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OMC : lancement de négociations controversées sur le « commerce électronique »

Le 25 janvier dernier, en marge du Forum de Davos, 76 États ont publié une déclaration conjointe réitérant leur volonté d’entamer des négociations sur la régulation du « commerce électronique » dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Rejetée par l’Inde et la majorité du continent africain, une telle démarche risquerait bien d’ancrer la réalité d’une économie numérique dominée par quelques multinationales américaines et chinoises.

La « déclaration conjointe sur le commerce électronique » publiée le 25 janvier dernier par l’OMC en marge du Forum économique de Davos tient en quelques lignes, dont celle-ci : « nous confirmons notre intention d’entamer des négociations dans le cadre de l’OMC sur les aspects commerciaux liés au commerce électronique ». « Nous » ? Un groupe de 76 États, parmi lesquels la Chine, l’Union européenne, la Russie ou encore les États-Unis. En face, quelques absents de taille, dont l’Inde, ainsi que la quasi-totalité du continent africain.
Cette déclaration en confirme une autre, qui avait conclu la dernière réunion ministérielle de l’OMC à Buenos Aires, en décembre 2017. 70 pays s’étaient alors déclarés favorables à l’ouverture de négociations sur le « commerce électronique » dans le cadre de l’OMC, malgré l’absence d’accord entre ses membres [1] . L’objectif était (et demeure) de parvenir à un accord sur la régulation de ce qui constitue aujourd’hui un aspect central de l’économie mondiale, mais qui échappe encore largement à toute forme de régulation spécifique. « J’affirme depuis longtemps qu’il est inacceptable qu’en 2018, l’OMC n’ait pas une conversation profonde et concrète sur un phénomène qui dirige l’économie mondiale d’aujourd’hui » a ainsi expliqué le Directeur général de l’OMC, Roberto Azevedo, à Davos [2].

Derrière le « commerce électronique », l’économie des données

Rien n’indique toutefois que l’OMC soit la mieux placée pour assurer une telle « régulation ». D’abord, parce que derrière l’appellation de « commerce électronique », se cachent en réalité des enjeux beaucoup plus larges que les seuls échanges de biens et de services sur internet. Comme l’explique notamment un communiqué de la « Just Net Coalition » [3] , « l’économie numérique n’est pas juste un secteur parmi d’autres. Elle imprègne et transforme de plus en plus tous les secteurs » [4] . Le cœur de cette transformation ? Les fameuses « données », qui sont générées et/ou utilisées dans un nombre croissant d’entreprises et d’activités quotidiennes. Cette omniprésence a donc des implications économiques, mais aussi en termes de libertés individuelles, de respect de la vie privée, de cybersécurité ou encore de droit du travail. Autant d’enjeux qui dépassent, et de loin, les compétences de l’OMC.
Ce sont pourtant bien ces données qui constituent le véritable enjeu des négociations sur le « commerce électronique », comme l’explique notamment l’économiste argentin Alberto Robles : « Derrière ce terme «commerce électronique», qui est un cheval de Troie, on a la propriété des données, qui n’a rien à voir avec le commerce électronique. Ils nous parlent du commerce électronique, qu’il faut entrer dans la modernité, que tous les pays vont en bénéficier, etc. Mais ce n’est pas ça le débat. Le débat c’est qui contrôle les données » [5] . Or, à l’heure actuelle, il s’agit d’un nombre restreint de multinationales – essentiellement localisées aux États-Unis et en Chine. Ce sont elles qui ont le plus à gagner dans les négociations prévues à l’OMC.

Réguler… pour mieux (dé)réguler

Car en effet, et c’est le deuxième reproche adressé au projet de négociations, non seulement l’OMC n’est pas légitime pour traiter de l’ensemble des implications potentielles du « commerce électronique », mais en outre la « régulation » qu’elle propose semble surtout destinée à ancrer la réalité d’une économie numérique… dérégulée. Toujours selon la « Just Net Coalition », « concrètement, cela signifie que les données seront la propriété de ceux qui les collectent et les accumulent, peu importe qui ils sont. Cela offre une légitimité à perpétuité à l’accaparement global des données pratiqué par une poignée de multinationales du numérique comme Facebook, Google, Amazon, Alibaba, etc. » . [6]
Plus précisément, selon l’économiste argentine Sofia Scasserra, cette (dé)régulation du numérique s’articule autour de cinq principes fondamentaux :
1. L’absence d’obligation de présence commerciale des sociétés opérant via Internet ;
2. L’absence d’obligation de transfert de technologie de leur part pour opérer ;
3. L’absence d’obligation de soumettre ces entreprises aux tribunaux de défense des consommateurs locaux ;
4. L’absence d’obligation de les faire payer des impôts pour le transfert de données ;
5. L’absence d’obligation d’accès ou d’établissement dans le pays des données qu’elles collectent. [7]
Résultat, ces entreprises pourraient continuer d’opérer n’importe où en s’exonérant de toutes responsabilités vis-à-vis des États, du droit du travail, de la protection des consommateurs ou encore de l’environnement… En outre, une telle « régulation » reviendrait à consacrer (et à renforcer) la position monopolistique des principales multinationales du numérique, mais aussi l’actuelle « division internationale du travail numérique » dont souffrent essentiellement les pays du Sud les moins avancés dans ce domaine.


La chimère du développement par l’e-commerce

Mais alors, comment expliquer, justement, le soutien apporté à cette initiative par nombre de ces pays ? La réponse tient dans le discours qui entoure le développement de l’e-commerce et qui en fait un vecteur d’opportunités pour les pays du Sud, notamment pour leurs petites et moyennes entreprises. Emblématique, le compte-rendu d’une réunion de l’APEC (Asia-Pacific Economic Cooperation) organisé sur le sujet à Hanoi en janvier 2019 explique par exemple que : « le commerce numérique crée des opportunités pour différentes parties prenantes, surtout des PME. Grâce aux avancées technologiques, la croissance des plateformes en ligne, et ainsi de suite, les défis auxquels se confrontaient les PME dans le vieux monde peuvent être plus facilement confrontés, ce qui représente des opportunités sans précédent pour les PME de pénétrer les marchés globaux. » [8]
Pour la « Just Net Coalition, il s’agit toutefois d’une « chimère » : « D’abord, des marchés plus étendus et plus ouverts ne sont pas forcément une bonne chose pour leurs petites entreprises, dont la grande majorité échange des biens qui peuvent facilement être produits et vendus moins cher par les centres manufacturiers de masse comme en Chine. Ces derniers peuvent désormais pénétrer facilement même les marchés les plus éloignés. Les dirigeants qui sont enthousiasmés par l’e-commerce mondial devraient peut-être d’abord lister les biens que leurs entreprises nationales peuvent effectivement produire de façon compétitive d’un point de vue mondial ! La rhétorique du « développement par l’e-commerce » tourne beaucoup autour des biens culturels et de l’artisanat, mais ceux-ci ne constituent qu’une portion extrêmement faible de n’importe quelle économie » [9] .
D’où l’appel de la coalition à une stratégie « d’industrialisation numérique » et de coopération entre États au développement numérique similaire avant toute participation à des négociations telles que celles qui sont prévues à l’OMC. Plus largement, d’aucuns plaident également pour une révision plus profonde de l’architecture même de l’économie numérique, par exemple en faisant des données un « commun » ou encore en instituant une fiscalité sur ces données qui permettrait de financer des redistributions entre le Nord et le Sud [10] .


Des doutes à lever, mais plusieurs certitudes

En attendant, la (dé)régulation de l’économie numérique enregistre toutefois d’ores et déjà des progrès notables [11] , même si des doutes entourent l’avenir des négociations à l’OMC. En effet, nous l’avons dit, l’Inde s’y oppose en considérant que le « Round de Doha » devrait d’abord être conclu avant d’ouvrir un nouveau processus de négociations [12]. Idem du côté de la grande majorité des pays africains, dont Léopold Ismaël Samba, ambassadeur de la République centrafricaine et coordinateur des pays les moins avancés accrédités auprès de l’OMC, explique qu’« ils ne veulent pas s’engager dans des règles internationales sur un secteur qu’ils ont peine à réglementer sur le plan national » [13] . Même la Chine, qui a pourtant signé la déclaration, se montre critique sur le processus, en insistant notamment sur la nécessité de tenir compte des « demandes raisonnables » des pays en développement, un groupe dont elle fait toujours officiellement partie au sein de l’OMC, au grand dam de Washington… C’est donc le doute qui prime, alors que la première réunion de travail devrait être organisée en mars 2019. Ce qui est certain toutefois, c’est que « l’émergence d’une coalition désirant aller de l’avant avec des règles pour l’e-commerce, malgré les réticences des autres, renforce une tendance vers la fragmentation des négociations à l’OMC et un éloignement par rapport à des «Rounds» globaux qui se sont essoufflés » [14] . Autre certitude, telle qu’elle se dessine actuellement, la « régulation du commerce électronique » fera peu de gagnants… et beaucoup de perdants.

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Notas

[3Un réseau global d’acteurs de la société civile fondé à Delhi en 2014 et engagé dans la défense d’un internet ouvert, libre, juste et équitable : https://justnetcoalition.org/

[4Just Net Coalition, « E­commerce negotiations being launched at the WEF are really about rules for digital colonisation », communiqué, décembre 2018.

[5Alberto Robles, Panel « Cuarta revolución industrial y los trabajadores », organisé par l’Escuela Nacional Sindical (Colombie) en avril 2018.

[6Just Net Coalition, « E­commerce negotiations… », op. cit.

[7S. Scasserra ; « Comercio electrónico, Futuro del Trabajo y su impacto en las mujeres », Aler : https://www.aler.org/node/3913#_ftnref1.

[9Just Net Coalition, « E­commerce negotiations… », op. cit.

[10Lire notamment A. Casilli, En attendant les robots, Paris, Seuil, p. 305-317.

[11L’accord de partenariat trans-pacifique (TPP) ainsi que le nouvel accord États-Unis-Mexique-Canada (qui remplace l’ALENA) ont ainsi tous les deux un volet sur le « commerce électronique » qui repose sur les principes décrits ci-dessus.


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