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Maroc : dépendance alimentaire, radicalisation contestataire, répression autoritaire

Au-delà de la dénonciation des difficultés du quotidien (hausse des prix des produits alimentaires, chômage…), les violences contestataires qui ont éclaté au Maroc en 2007 et 2008 expriment davantage le sentiment d’abandon des populations par le pouvoir central que des aspirations révolutionnaires. Plutôt localisées, peu politisées, organisées en coordinations et canalisées par l’associatif, elles sont étouffées ou réprimées par les autorités.

Au Maroc, la désaffection croissante pour les élections s’accompagne d’une multiplication des mouvements contestataires au sein de la société civile. Si l’année 2007 a été marquée par un taux d’abstention record de 63% aux législatives du 7 septembre, elle a aussi confirmé un essor de la protestation sociale, qui dépasse largement le cadre syndical.

Les nombreuses mobilisations, qui se sont souvent soldées par des affrontements violents avec les forces de l’ordre, se déploient selon des modes d’expression diversifiés (sit-in, marches, pétitions, mais aussi menaces d’exode collectif vers l’Algérie en 2006 de manifestants à Bouâarfa, petite ville située à 100 kilomètres de la frontière, etc.).

Elles se cristallisent autour de revendications localisées : protestations contre la hausse du prix de la farine à Bouâarfa, contre la privatisation d’une source d’eau à Ben Smim dans le Moyen Atlas, soulèvements étudiants pour un meilleur accès à la santé à Tata, contre les conditions d’examen et le coût des études à Marrakech, protestations contre des conditions de vie difficiles après le tremblement de terre de 2004 à Tamassint près d’Al Hoceima, etc.
L’augmentation du coût de la vie et le chômage (qui a atteint 9,7% en 2007 selon les chiffres officiels) apparaissent comme les principales causes sous-jacentes de la protestation. Pourtant, la politisation de ces mobilisations reste limitée, dans le sens où les revendications ne sont pas systématisées et où ne se dégagent pas de propositions concertées de réforme du système économique et politique.

Des coordinations contre la hausse des prix parfois dépassées 

Si le Maroc n’est pas, à proprement parler, en situation de crise alimentaire, il a été précurseur en Afrique des mobilisations contre la cherté de la vie. Les premières manifestations remontent à septembre 2006 à Rabat contre l’augmentation des tarifs de l’eau et de l’électricité pratiquée par l’entreprise privée chargée de la gestion déléguée du réseau.

En 2008, 90 coordinations locales (tansikiyat) sont actives à travers le pays. Elles militent pour la qualité des services publics et contre leur privatisation, pour l’augmentation des salaires et contre la hausse des prix des produits alimentaires de base. Elles sont relayées par une coordination nationale créée fin 2006 qui, tout comme les coordinations locales, reste informelle et n’a pas le statut d’association.

L’encadrement de la protestation est principalement assuré par des acteurs du monde associatif, en particulier par l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH) [1], qui considère la hausse des prix comme une atteinte aux droits sociaux et économiques des citoyens. L’organisation des coordinations est également assurée par des partis de la gauche radicale et des syndicats proches de cette mouvance.
Si les coordinations s’attachent à mettre en œuvre des formes pacifiques de protestation, les mobilisations échappent parfois à leurs animateurs et peuvent donner lieu à des affrontements avec les forces de l’ordre. Ce fut le cas du sit-in programmé à Sefrou (ville de 65 000 habitants à 200 km à l’est de Rabat) par l’AMDH le 23 septembre 2007 au lendemain des élections législatives. Il a été suivi d’une marche improvisée vers la préfecture, qui a dégénéré en confrontations violentes avec les forces de police et abouti à l’arrestation de 47 personnes (dont 3 membres de l’AMDH). La manifestation visait à protester contre la hausse des produits de première nécessité décidée par le gouvernement sortant, au lendemain des élections et à la veille du mois de Ramadan.

Dépendance alimentaire croissante

Historiquement coûteuse (l’augmentation du prix du pain avait occasionné en 1981 et 1984 des émeutes très durement réprimées), cette décision politique reflète la vulnérabilité de l’économie marocaine face aux conditions climatiques, et ce, dans un contexte de renchérissement des cours du pétrole et des céréales. La sécheresse a en effet réduit la production agricole de 2007 de plus de 75% par rapport à 2006 et a largement contribué à ralentir la croissance, chiffrée à 2,5% en 2007 contre 8,1% en 2006. La récolte de céréales de 2008, estimée à 50 millions de quintaux, est légèrement inférieure à la moyenne des 10 dernières années et confirme la dépendance alimentaire croissante du pays (qui importe plus de la moitié du blé tendre et la quasi-totalité du maïs consommés).

Le secteur agricole emploie 40% de la population active dans un pays où 85% des exploitations couvrent moins de 5 hectares. La stratégie de relance de l’agriculture présentée en avril 2008 vise notamment à faciliter la formation d’agrégats d’agriculteurs et à encourager les investissements privés (le ministère table sur 10 milliards de dirhams par an).

Pas plus la suspension provisoire des prix des produits de première nécessité décidée par le gouvernement suite aux événements de Sefrou que l’annonce du plan Maroc vert n’ont empêché l’indice du coût des produits alimentaires de progresser de 4,8% entre février 2007 et février 2008. La hausse est cependant largement atténuée par l’effort de la caisse de compensation, chargée depuis 1941 d’organiser un système de subvention des prix à la consommation dans le pays. Son budget a quintuplé depuis 2005. Initialement établi à 20 milliards de dirhams pour 2008, il a été augmenté de 10 milliards au mois de juin, essentiellement pour faire face à l’augmentation du prix du pétrole. Cependant, de décembre 2007 à mars 2008, l’huile de table, dont les prix ont été libéralisés depuis novembre 2000, a augmenté de 65%.

Certaines analyses dans la presse marocaine ont suggéré que l’impact local des pressions inflationnistes globales était accentué par le contrôle monopolistique des produits de première nécessité par de grosses entreprises, dont certaines sont indirectement détenues par la famille royale à travers l’Omnium Nord Africain (ONA).

Radicalisation de la protestation et persistance de la répression

Autre volet de la question sociale, le chômage récurrent. Il suscite des mobilisations qui semblent aujourd’hui dépasser le cadre des organisations des diplômés chômeurs manifestant quasi quotidiennement devant le Parlement.

Le 30 mai 2008, des centaines de jeunes ont occupé le port de Sidi Ifni, ville de 20 000 habitants (ancienne enclave espagnole rendue au Maroc en 1969) située sur la côte sud-ouest du pays. Des membres de l’association Attac Maroc et de l’AMDH ont participé à cette action. La protestation faisait suite à l’organisation par la municipalité d’une loterie pour recruter 8 personnes, alors que plus de 1000 demandes avaient été formulées. Les manifestants ont notamment revendiqué l’activation des accords conclus entre les autorités locale et nationale pour l’ouverture de deux unités industrielles (annoncée en 2005 par une délégation gouvernementale), afin de créer des emplois dans la région. Le blocage du port a duré une semaine, immobilisant 89 camions chargés de 800 tonnes de poisson. Le 7 juin, les forces de l’ordre sont intervenues pour rouvrir le port.

L’ampleur et l’étendue de la réponse sécuritaire confirment la persistance de réflexes répressifs autoritaires pour traiter les problèmes sociaux, même si les controverses liées aux mesures coercitives des forces de police reflètent l’évolution de la définition de l’action « politiquement légitime » au Maroc. La guerre de communication entre sources officielles (qui font état de 48 blessés, dont 28 policiers) et médias alternatifs, avec la diffusion de vidéos sur internet montrant la brutalité des policiers et l’annonce par la chaîne qatarie Al Jazeera de plusieurs morts malgré les démentis des autorités, a ainsi mené à la création d’une commission d’enquête parlementaire pour faire la lumière sur les événements du 7 juin.

Dialogue social : des concertations déséquilibrées 

A côté des protestations essentiellement prises en charge par des associations de plaidoyer politique, les frictions continuent de s’exprimer dans le monde du travail, malgré une incontestable institutionnalisation du dialogue social engagée depuis une dizaine d’années. Les concertations salariales instaurées restent tendues et déséquilibrées, les syndicats étant contraints par le taux de chômage, l’importance du travail non déclaré, les maigres taux de syndicalisation (en baisse depuis 10 ans et estimés à moins de 7%) et la faible application du droit du travail.

Après avoir rejeté en avril la proposition gouvernementale pour une hausse du salaire minimum - jugée largement insuffisante (10% sur trois ans) -, la Confédération démocratique du travail (CDT) a appelé à la grève générale le 21 mai 2008, tandis que l’Union générale des travailleurs marocains, proche du Parti de l’Istiqlal (qui dirige le gouvernement), décrétait une « journée nationale de travail ». La grève organisée par la CDT n’a pas eu la portée attendue, traduisant la crise de ce type de mobilisation « classique » : depuis le milieu des années 1990, les syndicats ont de plus en plus de mal à faire descendre les gens dans la rue. Par ailleurs, ils apparaissent aujourd’hui relégués au monde de l’entreprise et manquent de moyens pour marquer leur présence dans l’espace de la protestation politique.

Conclusion

On assiste donc aujourd’hui au Maroc, avec l’apparition des coordinations, à une évolution des répertoires de l’action collective, non sans lien avec le développement du modèle associatif et la libéralisation politique (relative) du pays. Si le roi Mohamed VI a placé la question sociale au cœur de l’agenda du pays, avec notamment la mise en place de l’Initiative nationale pour le développement humain en 2005, les nouvelles formes de contestation populaire partiellement encadrées par le monde associatif montrent que les mesures prises restent largement insuffisantes aux yeux de la population. Les violences contestataires ont éclaté le plus souvent en 2007 et 2008 dans des villes enclavées, au cœur du « Maroc inutile ». Au-delà de la dénonciation des difficultés du quotidien, elles expriment davantage le sentiment d’abandon des populations par le pouvoir central que des aspirations révolutionnaires.


Notes

[1Actuellement, l’AMDH est essentiellement animée par des militants de la gauche radicale, notamment du Parti de l’avant-garde démocratique et socialiste et d’Annahj Addimocrati.

Etat des résistances dans le Sud - 2009. Face à la crise alimentaire

Cet article a été publié dans notre publication trimestrielle Alternatives Sud

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