Amaya Coppens Zamora est libre ! Un soulagement énorme pour ses proches. Étudiante belgo-nicaraguayenne emprisonnée depuis le 10 septembre 2018 pour avoir manifesté contre les politiques du gouvernement du Nicaragua, elle a enfin été libérée par un régime aux abois ce 11 juin, elle et plusieurs dizaines de prisonniers politiques. Étudiants, paysans, journalistes, dissidents sandinistes, etc., ils étaient accusés de « terrorisme putschiste » par le couple régnant, l’ancien commandant révolutionnaire Daniel Ortega et sa femme Rosario Murillo, respectivement président et vice-présidente d’une République dont ils concentrent tous les pouvoirs depuis douze ans.
Est-ce à dire qu’avec cette libération collective, tant espérée, les griefs soulevés par la rébellion citoyenne de 2018 disparaissent ? Du côté gouvernemental, on le souhaite, c’est entendu. Les prisonniers politiques lui servent en quelque sorte de monnaie d’échange, dans le fastidieux processus de négociation ouvert avec l’opposition. Ou plutôt avec une partie de l’opposition : celle, libre de ses mouvements et dominée par les fédérations patronales hier encore alliées du régime Ortega-Murillo, qui précisément avait accepté de renouer le dialogue, sans même le conditionner à la sortie de prison des leaders de la contestation et au retour au pays des milliers de protestataires ayant fui la répression.
Rappelons-le, la violence de la police « ortéguiste » – plus de 300 tués par balle dans les quatre premiers mois de la crise – avait d’abord amplifié les manifestations de ras-le-bol (nées de l’incurie des autorités face à un incendie de forêt et d’une réforme « austéritaire » des retraites), pour ensuite finir par étouffer la fronde, par dissuasion ou coercition. Le grand patronat, pressé de relancer une économie dont les taux de profit l’ont amené à soutenir Ortega une décennie durant, a beau tenter de négocier le rétablissement des libertés et une réforme électorale évasive, les causes du soulèvement entamé l’an dernier sont demeurées intactes.
Elles résident tant dans le caractère autocratique, voire absolu, du régime Ortega-Murillo qui maintient son emprise sur toutes les sphères de décision, que dans le basculement de conjoncture internationale qui l’a amené à resserrer les cordons de la bourse. Tout baignait en effet jusqu’il y a peu, pour le mandataire nicaraguayen. Entre 2007 et 2016, profitant à plein des cours élevés des matières premières exportées et de sa double allégeance – rhétorique envers le chavisme bolivarien, pragmatique envers le capitalisme nord-américain (de loin son principal partenaire) –, l’ortéguisme a doublé le volume de l’économie nationale (qui reste toutefois la plus pauvre du continent après Haïti). *(Voir encadré)
Mais, en un ou deux ans à peine, la tendance s’est retournée : cycle déflationniste des prix des exportations, crise vénézuélienne et chute consécutive de l’aide au Nicaragua (équivalente jusque-là à un quart du budget national, gérée par le clan Ortega en marge des comptes officiels), crispation des relations avec les États-Unis à la veille des présidentielles de 2016… Le tout est venu sérieusement compliquer la donne pour le gouvernement nicaraguayen, qui y a perdu les moyens de perpétuer le « miracle économique » et la stabilité de ces dernières années.
Aujourd’hui, la crise de régime est là, irréversible. Avec d’un côté un pouvoir minoritaire, prétendument « sandiniste » – épigone de la révolution anti-impérialiste et socialiste du siècle passé –, mais qui depuis 2007 assume comme telles ses alliances conservatrices et ses politiques néolibérales, sous les bravos de la communauté internationale, FMI et Banque mondiale en tête. Et de l’autre côté, une opposition majoritaire mais composite, mal organisée et sans projet fédérateur, tendue entre deux pôles : celui des amis d’Ortega « d’avant la crise » – la conférence épiscopale, excédée par le sang versé, et l’élite économique, affectée par la forte récession – prêts à négocier un « atterrissage en douceur » et celui de l’Articulation des mouvements sociaux (AMS), plus radicale, populaire et… sandiniste, qui prône « la destitution de l’ortéguisme » et la « refondation structurelle » du pays.
Plus qu’elles ne fragilisent sa cible, les menaces de l’ineffable Trump à l’égard de ce qu’il appelle la « tyrannie » nicaraguayenne gâchent les chances d’un dénouement favorable aux mouvements contestataires. Outre qu’elles obéissent d’abord à l’agenda électoral du républicain, elles revitalisent la polarisation binaire de la Guerre froide. Et apporte de l’eau au moulin de la thèse d’Ortega qui, dès les premières protestations, s’est dit victime d’« une tentative de putsch téléguidé par la CIA ». Une partie de la gauche internationaliste s’en est emparée, dans un réflexe pavlovien : Ortega, victime de l’empire ; Amaya, pantin de Trump. La mystification est affligeante. Et désastreuse dans ses effets sur le terrain. Là où, précisément, en libérant enfin une grande part des prisonniers politiques, le pouvoir en place vient d’octroyer, dans une même loi d’amnistie, l’impunité aux responsables de la répression (qualifiée de « crimes contre l’humanité » par l’ONU) à l’œuvre depuis plus d’un an.
Les conditions favorables à la croissance. De l’avis général, les conditions économiques, internes comme externes, dont hérite le nouveau gouvernement Ortega en janvier 2007 pour entamer son mandat sont plutôt propices. Certaines renvoient au legs que lui laissent les administrations néolibérales précédentes, d’autres à la décision du président sandiniste de rejoindre immédiatement l’ « Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique » (ALBA), d’autres encore à la continuelle croissance des « remesas », ces envois de fonds des émigrés nicaraguayens à leur famille restée au pays, d’autres enfin à la hausse de la demande mondiale en matières premières, boostée par l’économie chinoise, et à l’enchérissement de ces dernières sur les marchés internationaux. Détaillons.
« La table est servie », aurait même annoncé le président sortant Enrique Bolaños à Daniel Ortega au moment de lui céder le pouvoir, en référence aux résultats atteints par quinze ans de politiques drastiques d’« ajustement » et d’« assainissement ». En condensé, le legs à la nouvelle administration sandiniste tient en ceci : équilibres macroéconomiques de base rétablis, réduction substantielle du niveau d’endettement externe, croissance économique annuelle moyenne de 4 %, hausse des exportations de 20 % par an…, mais aussi entrée en vigueur du Traité de libre-échange centro-américain avec les États-Unis, « qui offre un horizon stable pour l’accès au marché nord-américain », flux soutenus d’aides et de prêts internationaux, importants projets d’infrastructures, surtout routières, en voie de financement, etc. [1] S’y ajoute un contexte international de pressions sur les sols et les sous-sols, d’envolée des prix des matières premières, dont le marché mondial, tiré par la croissance à deux chiffres des économies émergentes, est friand. Financièrement, la tendance est particulièrement favorable au Nicaragua et à son inclination primo-exportatrice antédiluvienne : viande, café, or, sucre, produits laitiers, bétail, cacahuètes, tabac… Mais le boom exportateur booste aussi la production industrielle, principalement textile, des quelques « zones franches » du pays. Alimentée par l’émigration – aux États-Unis, au Costa Rica, en Espagne… –, la part des « remesas » dans les flux qui favorisent l’économie nationale est également significative. Elle correspond, bon an mal an, à la moitié du budget national et à 10 % du PIB [2] . Le ralliement du Nicaragua à l’ALBA, le lendemain même de l’investiture du président sandiniste, le 11 janvier 2017, vient couronner le tout. « Bienvenue dans l’ALBA. Vous pouvez oublier vos problèmes de carburant », proclama ce jour-là Hugo Chávez. « L’ALBA est le message du Christ. Nous allons pouvoir mettre fin aux politiques néolibérales », enchaîna Daniel Ortega [3] … L’aubaine est réelle : tous les besoins en pétrole du Nicaragua couverts du jour au lendemain par le Venezuela, la moitié payable dans les trois mois, l’autre dans vingt-cinq ans. Et le montage est osé : paiement en espèces (café, sucre, bétail, viande…) de la totalité de la facture dans les trois mois et versement en retour, sous forme d’un crédit remboursable à vingt-cinq ans, de 50 % du montant… à la coopérative sandiniste nicaraguayenne Caruna ! L’utilisation de l’aide chaviste en marge des canaux officiels, va aussi permettre incidemment à Ortega de porter ses dépenses sociales au-delà des possibilités fiscales, sans égratigner ses engagements renouvelés à l’égard du FMI en matière d’équilibres macroéconomiques et de stabilité financière. Le respect des indications du FMI va accroître dans la foulée l’accès du Nicaragua au financement multilatéral (Banque mondiale, Banque interaméricaine de développement, Banque centro-américaine d’intégration économique). Avec deux autres conséquences « favorables » encore : la confiance grandissante des élites économiques nationales à l’égard du gouvernement et l’attraction de nouveaux investissements étrangers. |