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Nicaragua : à 40 ans de la révolution du 19 juillet 1979

En vue du 40e anniversaire de la révolution sandiniste du 19 juillet 1979, Benjamin Favresse (Le Vent Se Lève) s’est entretenu avec Bernard Duterme, auteur de Toujours sandiniste, le Nicaragua ? (CETRI, 2017). L’occasion de revenir sur ce qui distingue les politiques menées par Daniel Ortega depuis son retour au pouvoir en 2007 du projet sandiniste des années révolutionnaires (1979-1990). L’occasion surtout d’interroger les ressorts, les acteurs et les perspectives de la crise de régime ouverte l’an dernier. Et de la répression qui vise à la refermer.

Benjamin Favresse - En novembre 2016, Daniel Ortega remportait l’élection présidentielle du Nicaragua avec 72,5 % des suffrages et était reconduit pour un quatrième mandat. Tantôt félicité par le FMI, tantôt défendu par une partie de la gauche à travers le monde – notamment pour ses programmes sociaux –, le modèle économique du Nicaragua d’Ortega a enregistré de bons résultats. Quels sont les principaux facteurs de cette « réussite économique » ? Le Nicaragua est-il un exemple à suivre pour les pays d’Amérique centrale ?

Bernard Duterme - Le modèle économique qui prévaut au Nicaragua depuis le retour de Daniel Ortega au pouvoir en janvier 2007 correspond, dans les grandes lignes, aux politiques néolibérales appliquées par les trois administrations de droite qui l’ont précédé. [1] C’est également le modèle qui a dominé, à quelques inflexions près, l’Amérique centrale de ces dernières années. Au Honduras et au Guatemala en particulier. Un modèle de développement antédiluvien, prioritairement agroexportateur, « extractiviste », orienté vers l’alimentation du marché mondial en matières premières (viande, café, or, sucre…, pour ce qui concerne le Nicaragua). Un modèle de développement dont la faible part industrielle se limite, pour l’essentiel, aux unités d’assemblage textile en « zones franches » (la plupart collées à l’aéroport international), où les sociétés nord-américaines et asiatiques agissent en toute liberté.

Le lendemain même de son investiture, le gouvernement Ortega a défini – et assumé constamment par la suite –, en parfaite entente avec les grandes fortunes du pays et les chambres patronales, ce qu’allait être son « modèle d’alliances, de dialogue et de consensus » en matière économique : tapis rouge pour le grand capital, national et étranger, à coup de libre-échange, de dérégulations (environnementales notamment) et d’exonérations (à hauteur de 50% du budget national), en lui garantissant tant « la paix sociale » que « la main-d’œuvre et la terre les moins chères d’Amérique centrale » (http://pronicaragua.gob.ni). Ce n’est pas pour rien que, jusqu’au mois d’avril 2018, le grand patronat et les investisseurs extérieurs ont clamé, à moult reprises, tout le bien qu’ils pensaient de ce modèle (voir notamment le site progouvernemental https://www.el19digital.com).

Les institutions financières internationales elles-mêmes n’ont pas tari d’éloges à l’égard du bon élève Ortega. « Basé principalement sur l’attraction des investissements étrangers, sur une hausse de la compétitivité par rapport au marché états-unien qui est votre principal client à l’exportation, et sur une stabilité macroéconomique vraiment louable, votre modèle a été couronné de succès ces cinq à dix dernières années », indiquait encore le chef du FMI pour l’Amérique centrale au président nicaraguayen en mai 2017, moins d’un an avant le début de l’actuelle crise politique. Et de fait, profitant à plein de l’envolée des cours mondiaux des matières premières (jusqu’en 2014) et de sa double allégeance – rhétorique envers le chavisme vénézuélien, pragmatique envers le capitalisme nord-américain –, l’ortéguisme a doublé le volume de l’économie nicaraguayenne en dix ans (qui reste cependant la plus pauvre du continent, après Haïti).

Résultat : une diminution relative de la pauvreté (comme presque partout en Amérique latine durant cette période « faste »), mais aussi une concentration sans précédent des richesses (la plus forte de la région) et une dégradation accélérée de l’environnement (selon la FAO, le Nicaragua a perdu plus d’un tiers de ses forêts ces quinze dernières années). Une certaine gauche internationale pointe les programmes sociaux financés par l’ortéguisme pour se convaincre que l’ancien commandant de la révolution sandiniste est toujours d’obédience socialiste, mais omet de signaler que ceux-ci s’apparentent plus aux projets de lutte contre la pauvreté saupoudrés par les gouvernements de droite en période d’ajustement structurel qu’à une réelle politique de redistribution, voire de transformation sociale.

Cela étant, depuis 2015-2016 environ, la conjoncture internationale s’est retournée : cycle déflationniste des matières premières exportées, crise vénézuélienne et chute consécutive de l’aide chaviste qu’Ortega recevait en marge du budget national, crispation des relations avec les États-Unis d’Obama suite aux abus de pouvoir du couple Ortega-Murillo à l’approche des élections présidentielles de 2016… La donne s’est dès lors sérieusement compliquée pour le gouvernement nicaraguayen, qui y a progressivement perdu les moyens de perpétuer la stabilité assurée cette dernière décennie.

Le « miracle économique » nicaraguayen n’est en tout cas pas le facteur d’explication principal du « miracle électoral » de 2016. « Miracle électoral » qui a attribué au couple présidentiel (Rosario Murillo, l’épouse d’Ortega, étant désormais vice-présidente du pays), 72,4% des voix, en un seul tour, sans opposition crédible admise ni observation indépendante autorisée ; 10% de plus qu’en 2011, lors de la précédente élection présidentielle. Pour mémoire, à celle de 2006, lorsque le clan orteguiste n’avait pas encore la mainmise absolue sur le CSE (Conseil suprême électoral), le candidat Ortega fut alors élu président avec seulement 38% des votes valides, grâce à l’abaissement du seuil d’éligibilité immédiate à 35% (en cas d’écart d’au moins 5% avec le deuxième candidat). Cette réforme électorale fut l’un des dividendes du « pacte » passé dès 1999 entre Ortega et le très à droite président Alemán, en échange de la paix sociale et de la future impunité de ce dernier (dont le patrimoine privé aurait été multiplié par plus de 2000 durant son mandat, http://www.envio.org.ni).

À vrai dire, le déroulé des stratégies licites et illicites déployées par Daniel Ortega pour récupérer le pouvoir d’abord, puis y édifier son hégémonie et ensuite la bétonner, fait froid dans le dos. Il concourt à ce qu’est devenu ce régime politique en quelques années à peine : une autocratie aux apparences démocratiques, une « démocrature » népotique et corrompue, un caudillisme prétendument « chrétien et socialiste », mais, à l’examen, conservateur et néolibéral.

Dans votre livre Toujours sandiniste, le Nicaragua ? , vous défendez la thèse selon laquelle le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) de Daniel Ortega n’a plus de sandiniste que le nom. Pouvez-vous nous expliquer brièvement ce qu’a été le sandinisme et comment le FSLN de Daniel Ortega s’en est distancié ?

Le drame est bien là, pour tout qui – comme le Centre tricontinental où je travaille – a manifesté sa solidarité avec la révolution sandiniste d’alors (1979-1990), événement clé du tiers-mondisme et acteur phare du mouvement internationaliste d’émancipation et d’autodétermination des peuples. La déconvenue se niche précisément là, dans cette entreprise d’usurpation d’une idéologie, d’un parti et du pouvoir à laquelle s’est adonné graduellement et habilement le clan Ortega. La majorité des grandes figures sandinistes de la révolution – « la toute grande majorité » selon l’économiste Orlando Núñez lui-même, l’un des derniers intellectuels à être resté partisan du président – reproche à ce qu’elle appelle depuis une vingtaine d’années l’« ortéguisme » d’avoir trahi le « sandinisme », dont Ortega continue pourtant à se réclamer. Et de l’avoir instrumentalisé à ses fins personnelles.

Déçus ou déchus par les instances officielles du FSLN au fil des ans (entre 1990 et 2006), ces commandant(e)s, politiques et intellectuel(le)s sandinistes de la première heure – de gauche radicale ou plus sociaux-démocrates – n’ont eu de cesse d’en signaler les risques de dérives d’abord, d’en dénoncer les renoncements ensuite et d’en condamner l’opportunisme et l‘arbitraire enfin : de la piñata post-défaite électorale de 1990 (l’appropriation précipitée, avant de rendre les clés, d’importantes propriétés de l’État par quelques centaines de hauts responsables du FSLN) jusqu’à la répression sanglante de 2018, en passant par les collusions, les manœuvres en tout genre et les décisions les plus étrangères aux idéaux socialistes, progressistes et anti-impérialistes de la révolution de 1979. Pour rappel, cette révolution nationale renversa la dictature dynastique des Somoza longtemps soutenue par les États-Unis. Le mouvement sandiniste porte d’ailleurs le nom du rebelle « anti-impérialiste » Sandino, assassiné par le premier Somoza en 1934 sous l’égide de Washington.

Certes les années du sandinisme révolutionnaire (1979-1990) ne se déroulèrent pas sans erreurs ni excès, verticalistes et dirigistes notamment, qui aliénèrent une part significative du monde paysan, mais le projet du FSLN – autodétermination, alphabétisation, cultures populaires, théologie de la libération, féminisation, justice sociale, réforme agraire, socialisation des formes de propriété, de production et de commercialisation, etc. – a gardé fermes ses visées égalitaires. Et ce, en dépit de la guerre, dévastatrice, que les États-Unis de Ronald Reagan ont menée contre lui, jusqu’à obtenir la faillite économique du pays et la défaite des sandinistes dans les urnes en 1990.

Les politiques menées par l’ortéguisme depuis 2007 se situent aux antipodes de l’inspiration sandiniste historique. C’est précisément pour cette raison qu’elles ont été, ces dernières années, louées par les milieux d’affaires nationaux et internationaux, encensées par les hiérarchies conservatrices des églises catholiques et évangéliques nicaraguayennes, appréciées et soutenues par Washington. Bien que membre de l’Alliance bolivarienne (ALBA) d’Hugo Chávez (sans autre incidence en interne que la symbolique et l’afflux de pétrodollars), le Nicaragua d’Ortega a garanti aux intérêts états-uniens, contrairement à ses violents voisins du « Triangle Nord » (Honduras, Salvador, Guatemala), à la fois la fermeté migratoire requise et la coopération dans la lutte contre le narcotrafic, l’ouverture économique et le libre-échange commercial, la paix sociale et la stabilité politique.

Quel a dès lors été le sens de la participation du Nicaragua à l’ALBA, l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique ? Quelle est la nature des relations entre le Nicaragua et le Venezuela ?

Le ralliement du Nicaragua à l’ALBA, plus opportuniste qu’idéologique, s’est opéré le 11 janvier 2007, dès le retour au pouvoir de Daniel Ortega. « Bienvenue dans l’ALBA. Vous pouvez oublier vos problèmes de carburant », proclama ce jour-là à Managua le président Chávez, satisfait d’accueillir l’héritier du sandinisme dans l’Alliance bolivarienne. « L’ALBA est le message du Christ. Nous allons pouvoir mettre fin aux politiques néolibérales », répondit le président nicaraguayen. Il n’en fut rien. Autant le régime Ortega-Murillo put profiter d’une aide colossale du Venezuela (près de 5 milliards de dollars en 10 ans, un quart du budget national chaque année, reçus en dehors des compte officiels grâce à un montage public-privé scabreux), autant il n’y eut pas la moindre tentative de construction du « socialisme du 21e siècle » au Nicaragua, contrairement à ce qui se passa durant cette période en Équateur, en Bolivie et au Venezuela, dans les principaux pays membres de l’ALBA.

Pas de refondation constitutionnelle ni de projet de transformation structurelle à Managua, pas de majorité absolue dès la première élection, pas de rupture avec le système politique antérieur, pas de nationalisations, de plébiscites populaires ni de réélections incontestées. En revanche, un alignement ouvert et assumé sur les positions de l’oligarchie et des fédérations entrepreneuriales, inimaginable à Caracas, à La Paz ou à Quito dans ces années-là. « Avec l’argent du pétrole vénézuélien, Ortega aurait pu changer le profil social du Nicaragua, regrette Henry Ruiz, alias Comandante Modesto, membre de la Direction historique du Front sandiniste. Au lieu de cela, il a creusé les inégalités, en adoptant la politique économique capitaliste la plus à droite de l’histoire moderne. Ortega a abusé de la bonne foi d’Hugo Chávez » (http://www.envio.org.ni).

Depuis au moins deux ans maintenant, en raison de l’effondrement de l’économie vénézuélienne, les relations entre Managua et Caracas se sont elles aussi affaissées. Il s’agit d’ailleurs de l’un des grands déterminants des difficultés actuelles du clan présidentiel Ortega-Murillo. Aujourd’hui, l’essentiel du pétrole consommé au Nicaragua provient des États-Unis.

Dans votre ouvrage susmentionné, paru en septembre 2017, vous expliquez comment Daniel Ortega a consolidé son pouvoir par la mise en place d’une série d’alliances « contre nature » avec les adversaires historiques du sandinisme. Vous soulignez la précarité d’un tel consensus, pouvant selon vous être remis en question à tout moment. Quelques mois plus tard, les faits vous donnent raison. À partir d’avril 2018, d’importantes manifestations éclatent. Pouvez-vous revenir avec nous sur ces évènements ? Quelles en ont été les causes ? Qui étaient les manifestants ? Comment s’est petit à petit constituée l’opposition à partir de ces mobilisations sociales ?

En effet, si nous n’avions bien évidemment pas prévu la date ni l’ampleur de la crise ouverte en avril 2018, exacerbée par une violence répressive à laquelle personne ne s’attendait, l’examen des politiques menées par le régime Ortega-Murillo jusque-là et l’analyse du basculement de conjoncture internationale survenu récemment, substituant un contexte difficile à des conditions précédemment favorables à l’enrichissement du Nicaragua, renseigne sur les causes profondes des manifestations de ras-le-bol et du Ya Basta.

Quant aux éléments déclencheurs (puis amplificateurs) plus ponctuels, ils résident dans une succession de mobilisations, d’envergure relativement limitée, de jeunes, de militants environnementalistes, d’étudiants et de retraités qui, en mars et avril 2018, sont venus critiquer les velléités présidentielles de museler les réseaux sociaux, l’incurie gouvernementale face aux feux de forêt dans une réserve naturelle au Sud-Est du pays et enfin, une réforme « austéritaire » des retraites…

Mais c’est la brutale répression, inattendue autant que disproportionnée, dont les manifestants firent l’objet de la part du pouvoir qui mit le feu aux poudres. En quelques semaines, des centaines de milliers de Nicaraguayens sont descendus dans les rues et des dizaines de barricades ont été dressées à travers le pays, pour exiger la fin de la répression et… la destitution du couple présidentiel, qualifié de « corrompu » et de « dictatorial » par les protestataires. La police anti-émeute, flanquée de « policiers volontaires » (comme les nomma le président Ortega lui-même dans plusieurs interviews télévisées) munis d’armes de guerre, répondit par davantage de répression, tuant quelque 300 personnes, blessant et emprisonnant des centaines d’autres, nettoyant les routes des barrages et poursuivant les auteurs (étudiants, paysans, dissidents sandinistes, journalistes, etc.) de critiques publiques à l’endroit du régime. Quelques dizaines de milliers de Nicaraguayens ont dû fuir le pays, principalement au Costa Rica voisin.

Au prix de violences répressives qualifiées de « crimes contre l’humanité » par l’ONU et la CIDH (Commission interaméricaine des droits de l’homme), le régime Ortega-Murillo est donc parvenu à étouffer la rébellion en trois ou quatre mois, pour rétablir « la normalité » à partir d’août 2018. Depuis lors, les leaders de la contestation qui n’ont pas été tués ont été jetés en prison, se terrent au Nicaragua ou se sont réfugiés à l’étranger. Parmi eux de nombreux visages du sandinisme historique (selon l’ex-commandante guérillera Mónica Baltodano, au 31 décembre dernier, quelque 70% des prisonniers politiques d’Ortega étaient sandinistes), mais aussi, bien sûr, les figures émergentes d’organisations sociales diverses (d’étudiants, de paysans, de femmes, de jeunes, de quartiers, de travailleurs de la santé, de journalistes, d’écologistes, de parents de victimes…), réunies aujourd’hui au sein de l’Articulation des mouvements sociaux (AMS).

Pour autant, l’autre composante importante, si pas prépondérante, de l’opposition s’est plutôt constituée autour des grands alliés… de l’administration ortéguiste d’avant avril 2018 : à savoir, la conférence épiscopale catholique, excédée par le sang versé, et les fédérations patronales, affectées par la forte récession de l’économie nationale (-4% en 2018 pour +5% en 2017). L’entreprise privée, hier encore progouvernementale, s’est de fait imposée, en l’absence des autres forces contestataires « empêchées », comme le principal acteur de l’opposition, prompt à accepter de reprendre les négociations (en février dernier), à l’invitation d’un régime acculé par les menaces de sanction internationale et la chute des investissements, des emplois et de la consommation dans le pays.

En réalité, même regroupée au sein de l’Alianza Cívica por la Justicia y la Democracia (mise sur pied par l’Église catholique en mai 2018, pour participer à un premier « dialogue » qui s’est vite révélé impossible), puis dans l’Unidad Nacional Azul y Blanco (constituée en octobre par une quarantaine d’organisations de nature, de force et d’obédiences très diverses), l’opposition interne demeure composite et peine à exercer une influence. L’AMS reproche à raison au grand patronat de ne pas avoir conditionné la réouverture des pourparlers avec un pouvoir aux abois, en exigeant comme préalable minimal la libération des prisonniers politiques, le rétablissement des libertés et le retour des exilés. Au-delà, tout comme les leaders emprisonnés (libérés pour la plupart ces derniers mois), elle regrette que l’opposition dans son entièreté ne se soit encore jamais résolue à décréter une grève générale illimitée, qui aurait déjà pu faire basculer la situation.

Outre la stratégie attentiste du couple présidentiel qui alterne fausses promesses et vraie répression (et qui entend bien rester en fonction jusqu’aux élections de 2021, au moins), deux scénarios distincts pour l’avenir du pays rivalisent, selon le pôle de l’opposition que l’on fréquente. Le premier, celui de « l’atterrissage en douceur » ou de « l’ortéguisme sans Ortega », consiste en une transaction entre le régime, ses (anciens) alliés et certains membres de l’opposition, afin de maintenir une forme de statuquo et de créer les conditions de confiance requises par le FMI pour relancer l’économie. Le second est celui des mouvements sociaux qui veulent dépasser la simple recomposition des pouvoirs publics-privés qui administrent le pays depuis plus de dix ans, en refondant structurellement le Nicaragua sur la base d’un programme égalitaire et démocratique, expurgé des traits du somozisme et de l’ortéguisme.

Récemment, l’administration Trump a annoncé de nouvelles sanctions contre le Nicaragua. Ortega est-il visé par les États-Unis, comme certains l’affirment, pour son anti-impérialisme ? Ces sanctions internationales contribueront-elle à solutionner la crise que traverse le pays ?

Les menaces de sanctions nord-américaines et européennes à l’encontre du régime Ortega-Murillo se succèdent depuis l’année dernière. Mais les seules véritablement opérantes à ce jour sont celles, prises par l’administration Trump, qui frappent individuellement (gel des avoirs à l’étranger et interdiction de visas) quelques hautes personnalités du pouvoir nicaraguayen, considérées comme corrompues ou criminelles, tels l’un des fils du couple présidentiel et la vice-présidente elle-même. Certains organismes financiers qui ont servi au partenariat entre l’ortéguisme et le chavisme sont également dans la ligne de mire. Au-delà, les prêts internationaux au Nicaragua, déjà freinés, risquent aussi d’être affectés à terme.

Comme telles, ces sanctions, provenant d’une « communauté internationale » qui hier encore s’accommodait très bien du bon élève nicaraguayen (en dépit de son appartenance à l’ALBA), ne solutionnent pas la crise qui déchire le pays. En haussant la pression sur Ortega, elles ont sans doute contribué aux nouvelles promesses gouvernementales d’enfin libérer les prisonniers politiques (la plupart l’ont été entre mars et juin derniers), de rétablir le droit de manifester, de garantir le retour des exilés en toute sécurité… Mais elles permettent précisément à l’ortéguisme d’utiliser ces « monnaies d’échange » nées de la crise en cours, pour gagner du temps, plutôt que de mettre en question ce qui l’a déclenchée, à savoir la nature même du régime nicaraguayen.

Quant à la nouvelle montée au créneau de Trump contre ce que son conseiller Bolton appelle la « troïka de la tyrannie » (Venezuela, Cuba, Nicaragua), outre qu’elle obéit d’abord à l’agenda électoral des États-Unis, elle revitalise en effet la polarisation binaire de la Guerre froide. Et apporte a posteriori de l’eau au moulin de la thèse ortéguiste, selon laquelle le Nicaragua aurait été victime en avril-mai 2018 d’« une tentative de putsch téléguidée par la CIA ». À coup d’amalgames, les deux délires se nourrissent mutuellement. Et une partie de la gauche internationaliste de s’en emparer, dans un réflexe « campiste », qualifié jadis de « stalinien ». « L’ennemi de mon ennemi est mon ami », fût-il indéfendable ou politiquement aux antipodes.

Que le régime Ortega-Murillo ait monopolisé et abusé de tous les pouvoirs, qu’il ait gouverné à droite, en symbiose avec « l’empire », qu’il ait ostracisé les sandinistes et trahi le sandinisme, que le seul bémol du FMI à son égard ait été la faiblesse et la régressivité de sa fiscalité (sic), que la moitié des milliardaires d’Amérique centrale soient désormais Nicaraguayens (Forbes, 2017), que les forces de l’ordre ortéguistes aient étouffé les mouvements sociaux et réprimé les manifestations, qu’elles aient « tiré pour tuer » des centaines de jeunes manifestants (alors que, parallèlement, même l’Algérie des généraux retenait ses sbires), peu importe. Trump braille soudainement que « les jours du communisme au Nicaragua sont comptés », voilà la preuve ultime qu’Ortega est bien des nôtres, anti-impérialiste dans l’âme. La mystification est affligeante. Et désastreuse dans ses effets sur le terrain.

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Voir en ligne L’entretien publié par ’Le Vent Se Lève’

Notes

[1Celles des président(e)s Violeta Chamorro (Union nationale d’opposition) élue en 1990, Arnoldo Alemán (Alliance libérale nicaraguayenne) élu en 1996 et Enrique Bolaños (Parti libéral constitutionnaliste) élu en 2001.


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.

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