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Maroc : la répression d’une fin de règne

Quels que soient les régimes politiques, les rapports de domination sont reproduits par une combinaison du « monopole de la violence légitime » et la production de mécanismes de « consentement ». La répression et l’intériorisation des « règles du jeu établi » sont toutes deux nécessaires. Les formes concrètes de cette combinaison sont variables et fonction des contextes politiques et historiques. Au Maroc, les luttes pour le pouvoir au lendemain de l’indépendance, se sont accompagnées de la construction d’un appareil répressif, principal point d’appui matériel, à l’affirmation de la monarchie comme pouvoir absolu. Il n’est pas anodin d’ailleurs, que c’est précisément dans la séquence qui va de la dissolution des Armées de Libération Nord et Sud, l’écrasement de la révolte rifaine en 58/59 et en 1965 à Casablanca, que se construit l’édifice politico-sécuritaire du régime et le renversement des rapports de forces politiques. La monarchie, son acte fondateur réel, vient de sa maîtrise précoce de ce qui permet le pouvoir réel : l’armée. Durant les années de plomb, c’est toute une architecture complexe des services gérés par le ministère de l’intérieur qui constituera le pivot du pouvoir dans la « gestion quotidienne » de la stabilité. Ce qui a changé, à la fin du règne de Hassan2, c’est la prise de conscience de la nécessité de compléter cet édifice par la construction de nouvelles bases sociales et politiques d’appui, d’un nouveau dispositif de légitimation, permettant de contrer autrement les aspirations d’en bas. La « recherche du consentement » a pris une place plus importante. Elle s’est appuyée sur des médiations sociales, politiques spécifiques : l’institutionnalisation de l’opposition historique, la construction d’une société civile officielle, la pratique de cooptation en amont des élites intellectuelles, médiatiques, associatives, une stratégie de communication tournée sur la transition démocratique et les effets d’annonce, une économie de rente redéployée et complétée par des formes multiples de clientélisme privé et publique. La « façade démocratique » permettait d’avoir des relais à tous les niveaux et de « temporiser » les attentes qui émergeaient de la société. Les stratégies répressives ont accompagné ce processus de redéploiement du mode de légitimation.

Une répression ajustée ?

Au lieu d’une politique d’affrontement brutal et frontal avec ses mouroirs clandestins, ses centres de tortures spécialisés, ses disparitions forcées, des condamnations à perpétuité ou à la peine de mort, un écrasement armé des contestations populaires, le pouvoir s’est attaché à construire de nouvelles tranchées, des digues, des zones tampons, dans une guerre de position visant à maintenir l’ordre social, en privilégiant une politique d’usure des contestations réelles ou potentielles. Il s’agissait de neutraliser les revendications en cooptant une partie de leurs acteurs-trices, d’isoler les luttes en avortant toute possibilité d’extension et d’enracinement, de fragmenter le champ social et syndical, de marginaliser et encadrer l’action politique. En somme, de rendre difficile l’émergence de mouvements autonomes de masse ou d’accompagner ceux-ci, dans un scenario creux de dialogue social, jusqu’à l’épuisement de leurs capacités de lutte. Cette stratégie d’usure est compatible avec une autorisation (sous surveillance) de l’usage de l’espace public par les contestataires. Mais cet usage est soumis à des conditions implicites ou explicites : pas d’occupation des lieux, pas d’actions tournées vers les masses populaires, pas de luttes prolongées, pas de revendications susceptibles de troubler les fondamentaux de l’ordre ou qui dépasse le caractère spécifique et sectoriel de la lutte, pas de jonction avec d’autre secteurs en luttes. L’allégeance démocratique ouvre un espace de banalisation de la contestation dans des formes qui ne permettent pas une accumulation élargie des forces de contestation, ni l’inauguration de pratiques de luttes qui peuvent avoir un effet médiatique, politique, social et économique dommageable aux intérêts, à court ou long terme, des dominants. Dans cette nouvelle configuration, la répression connait un processus d’ajustement dans ses modalités et intensités. Elle est préventive et sélective dans un scénario maitrisé : usage balisé des outils d’une guerre, en apparence de basse intensité : dispersion, arrestation de meneurs-sesou considéré-es comme tell-es, usage de gaz lacrymogène, justification de la répression par la loi et construction de l’acte répressif comme un fait divers, inculpation sous des motifs apolitiques etc. Avec plusieurs objectifs :

 Réorienter la dynamique de la lutte essentiellement vers l’exigence de la libération des détenu-es dans un processus de longue haleine refoulant les revendications initiales.

 Réaffirmer que la « tolérance » n’équivaut pas à la « reconnaissance », qu’il n’y a pas en somme, de droits démocratiques inscrits dans la vie publique

 maintenir les conditions d’isolement de la mobilisation, et imposer par la contrainte publique des formes d’action, sans impact sur les rapports de force

 rendre difficile les jonctions qui ne peuvent se construire que sur la durée, entre les mobilisations sociales et les acteurs militants

 Décourager ou rendre difficile toute forme de solidarité active et durable
Il ne s’agit donc pas d’une volonté de briser dans une guerre éclair la contestation, mais de l’étouffer et l’épuiser, tout en maintenant la vitrine démocratique. Cette répression sélective et préventive, vise à contenir l’espace politique de la contestation, même quand il ne porte pas de menaces directes ou significatives. Ainsi, l’étranglement du journalisme indépendant ou l’emprisonnement d’artistes, n’est pas due aux effets immédiats, assez restreints, de leurs écrits et/ou paroles, mais pour rappeler les « lignes rouges « qui sont au cœur de l’ordre établi. Ce rappel doit être inscrit dans la gestion quotidienne des rapports sociaux et sur le territoire. Il s’agit de repousser les possibilités d’un espace public autonome, où s’affirment des exigences sociales, démocratiques, culturelles qui remodèlent la conscience collective des secteurs sociaux et populaires. Le pouvoir ne peut accepter l’affirmation d’une citoyenneté active où la lutte pour les droits devient légitime, où s’affirme un rapport à l’autorité différent de celui de l’allégeance. Il ne peut accepter des processus sociaux où « ceux d’en bas » forgent une volonté propre et une conscience de leur existence politique. Mais tout en maintenant la fiction de la façade démocratique pour maintenir/renouveler ses bases d’appui en interne et ses alliances sur le plan international. Le réajustement des stratégies répressives a montré son efficacité lors du M20F : politique d’endiguement et de canalisation de la contestation dans des formes gérables par le système, répression ciblée, mouvante visant à fixer des limites, sans en arriver à un niveau d’affrontement global et direct. La répression visait à prévenir la possibilité que la contestation évolue vers une activité quotidienne et s’affranchisse du répertoire d’action traditionnel (manifestation, sit-in) sans effets sur les rapports de force.

Innovations sécuritaires

Ce réajustement a été compris par certains comme l’indice d’un réel processus démocratique bien qu’inachevé, là où la libéralisation partielle et contradictoire, participait à la construction de nouveaux dispositifs hégémoniques du pouvoir absolu. Il n’y avait pas d’ouverture démocratique, mais une libéralisation autoritaire, reconfigurant partiellement les liens entre usage de la force matérielle et production de consentement. Ce réajustement lui-même présentait des limites importantes : la pratique de la torture bien que non reconnue officiellement était maintenue, les mobilisations des sahraouis s’intégrait dans des réponses sécuritaires systématiques, les arrestations arbitraires au nom de la lutte contre le terrorisme etc. La répression maintenait aussi un trait structurel pour les mobilisations non conventionnelles, et en particulier les luttes extra urbaines et/ou périphériques. Sans faire ici une longue liste, on se rappellera de Sidi Ifni, de Chlihat, Imider, Séfrou, Zagora, Tata, les opérations d’expropriation de logement. Plus particulièrement, les secteurs les moins organisés des classes populaires, ou les plus éloignés des réseaux militants traditionnels, les mobilisations sur des sites liées directement aux intérêts du pouvoir ( Imider ),les configurations marquées par un ensemble de revendications dépassant le motif initial de la lutte et s’appuyant sur des formes d’unité/action populaires ( Sidi ifni ), ou encore dans des lieux marqués par un « contentieux historique » ( dans le Rif ), ont fait l’objet d’une répression directe et globale. Sans pour autant se militariser (si ce n’est dans un but de démonstration de force). Autrement dit, au-delà du harcèlement des acteurs organisés politiques, associatifs ou médiatiques, qui ne rentrent pas le jeu, c’est bien une stratégie active globale visant à adapter l’appareil répressif aux nouvelles formes de mobilisation sociales, qui s’est mise en place. Plus précisément ont été testés et mis en pratique plusieurs scénarios :

  La coordination fonctionnelle des différents services dans des opérations globales. Ainsi à Sidi Ifni, on a pu voir la combinaison des forces armées et des corps répressifs traditionnels agir de concert dans un processus d’encerclement de la ville et de ratissage à grande échelle.

  La mise en avant de technique d’intervention visant à fragmenter dans l’espace la contestation, voire à la rendre impossible sur le terrain, en occupant, non seulement les points névralgiques de la circulation ou des grandes avenues, mais aussi des points périphériques. De l’encerclement géographique aux check point balisés dans les quartiers et les carrefours. L’application de la technique de nasse en cas de maintien d’un rassemblement ou manifestation de masse.

  La mise en avant d’une politique d’intimidation à la fois ciblée et anonyme : pénétration dans les domiciles, enlèvements non déclarées, maintien d’une politique d’arrestation précise (visant les activistes reconnus) et arbitraire, touchant toutes les catégories de la population, mineurs y compris.
Ces différents éléments permettent de combiner répression collective (de la masse) et ciblée (de personnes spécifiques), de déstructurer le mouvement en amont par l’arrestation de ses cadres organisateurs, et en aval en frappant sa base et ses capacités d’expression dans l’espace. Cette stratégie indique la capacité de l’état à moduler le niveau d’affrontement à partir des espaces physiques de confrontation (petite ou moyenne ville, quartier périphérique, zone montagneuse, centre urbain important…), des forces sociales concernées (habitants de quartiers, mouvement dans les entreprises, population marginalisée, mouvements spontanés ou non). Il y a l’élaboration d’une stratégie capable de faire face à différents niveaux/lieux de contestation et de capacités d’intervention des plus élémentaires aux plus complexes. Cette nouvelle approche sécuritaire repose sur une gamme de moyens matériels et une multitude de services spécialisés mais coordonnées. Il ne fait aucun doute que la restructuration des services répressifs, l’innovation dans leurs formes d’intervention, la planification de leurs action, la modernisation de leurs équipements ont été accompagnées par les services dédiés à la coopération sécuritaire de l’Etat français. Au-delà du sommet de l’iceberg (le soutien diplomatique, les intérêts économiques, la connivence des élites, les enjeux géopolitiques), il y a les modalités concrètes qui permettent aux puissances impérialistes d’assumer une part active dans la gestion d’une guerre sociale quotidienne de leurs alliés. Et pas seulement dans les grands moments de crise. Le pouvoir peut également avoir recours à des agences privées ou publics spécialisés dans le « marché de la sécurité » (https://ledesk.ma/enoff/un-contractant-americain-va-former-la-police-marocaine-contrer-les-manifestations/ )

De la répression actuelle dans le RIF

La crise de la façade démocratique fait que le pouvoir réel est potentiellement face au mouvement populaire : les médiations inféodées ne sont plus en mesure de canaliser les luttes, alors que l’approfondissement de la crise sociale génère des luttes et revendications multiples. La possible jonction de la crise sociale et politique constitue le défi le plus sérieux du pouvoir. La mobilisation du Rif, au delà du contentieux historique qui l’alimente, est un révélateur des processus souterrains et des contradictions profondes qui traversent la société. Mais aussi, l’annonce d’un changement de cycle dans les luttes politiques et sociales. Car ce qui s’affirme est inédit et imprévu dans les stratégies de dissuasion du pouvoir : la capacité d’une lutte à agglomérer sur la durée différentes couches sociales autour de revendications concrètes, tout en refusant les règles et mécanismes de neutralisation du pouvoir. Le pouvoir ne peut se permettre l’émergence de nouvelles générations de lutte qui posent des exigences globales, défient explicitement ou non, les bases de légitimation de l’Etat : en refusant de fait les acteurs de la façade, l’usage politique que fait le commandeur des croyants de la religion, les mécanos du pseudo dialogue social et des promesses, la centralisation autoritaire qui nie les identités spécifiques, la normalisation de la répression. Nouvelle génération qui s’érige par ailleurs comme acteur indépendant ne reconnaissant aucune tutelle ou cadre, qui faciliterait sa cooptation et les politiques de division visant à l’affaiblir. Et qui fait essentiel ne se situe pas en filiation avec les oppositions traditionnelles et leurs références idéologiques : socialiste, islamiste, démocratique-liberal que le pouvoir a côtoyé et combattu.
Le niveau de répression est un aveu de faiblesse et de crise de la capacité de l’Etat à obtenir un consensus hégémonique sur sa politique globale. Notons cependant que la politique répressive doit être considérée comme un tout. L’usage de la force est possible qu’en lien avec la consécration de l’impunité de ses auteurs et donneurs d’ordre. Cette impunité est consacrée par la justice entièrement inféodée aux exigences de la répression étatique. La répression policière et judiciaire sont les deux faces d’un même processus d’affirmation de l’autorité de l’état. Elle se prolonge par une répression pénitentiaire où l’enjeu n’est pas seulement de punir mais aussi d’écraser toute volonté de lutte en faisant une démonstration publique que rien ne peut s’opposer à l’état. Les grévistes de la faim en proclamant « la mort plutôt que l’humiliation » proclament la vérité de l’état, imperméable aux aspirations les plus élémentaires de la population et qui a pour seul politique « Than Mou ». Il faut également intégrer la guerre idéologique qui accompagne la criminalisation des mouvements sociaux, dressant un« ennemi intérieur » afin de diviser les classes populaires, jeter le doute sur la sincérité des revendications, les dénaturer, et isoler le mouvement lui même. Sans parler des stratégies de diffamation visant les activistes. C’est donc bien face à un appareil politique, institutionnel, idéologique et répressif compact et articulé que les luttes se confrontent. Mais le paradoxe de la stratégie répressive est double. Si elle peut espérer atteindre ses objectifs conjoncturellement, à savoir affaiblir, désamorcer ou écraser une contestation, ou rendre plus difficile ses expressions, elle approfondit en même temps le rejet et la défiance des institutions et du pouvoir en place. Une politique qui refuse de prendre en compte, même d’une manière partielle, les aspirations et revendications concrètes des secteurs populaires et leur oppose la force, ne peut que susciter un rejet encore plus profond. Le paradoxe est là : la répression globale et permanente visant au rétablissement de l’autorité de l’état accentue des processus de rupture politique avec cette même autorité.
Des contre feux inefficaces
Le pouvoir s’agit et allume des contre feux. Il annonce le constat d’une faillite de la classe politique et des médiations, et des modèles de développement. Il renvoie cette situation au manque de transparence, à l’absence d’application du principe de la reddition des comptes, à l’incompétence et dysfonctionnent de l’appareil administratif. Situation qui pèse sur la mise en œuvre de politiques assurant le développement et la réponse aux problèmes sociaux. Le chef de l’état s’en prend à son propre état comme si il s’agissait d’un acteur indépendant. Cette posture bonapartiste qui vise à s’adresser au peuple au dessus des institutions légales et des corps ( mal ) élus accouche d’une souris : des commissions d’enquêtes, des remaniements du personnel politique. Il s’agit dans un même mouvement de déresponsabiliser le pouvoir absolu d’une monarchie exécutive, de réduire la question sociale a un problème de gestion, d’éthique et de compétence de personnel, de nier la réalité structurelle d’une violence de l’état, la répression n’étant qu’une sanction au dépassement de la loi et sur laquelle il ne peut intervenir, car la justice est « indépendante ». Cette ligne de fuite, au-delà de sa démagogie, apparait, comme l’expression d’un vide stratégique où le discours de légitimation n’offre plus de signifiants mobilisateurs. Il s’agit seulement de ressasser le mythe selon lequel la monarchie souhaite « le mieux pour Son peuple » mais que l’entourage et les corps intermédiaires ne sont pas à la hauteur. Ce mythe, si il a pu fonctionner partiellement pendant un temps, ne peut contenir la réalité de la crise et des politiques menées, imbriquées dans un système de prédation et de corruption institutionnalisées et subordonnées à un modèle de développement marqué par l’accumulation inégalitaire des richesses et le libéralisme sauvage. Ni effacer le fait que le roi est le premier des pouvoirs. Le problème va au delà de la question du Rif comme en témoigne la gestion sécuritaire de l’ensemble des résistances ainsi que vient de le rappeler la révolte des habitant-es de Zagora contre la pénurie organisée de l’eau potable au profit de l’agro-bizness d’exportation et des terrains de golf. C’est l’ensemble du système qui atteint ses limites de régulation et d’auto –reproduction. La défaite du pouvoir, quelque soit les résultats de la confrontation actuelle, est là, dans un contexte marqué par l’approfondissement de la crise sociale et politique. Le Rif marque un tournant : il fait la démonstration que ce pouvoir n’est pas réformable ni de l’intérieur ni de l’extérieur, que ses ressorts de légitimation ne suffisent plus à mettre le couvercle sur les urgences sociales et démocratiques. Rien ne vient endiguer la crise hégémonique du bloc dominant. La fin de règne a commencé.


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.