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Malaisie : victoire historique de l’opposition, mais pas la révolution

« Tremblement de terre », « onde de choc », « victoire de la démocratie en Asie »… Les sites des médias asiatiques anglophones n’y vont pas avec le dos du clavier pour qualifier la victoire historique de l’opposition en Malaisie. Après plus de six décennies au pouvoir du Barisan Nasional (BN), la coalition gouvernementale qui dirigeait le pays depuis l’indépendance, c’est Mahathir Mohamad qui a été désigné Premier ministre ce jeudi par le Roi. Âgé de 92 ans, le plus vieux leader élu du monde revient à la tête d’un gouvernement qu’il a dirigé entre 1981 et 2003, après avoir changé de camps et conduit l’opposition à remporter les élections. Le Pakatan Harapan ou « Pacte de l’Espoir » a littéralement balayé le Barisan Nasional remportant 45 % des suffrages. La nouvelle majorité a obtenu 113 sièges sur 222 à l’Assemblée nationale et le gouvernement de la moitié des États fédérés de Malaisie.

La victoire est d’autant plus savoureuse pour les partisans de Mahathir Mohamad qu’elle a été très âprement disputée. Pour tenter d’expliquer la formidable mobilisation de l’opposition dans les derniers jours de la campagne, la presse malaisienne fourmille de récits plus ou moins vérifiés. Il y a notamment l’histoire de cette électrice qui patiente devant un bureau de vote du Sabah, l’État malaisien le plus à l’est de Bornéo. La femme apprend que sa maison est en feu. Elle refuse de suivre ses voisins venus l’informer. Il est plus important, dit-elle, de voter que de sauver son logement des flammes. Peut-être que cet ultime bulletin a été le coup de boutoir qui a mis fin au règne sans partage de la coalition qui a négocié l’indépendance avec la couronne britannique en 1957. Cette victoire constitue néanmoins une surprise. La crise politique semblait profonde depuis 2015 et les accusations de détournements de fonds publics (700 millions de dollars) à l’encontre du Premier ministre Najib Razak. Mais dans un pays qui connaissait une rare stabilité politique pour la région, rien ne semblait indiquer que l’alternance était possible.

Dynamique électorale

Ces derniers mois, le Premier ministre sortant est en effet parvenu à maintenir son gouvernement à flot n’hésitant pas à le purger de toutes voix critiques, ainsi que son parti la United Malay National Organisation (UMNO). N’hésitant pas non plus à recourir à la rhétorique nationaliste, quitte à stigmatiser la minorité chinoise qui représente tout de même 20 % de la population malaisienne. L’arsenal judiciaire destiné à museler les opposants a également été renforcé par une loi « anti-fake news » adoptée en mars dernier et la réactivation du Seddition Act hérité de la colonisation, autorisant l’arrestation de toutes personnes débattant des sujets jugés « sensibles ». Enfin, le gouvernement a sorti les ciseaux pour redécouper les circonscriptions à son avantage, sans oublier la démagogie. Ce mardi 8 mai, Najib Razak distribuait les cadeaux : exemption d’impôts pour tous les Malaisiens âgés de moins de 26 ans, gratuité des autoroutes durant les célébrations de la fin du Ramadan, ainsi que deux jours fériés la semaine suivant l’élection du 9 mai.
Tout cela n’a pas suffi à enrailler la dynamique du principal rassemblement d’opposition, le Pakatan Harapan. Que faire en effet face à l’armée des mécontents et des ennemis politiques d’hier prêts à se coaliser pour faire tomber l’adversaire ? Regroupée autour du très populaire ancien Premier ministre Mahathir Mohamad, scissionaire de l’UMNO en 2016, la nouvelle coalition qui accède aujourd’hui au pouvoir est pour le moins hétéroclite. Elle rassemble à la fois les électeurs du People’s Justice Party (PKR) d’Anwar Ibrahim, ancien dauphin de Mahathir qu’il a fait jeter en prison en 1998, et ceux du Democratic Action Party (DAP) à dominante chinoise et opposant historique au Barisan Nasional. Au vu des résultats, le rassemblement a même été au-delà. Le « Pacte de l’Espoir » a littéralement balayé le Barisan Nasional remportant 45 % des suffrages. La nouvelle majorité a obtenu 113 sièges sur 222 à l’Assemblée nationale et le gouvernement de la moitié des États fédérés de Malaisie.

Mythe de l’unité

Cette victoire écrasante de l’opposition tourne une page de l’histoire politique malaisienne en mettant fin à 61 ans de domination de l’UMNO. Les quatorzièmes élections générales signent certainement la fin d’une culture politique marquée par le communautarisme. Pendant des décennies, chaque communauté votait pour le parti qui le représentait, d’où une forte ethnicisation des débats. Dans un pays qui compte trois grandes ethnies (les Malais certes dotés de droits constitutionnels spéciaux, mais aussi les Chinois et les Indiens), ainsi que plusieurs petits groupes « natifs », un tel comportement était gage de stabilité pour le gouvernement. La coalition gouvernementale étant composée de 21 partis devant représenter toutes les ethnies du pays.
Le séisme électoral de ce 9 mai 2018 indique que cette conception a fait long feu. Les Malaisiens n’ont pas voté en fonction de leur ethnie mais bien d’un choix politique, comme en témoigne la défaite des candidats des partis chinois et indien de la coalition gouvernementale, face aux candidats multiethniques du People’s Justice Party. C’est aussi la fin du mythe de l’unité des Malais, présentée par l’UMNO comme la seule manière de protéger les privilèges dont disposent ces derniers. Or le bouclier de l’unité s’est largement fissuré ces derniers mois. Pour la communauté malaise, le parti de Najib Razak n’apparait plus en tous cas comme un protecteur crédible, notamment dans les États ruraux qui se sont tournés vers le Parti Islamiste Pan-malaisien (18 sièges, soit 3 de moins qu’aux dernières élections), ainsi que les partis malais du Pakatan, le Parti Pribumi Bersatu Malaysia de Mahathir et l’Amanah qui envoient 12 et 10 députés à l’Assemblée.

Emeutes ethniques

Faut-il pour autant parler de révolution ? Le tsunami rouge et vert du « Pacte de l’Espoir » et du Parti Islamiste Pan-malaisien a certes englouti le Barisan Nasional, mais les changements d’étiquettes n’entraînent pas un renouvellement en profondeur de la classe politique. Si les couleurs changent, les têtes restent les mêmes. Le Pakatan Harapan est conduit par de vieux briscards de la politique malaisienne. Beaucoup d’entre eux ont déjà occupé de hautes responsabilités. Parmi les têtes de liste de la coalition qui remporte les élections : un ancien Premier ministre, deux anciens vice-premiers ministres et plusieurs ex-ministres. A l’exception d’Anwar Ibrahim, tous ont été élus sur un programme flou articulé autour de la suppression de la TVA introduite par Najib en 2015 et des péages. Pour le reste, la ligne politique ne devrait pas trop changer à Kuala Lumpur.
Après une nuit de silence, Najib Razak a pris la parole ce jeudi 10 mai dans la matinée. D’une voix caverneuse, il reconnaît la défaite du BN mais s’en remet au roi pour la formation du gouvernement. Car selon lui, aucun parti ne dispose de la majorité simple au Parlement. Ce faisant, Najib se retrouve isolé parmi ses propres troupes : tous les leaders de sa coalition ont reconnu la victoire du Pakatan Harapan. Au même moment, fait rare dans le pays, un sultan a pris position appelant la formation immédiate d’un nouveau gouvernement fédéral représentant les volontés populaires.
Le plus dur commence maintenant pour la coalition victorieuse avec d’abord la formation du gouvernement. La promesse du Pakatan de faire de Mahathir un Premier ministre par intérim tiendra-t-elle alors que son parti représente moins de 10 % des députés ? A qui reviendra le poste de vice-premier ministre ? La logique voudrait que ce soit un membre du Democratic Action Party, deuxième parti le plus puissant aujourd’hui à l’Assemblée nationale. Nommer un Chinois à un tel poste serait toutefois une première dans l’histoire malaisienne et pourrait entraîner de graves tensions orchestrées par l’aile la plus dure de l’UMNO. « Actant le départ du Premier ministre Najib Razak, Mahathir Mohamad a aussitôt annoncé avec un air coquin que « jeudi et vendredi sont déclarés fériés », « ce qui fait quatre jours de congés  », week-end compris », écrit Laurence Defranoux, l’envoyée spéciale de Libération à Kuala Lumpur. Une mesure de prudence alors que des entreprises avaient déjà demandé à leurs employés de rester chez eux demain, de peur que le gouvernement sortant ne déclenche des violences. » De nombreux observateurs de la scène politique malaisienne espèrent en effet que l’histoire ne bégayera pas. La dernière défaite (relative) du Barisan Nasional remonte à mai 1969. Elle avait alors déclenché des émeutes ethniques entraînant la mort de 177 Chinois.


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.