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Monde arabe : désillusions des sociétés civiles et gravité des enjeux

La résurgence des politiques répressives et autoritaires à l’égard des mobilisations protestataires arabes et l’affaiblissement interne des organisations d’opposition ont torpillé les efforts de démocratisation entrepris dans la région, sans pour autant les réduire à néant.

L’espoir suscité par les mobilisations politiques et pro-démocratiques des dernières années, parfois décrites comme des « printemps » arabes, a fait place à la désillusion dans les rangs des militants des sociétés civiles. Ce sentiment d’abattement et de défaite transparaît clairement dans l’appel rédigé par trente-six organisations civiles issues de onze États arabes et adressé aux dirigeants de ces pays, réunis fin mars 2007 à Riyad en Arabie Saoudite.

Renforcement des régimes autoritaires

Les auteurs de ce texte déplorent que les régimes arabes profitent d’un recul des pressions internationales, notamment étasuniennes, en faveur de la démocratisation des pays de la région ; et persistent à réprimer les aspirations politiques de leurs peuples. A partir d’un tel constat, les signataires de l’appel mettent en garde les dirigeants arabes sur le fait que « cette politique va probablement conduire les pays arabes à une poussée de violence et à une recrudescence du terrorisme et des conflits civils comme l’annonce la montée des replis identitaires, des crises ethniques et religieuses. Ces différentes formes de radicalisation constituent des substituts naturels à la politique d’étouffement systématique des mobilisations protestataires et à la violation des droits civils des décennies précédentes. Elles sont une conséquence de l’instrumentalisation de la religion par les régimes en place pour légitimer leur pouvoir, ce qui a conduit à une domination de la dimension religieuse sur l’espace public dans la majorité des pays arabes (…) avec tout ce que cela implique sur les droits des femmes et sur les libertés d’expression, de pensée et de conviction  » [1].

Pour illustrer ces propos, les signataires de l’appel se réfèrent à plusieurs exemples : l’Irak, le Yémen, le Liban et le Darfour au Soudan. Ils préviennent également que des conflits identitaires et religieux se préparent en Arabie saoudite, au Bahreïn, en Syrie et en Egypte. Il est vrai que la majorité des scènes civiles et politiques arabes ont été marquées par une réactualisation autoritaire des régimes et par ce qu’il faut bien appeler un « retour de bâton » contre les mobilisations civiles et politiques et contre les nouvelles formes de protestation et d’action collective.

L’exemple de l’Egypte, l’un des pôles du monde arabe, est de ce point de vue édifiant. L’ensemble des revendications des acteurs de la société civile et politique, notamment de Kifaya et du club des juges, ont quasiment abouti à leur contraire. Le scénario de « la succession héréditaire » de Gamal Moubarak à son père se confirme et les magistrats sont dorénavant écartés de la supervision des élections. Les réformes constitutionnelles de 2007 ont accentué la nature autoritaire et policière du système politique, comme l’atteste la nouvelle loi contre le terrorisme, les campagnes successives d’arrestation des Frères musulmans ou d’autres activistes et enfin le retour aux vieilles méthodes d’intimidation et de répression visant à freiner la liberté de presse, de manifestation et d’association.

Dans d’autres pays du monde arabe [2], les militants civils et politiques sont directement visés en tant que personnes physiques. En Syrie, alors que le régime est fragilisé sur le plan régional et international, celui-ci accentue la répression à l’égard des signataires de la déclaration de Damas [3] et de la déclaration de Beyrouth-Damas de 2006. Cette dernière, signée par plus de 300 intellectuels syriens et libanais, appelle à respecter et consolider la souveraineté et l’indépendance du Liban et de la Syrie dans le cadre de relations institutionnalisées et transparentes. Elle insiste sur la nécessité d’une reconnaissance syrienne définitive de l’indépendance du Liban, avec notamment la délimitation des frontières et l’échange d’ambassadeurs.

Au-delà du renforcement des régimes autoritaires, c’est surtout la fragilité et l’affaiblissement interne des organisations des droits de l’homme dans les pays arabes qui est à l’origine du sentiment d’abattement. Aujourd’hui, l’heure n’est plus à la revendication mais à la lutte pour éviter le « pire » ou à la lutte pour la survie. Partout dans le monde arabe, les activistes civils se sentent pris en tenaille entre des régimes autoritaires et les mouvements islamistes. Les espoirs d’une « troisième voie » ne se sont pas concrétisés, comme l’attestent les résultats des élections dans la région ou le conflit qui oppose aujourd’hui le Hamas et le Fatah en Palestine.

Articulation de l’activisme « laïc » et des résistances islamistes ?

Et pourtant, l’une des principales avancées politiques de ces dernières années a été l’ébauche d’un dialogue et l’élaboration d’actions communes entre activistes « laïcs » et islamistes. Ce rapprochement des agendas politiques s’est focalisé autour de plusieurs questions clés pour la région : les questions nationales de lutte contre la politique américaine et israélienne et les préoccupations démocratiques. De ce point de vue la composition politique de Kifaya et celle du « groupe du 18 octobre » [4] en Tunisie est significative, tout comme le soutien apporté par les communistes libanais à la résistance du Hezbollah contre l’armée israélienne durant l’été 2006.

Mais les résultats électoraux dans ces pays ne traduisent pas les caractéristiques réelles des paysages politiques nationaux. Les divergences idéologiques demeurent importantes [5]. D’autant plus que l’approfondissement des divisions entre les deux camps apparaît comme une question de survie pour les régimes arabes. Ceux-ci multiplient en effet les manœuvres pour tenter de s’affirmer auprès de l’opinion internationale et une partie de l’opinion interne comme les seules alternatives à l’extrémisme religieux et au terrorisme, alors même qu’Al Qaida semble être parvenu à s’implanter dans la région, notamment en Irak et en Algérie.

Rares sont les régions du monde qui endurent des contraintes liées à un contexte géostratégique et politique aussi complexe, marqué à la fois par les convoitises, les occupations territoriales, les conflits meurtriers, et dont les dimensions sont autant régionales qu’internationales. L’analyse des mouvements civils et politiques dans cette région ne peut donc faire l’impasse sur cette réalité.

Et pourtant, au-delà de la subjectivité des activistes civils et politiques qui repose, il est vrai, sur une évaluation « objective » de la situation régionale, comme le montre ce qui risque de se passer dans le cas d’une agression armée contre l’Iran, il serait faux de croire que les mobilisations civiles et politiques de ces dernières années n’ont pas eu des retombées positives sur la situation interne des pays arabes.

A nouveau, la situation égyptienne est éloquente. Les mobilisations sociales « spontanées » [6], multiples et variées [7] des années 2006 et 2007 ont rebondi sur les initiatives des élites intellectuelles et politiques des années précédentes. En effet, l’un des principaux acquis des mobilisations, et principalement de Kifaya, a été de « briser la culture de la peur dans le pays » ; sans compter que les protestations sociales ont trouvé le soutien et la solidarité de la nouvelle presse indépendante, des ONG de défense des droits de l’homme [8] et des structures syndicales formées par des syndicalistes indépendants [9].

Les mouvements sociaux égyptiens ont le mérite de rappeler que les sociétés arabes, et en particulier les populations les plus défavorisées, ne sont pas impassibles, inaptes à la résistance ou seulement mobilisables par les courants islamistes. De même, le faible taux de participation lors des derniers scrutins dans la région, notamment en Algérie [10] et au Maroc, démontre que les citoyens de ces pays ne sont pas dupes des mascarades d’élections organisées par les régimes en place. Néanmoins, l’expression citoyenne dans ces pays est traversée par des contradictions qui doivent être comprises dans le cadre des stratégies de longue haleine mises en place par les dirigeants arabes pour nuire à l’articulation entre les intérêts sociaux et politiques des populations.


Footnotes

[2Bahreïn, Yémen, Emirats, Arabie Saoudite, Tunisie, etc.

[3La Déclaration de Damas de 2005 est consacrée à la situation intérieure syrienne et demande l’instauration d’un État de droit dans le pays.

[4Le groupe du 18 octobre pour les droits et les libertés » est né en octobre 2005 à partir de l’initiative d’une grève de la faim menée par huit militants des droits de l’homme pour dénoncer la détérioration de la situation des libertés publiques dans le pays. Cette grève a été menée au moment même ou la Tunisie accueillait le Sommet mondial sur la société de l’information. Suite à cette grève, il a été décidé de créer une structure de lutte et de coordination dont l’originalité a été de rassembler l’ensemble des activistes civils et politiques de l’opposition, y compris les islamistes.

[5C’est ainsi que le « groupe du 18 octobre » en Tunisie a décidé lors de sa première réunion de commencer par discuter des « zones grises » (selon l’expression des acteurs), c’est-à-dire des points de divergence entre les « laïcs » et les islamistes, à savoir : la liberté de croyance, l’égalité entre les sexes, les peines corporelles, la relation entre la religion et l’État et les questions identitaires

[6Le terme spontané est utilisé pour exprimer le fait que ces mouvements ne sont pas liés à des courants politiques.

[7Les mobilisations sociales ont eu lieu dans le cadre du travail et en dehors. Elles se sont articulées autour de causes diverses comme les pénuries d’eau dans les quartiers populaires au cours de l’été 2007, la pollution des usines nuisible à la santé des habitants des quartiers populaires, la destruction d’habitations populaires sans plan de relogement, le manque d’eau pour arroser les terrains agricoles, etc.

[8Notamment : Center for Trade Union Workers Services, Land Center for Human Rights, Hicham Moubarak Law Center.

[9Notamment le Comité de coordination pour les libertés syndicales et les droits des travailleurs qui est une coalition de syndicalistes de gauche.

[10Aux dernières élections législatives algériennes de 2007, plus des 2/3 des électeurs se sont abstenus. Lors des élections législatives marocaines de 2007, seul 41% des électeurs ont voté, contre 52% lors des élections de 2002.

Etat des résistances dans le Sud - 2008

This article was published in our quarterly publication Alternatives Sud

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