Les élections « libres » de novembre 2010, en dépit de leurs manquements et imperfections, apparaissent aujourd’hui comme l’un des prémices de la période de transition ; l’événement pivot étant l’auto-dissolution de la junte et le transfert du pouvoir à une autorité « civile » en mars 2011. Depuis, la cadence de changement a été soutenue, mais toujours sous contrôle, pour éviter l’emballement. La libération d’opposants politiques, l’ouverture des négociations avec les groupes ethniques armés dans les régions frontalières, le relâchement de la censure et le triomphe de la Ligue nationale pour la démocratie - le parti d’Aung San Suu Kyi - aux élections partielles du 1er avril 2012, semblent avoir répondu à une volonté réformatrice sans précédent de la part des autorités birmanes.
Mais comment interpréter cette apparente volte-face politique ? Quelle est la teneur des changements opérés ? Pourquoi maintenant ? Quels en sont les enjeux et les perspectives ? Pour mieux cerner les évolutions actuelles et dépasser les interprétations enchantées, proposons une lecture critique des derniers événements autour de quelques questions centrales.
Réforme ou réformette ?
L’élan démocratique et les réformes institutionnelles du gouvernement Thein Sein frappent, au premier coup d’œil, par leur semblant de radicalité. L’ouverture actuelle tranche avec les habitudes d’une junte au pouvoir depuis 1962, renouvelée en 1988 après un coup d’Etat censé restaurer « la loi et l’ordre » et qui, dans les faits, s’est traduit par une politisation accrue des militaires et l’aggravation du climat répressif. Le contraste est donc saisissant entre l’image d’ouverture politique actuelle et celle, encore fraîche à l’esprit, de la répression sanglante de la « révolution de safran », sorte de printemps birman, il y a 5 ans à peine. Les réformes engagées, de par leur contenu et leur ampleur, apparaissent comme inédites et se distinguent des manipulations cosmétiques passées.
Pour autant, la radicalité de celles-ci doit être mise en question. Malgré la configuration plus « civile » des institutions - présidence de l’Union, gouvernement et parlement élu - , la position et l’influence de l’armée restent primordiales à ces trois niveaux de pouvoir, tandis que les marges de manœuvre de l’opposition demeurent restreintes [1]. La période de transition n’en est qu’à ses balbutiements et les réformes ne sont ni abouties, ni irréversibles. Les élections législatives de 2015 où 75 % des sièges seront « remis en jeu » et la révision de la Constitution de 2008 qui confère des pouvoirs étendus à l’armée constitueront, on l’espère, les gages prochains de la volonté sincère des dirigeants de démocratiser le pays.
Transition subite ou annoncée ?
Il y a quelques mois à peine, le généralissime Than Shwe, peu enclin aux velléités de changements de sa population, dominait sur l’armée et le pays après deux décennies d’inertie et de règne sans concession ni partage. Le passage à la retraite de l’homme fort de la junte et l’effacement de l’armée du tout premier plan de l’Etat pouvaient dès lors évoquer un virage subit et hâtif. Or, contrairement aux apparences, ces mesures avaient été longuement mûries et étudiées et étaient les premières étapes d’un processus planifié.
Mise sous pression par la communauté internationale depuis la répression sanglante des soulèvements de 1988 et confrontée à un climat social potentiellement explosif, la junte militaire était sortie de son mutisme en 2003 pour annoncer une feuille de route visant l’instauration d’une « démocratie florissante et disciplinée ». Celle-ci prévoyait une nouvelle constitution, des élections parlementaires, et au final l’établissement d’une « nation moderne et démocratique » avec à sa tête un chef d’État et un gouvernement élus par le parlement. Fidèle au traditionnel principe de non-ingérence dans les affaires intérieures du pays, la junte militaire avait surpris à l’époque en rendant publique cette annonce. Elle s’était néanmoins gardée de communiquer son « master plan » (Lintner, 2012) confidentiel, décrivant la stratégie et les moyens imaginés par l’armée pour parvenir à ses fins en termes de séduction diplomatique et de neutralisation de l’opposition.
Les rapprochements avec le programme de réformes qui secoue la Birmanie aujourd’hui prêtent à discussion et font douter de la sincérité des dynamiques en cours. Néanmoins, si la voie proposée par les anciens généraux birmans a sous certains aspects un air de déjà entendu, elle pourrait faire la différence, à condition que le nouveau pouvoir en place respecte cette fois-ci ses engagements et concrétise les mesures annoncées.
Agenda caché ou volonté sincère de changement ?
Deux scénarii semblent aujourd’hui faire débat. Le premier serait que, bien que l’histoire ne repasse pas les plats, le lourd passé birman hypothèque les initiatives actuelles. La crainte est celle d’un agenda caché dont le but non avouable par les militaires serait d’évoluer pour mieux se maintenir. La seconde lecture des événements, plus optimiste, serait liée à un renouvellement des cadres dirigeants de l’armée et la montée en puissance d’un clan réformiste autour du président Thein Sein, ancien militaire ayant revêtu les habits civils. Cette perspective plus enthousiasmante est néanmoins empreinte d’incertitudes et de doutes quant à la manière dont « nouvelles » et « anciennes » générations réussiront à concilier leurs intérêts respectifs et à surmonter leurs différends.
Une série de dirigeants occidentaux (Etats-Unis, Europe, Japon, Canada,…) semblent convaincus par cette dernière option et soutiennent le nouveau leadership réformateur (pour éviter le retour de l’ancien), sans pour autant baisser complètement leur garde. La suspension partielle et pour un an des sanctions européennes [2] est un exemple éloquent de la posture empruntée. La principale opposante birmane, Aung San Suu Kyi a déjà adopté une attitude similaire. Elle a apporté son soutien au président en participant au scrutin électoral d’avril 2012 [3] et en soulignant la volonté sincère de ce dernier de « provoquer des changements positifs ». Mais se qualifiant elle-même d’ « optimiste prudente », la « lady » birmane s’est interrogée sur les marges de manœuvre véritables de l’équipe dirigeante (Libération, décembre 2011) ou, plus récemment encore, s’est déclarée favorable à « l’idée de la suspension des sanctions plutôt que la levée des sanctions » (La libre Belgique, avril 2012).
Pourquoi maintenant ?
Une conjonction de plusieurs événements laisse à penser que les cadres dirigeants ont pris au sérieux la situation désastreuse du pays et opté - par pragmatisme, plus que par conviction - pour un train de réformes politiques et socio-économiques. Cette transition décidée et pilotée « par le haut » a répondu à des impératifs tant internes qu’externes.
Sur le plan domestique, plusieurs décennies d’isolement, de mauvaise gestion et d’ineptie de la junte militaire ont mis l’économie du pays au tapis. Classé parmi les derniers pays en matière de développement humain, les investissements dans l’éducation et la santé (2%) étaient dérisoires au regard des dépenses militaires (environ 25 % du budget après réforme, aux alentours des 40-50 % jusqu’en 2011). L’agriculture - qui emploie à ce jour deux tiers de la population- nécessitait, à elle seule, une réforme urgente. Le pays était miné par les divisions ethniques et par une classe oligarchique corrompue. Les conditions de vie de la population sont dramatiques, en particulier pour les minorités opprimées qui représentent plus d’un tiers de la population.
Conséquence de sa mise au ban de la communauté internationale, la Birmanie a souffert d’un manque d’investissement, de partenaires commerciaux, de soutiens économiques et financiers, etc. Pour survivre, au-delà de l’isolement, le pays a dû se tourner vers son puissant voisin. Après la répression des manifestations de 1988 et la condamnation de la communauté internationale, une « relation d’intérêt et de nécessité » (Le Bail, Tournier, 2010) s’est ainsi développée entre la Chine et la Birmanie. La junte a bénéficié de la protection des autorités chinoises et a tiré profit de la coopération économique et militaire, tandis que la Chine a trouvé dans la Birmanie un fournisseur de ressources naturelles et énergétiques, ainsi qu’un accès stratégique et commercial au golfe du Bengale et à l’océan indien. Au fil des années, la tutelle économique chinoise et la dépendance accrue a toutefois suscité un profond ressentiment au sein de la population et de l’élite militaire, et réveillé des sentiments nationalistes, voire xénophobes, face à la « menace d’absorption » chinoise.
Le climat socio-économique désastreux et l’ambiguïté de la relation sino-birmane sont parmi les principaux motifs qui ont conduit le régime en place à sortir de son inertie. Plusieurs gestes forts ont été posés pour marquer un nouveau départ, sans toutefois faire table rase du passé. Au niveau interne, des réformes socio-économiques, des efforts d’ouverture politique et de démocratisation, et un dialogue avec les oppositions (la Ligue nationale pour la démocratie d’Aung San Suu Kyi et les groupes ethniques rebelles) ont été entrepris. Sur le plan extérieur, le gouvernement réformateur a lancé une véritable offensive de « séduction diplomatique » (Egreteau, Tournier, 2011) à l’adresse des puissances occidentales en prônant un vaste mouvement de réformes. La libération d’Aung San Suu Kyi, véritable icône et symbole de la lutte pour la démocratie, a certainement constitué le principal coup gagnant d’un gouvernement en recherche de légitimité.
Par ailleurs, une convergence de vue et d’intérêt s’est peu à peu dessinée entre l’Occident (États-Unis en tête) et la Birmanie pour contrebalancer l’influence chinoise. En déclarant la suspension du projet de barrage Myitsone sur le fleuve Irrawaddy dans l’Etat Kachin, dans lequel la Chine s’apprêtait à investir 3,6 milliards de dollars, le président Thein Sein s’est attiré les foudres du gouvernement chinois, mais les bonnes grâces des dirigeants américains (et occidentaux), soucieux de contrer les ambitions du géant dans la région. La politique d’assouplissement du régime et le pragmatisme du nouveau pouvoir civil semblent avoir porté leurs fruits. Ces dernières semaines, les États-Unis, l’Europe, l’Australie, le Canada, le Japon ont suspendu ou allégé les sanctions qui pesaient sur la Birmanie, ce qui n’a pas manqué d’aiguiser l’intérêt et l’appétit des investisseurs étrangers pour l’un des derniers marchés asiatiques encore non exploités…
Au regard de la poussée chinoise, la Birmanie a donc tenté de renverser la vapeur et de construire des relations plus cordiales avec les Occidentaux, mais aussi avec ses voisins immédiats (Inde et Thaïlande), et les organisations internationales et régionales. A la question du « pourquoi maintenant ? », nul doute que l’agenda politique de l’Asean (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) a aussi joué un rôle substantiel. Le président Thein Sein a multiplié les initiatives pour améliorer son image, pour rassurer les pays de la région sur ses intentions, avec une ambition claire à l’esprit : la présidence tournante de l’organisation en 2014 [4]. La décision prise par les dirigeants de l’Asean en novembre 2011 de confier la présidence à la Birmanie consacre le retour du pays sur la scène diplomatique régionale et internationale. Objectif atteint de ce côté pour le stratège birman.
La mosaïque ethnique : impasse ou possible réconciliation nationale ?
La paix civile a longtemps été une chimère en Birmanie en raison des divisions ethniques qui la grèvent. Depuis l’indépendance en 1948, le gouvernement a entretenu des relations conflictuelles avec les groupes ethniques, refusant de faire écho à leurs revendications politiques (notamment autonomistes) et à leurs aspirations socioéconomiques. Le pourrissement de la situation, caractérisée par un déni généralisé des droits humains et une politique de discrimination systématique, constitue une sérieuse épine dans le pied des dirigeants réformistes. Le retour d’une paix durable, fondée sur un processus solide de réconciliation nationale, est un préalable indispensable à la levée définitive des sanctions commerciales et au rétablissement de la confiance avec les partenaires birmans et internationaux.
Le lancement à la fin de l’été 2011 d’initiatives de paix avec plusieurs armées ethniques répondait à cette préoccupation. Des accords de cessez-le-feu avec 9 des 16 groupes armés ont pu être négociés, notamment avec l’importante Union nationale karen, en guerre contre le pouvoir central depuis l’indépendance. Mais au Nord, dans l’Etat kachin, les affrontements ont repris, contraignant des dizaines de milliers de personnes à se déplacer et à vivre dans des conditions précaires.
En avril 2012, les leaders du Conseil fédéral des nationalités unies, une coalition rassemblant 11 groupes armés issus des minorités ethniques (notamment kachin), se sont dits prêts à rencontrer le chef des négociations, U Aung Min, afin d’instaurer un dialogue politique et de trouver un accord pour une paix durable. L’issue de cette conciliation demeure incertaine. La dynamique en cours est fragile et sujette à de nombreux dérapages. Les minorités ethniques, tout comme le reste de la société civile émergente, appellent à la prudence et « exhortent la communauté internationale à fixer des repères ou des étapes plus précises pour la levée progressive des sanctions internationales » (IRIN, 2012).
Nul ne sait précisément vers quel avenir se dirige la Birmanie. La convergence d’intérêt actuelle entre gouvernants, gouvernés et communauté internationale en faveur d’une ouverture, rend possible l’idée de démocratisation du pays. La maîtrise du processus en cours reste toutefois pour l’essentiel aux mains des nouveaux dirigeants civils, mais aussi de la vieille garde « retraitée » et d’oligarques mafieux dont les préoccupations ne sont pas identiques. La transition d’un pouvoir militaire vers une autorité civile et le probable « combat des chefs » à l’œuvre au sein de l’institution militaire ont créé des tensions que le pays devra obligatoirement surmonter pour sortir de l’impasse dans laquelle il se trouve coincé depuis plusieurs décennies.