent la dernière manifestation.

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Notes

[1Discours de clôture de l’édition 2013 des Journées européennes du développement.

[2Avec l’exemple emblématique des interactions explosives entre politique d’agrocarburants, spéculation sur les marchés agricoles et crise alimentaire.


bibliographie

Atlani-Duault L. et Vidal L. (2013), « Le moment de la santé globale. Formes, figures et agendas d’un miroir de l’aide internationale », Revue Tiers Monde, 2013/3, n°215.

Constantin F. (2002), « Les biens publics mondiaux, Dr. Jekyll et Mr. Hyde », in Constantin F. (éd), Les biens publics mondiaux. Un mythe légitimateur pour l’action collective ?, Paris, L’Hamattan.

Duterme B. (2013), « Économie verte : marchandiser la planète pour la sauver ? », Alternatives Sud, vol. XX – 2013/1, CETRI-Syllepse.

Frangulis A. (1954), « Les graves problèmes mondiaux ne peuvent être résolus que par la coopération de tous les peuples », Le Monde diplomatique, novembre.

Gabas J.-J. et Hugon P. (2001), « Les biens publics mondiaux et la coopération internationale », L’Économie politique, 2001-4, n°12.

Houtart F. (2011), « Des biens communs au bien commun de l’humanité », Fondation Rosa Luxemburg Bruxelles, novembre.

Karsenty A. et Pirard R. (2007), « Forêts tropicales : la question du bien public mondial et la quête d’instruments économiques multilatéraux pour un régime international », Revue forestière française, 59 (5).

Laidi Z. (2004), La grande perturbation, Paris, Flammarion.

Nations unies (2004), A more Secure World. Our shared responsibiliy, rapport du panel de haut niveau du Secrétaire général sur les menaces, les défis et les changements, Nations unies.

Pomel et al. (2009), « Problèmes idéologiques et genèse des modèles en environnement », in Darbon (dir.) , La politique des modèles en Afrique, Paris, Karthala.

Rogalski M. (2013), « Les rapports Nord-Sud à l’épreuve de la mondialisation », Recherches internationales, avril-juin, n°95.

Sogge D. (2012), « La gouvernance supranationale : un défi pour la construction de la paix et d’États forts », Alternatives Sud, vol. IXX-2012/1, CETRI-Syllepse.


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.

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