Souvent, on attend de celui qui parle du travail
des enfants qu’il le condamne par automatisme mais
le travail des enfants renvoie à une variété infinie de
situations singulières qui s’inscrivent dans des contextes
spécifiques à chaque société et à chaque communauté.
Parler du travail des enfants n’est pas une mince affaire. Il ne constitue pas une occupation homogène. Il se décline de multiples façons. Il peut être contraint ou choisi, réalisé dans sa famille ou pour un tiers, rémunéré ou non payé, visible ou caché, partiel ou à temps plein. L’enfant peut être scolarisé ou non, isolé ou vivant dans sa famille, travaillant à son compte ou pour celui d’un employeur, exploité ou bien traité.
Dès lors, quand on dit être « contre » le travail des enfants, qu’est-ce que cela signifie ? Vise-t-on l’interdiction pure et simple de toutes les formes de travail des enfants, ou de celles considérées comme « inacceptables » ? Dans ce dernier cas, il en découle qu’il existerait des « bonnes » et des « mauvaises » formes de travail. Mais alors, où placer la ligne de partage ? On se rend compte que le consensus qui existe autour de l’opposition de principe au travail des enfants s’effrite rapidement lorsque l’on s’intéresse de près au phénomène.
Un concept made in Europe
Une condamnation systématique pose aussi question au regard de l’histoire contemporaine des pays industrialisés. Le concept de travail des enfants est un concept made in Europe. Lors de la révolution industrielle, l’enfant était un acteur clé de la sphère productive doté d’une valeur économique. La crainte de bien des familles était alors moins la surcharge que la pénurie de travail pour l’enfant. Ce n’est que par la suite que le mouvement en faveur de l’éducation obligatoire a contribué à faire reculer le phénomène dans les pays industrialisés.
Ce saut de puce dans l’histoire pour se rappeler que les conceptions de l’enfance et du travail sont situées dans le temps et l’espace. Aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales, l’enfance est désormais perçue comme une période à haut risque qui nécessite la protection de la part du monde adulte. Elle est considérée comme une période d’insouciance, d’apprentissage et d’absence de contraintes. En réaction, le travail des enfants est considéré comme un fléau et l’enfant travailleur comme une victime. L’école et la famille sont les seuls lieux de socialisation valorisants et structurants.
Cet idéal type répond aux normes culturelles de l’Occident. Malgré son caractère très « relatif », cette construction sociale tend néanmoins à s’imposer depuis plusieurs décennies comme une référence à caractère universel, ce qui ne va pas sans poser problème. En effet, cette opinion dominante, répercutée par les conventions internationales et les codes nationaux du travail, apparaît pour certains acteurs comme un « produit d’importation ». La technicité, la langue, l’esprit des textes créent un décalage abyssal entre les législations et la réalité des individus. Les traités ont beau être signés par la majorité des nations, en tout cas par leurs hauts représentants, ils ne font pas l’unanimité.
Les limites des conventions
Tout d’abord, se pose la question de la pertinence à donner à ces conventions. Prétendre à une vision globale de l’enfance et apporter des solutions « clés en main » n’est-il pas déraisonnable au regard de la complexité du phénomène et des contextes dans lesquels il s’inscrit ? L’interdiction systématique du travail des enfants est-elle une solution adéquate ? Contribue-t-elle à « l’intérêt supérieur » de l’enfant tel que prôné par la Convention des droits de l’enfant ? En effet, si certaines formes de travail sont en violation avec les droits de l’enfant, d’autres ne le sont pas. Et dans la plupart des cas – ce qui complique évidemment l’élaboration des solutions - le travail des enfants comporte à la fois des aspects positifs et négatifs et peuvent donc « être nuisible et bénéfique au développement et au bien-être de l’enfant ». Que faire alors ? Une approche circonstanciée apportant des réponses différentes à des enfants et des formes différentes de travail ne pourrait-elle pas être une alternative crédible ?
Ensuite, les principales conventions relatives au travail des enfants [1], malgré les avancées indéniables dont elles sont à l’origine, témoignent néanmoins d’un manque d’efficacité. Les normes internationales, bien que contraignantes, sont souvent inappliquées : pas de volonté politique, pas de budget, pas d’inspection du travail. De plus, faute d’adéquation avec la réalité et pour des raisons opératoires, elles excluent une majorité d’enfants travailleurs du champ d’application des législations.
Les « exclus » de la lutte contre le travail des enfants
Le monde compterait à ce jour 215 millions d’enfants travailleurs. Cette estimation est en réalité largement sous-estimée en raison du manque de précision qui entoure l’expression « travail des enfants ». Jusqu’il y a peu, une conception industrielle et urbaine du travail des enfants dominait, contribuant à minimiser et à mal appréhender le travail infantile, en particulier dans le domaine agricole alors qu’environ 70% des enfants y travaillaient. A cela venait s’ajouter la fausse idée, démentie depuis, selon laquelle le travail familial dans ce secteur ne pouvait être néfaste aux enfants.
Pour continuer à être « fonctionnel et efficace », le principal organisme en matière de lutte contre le travail des enfants – l’Organisation internationale du travail (OIT) – a dressé une série de critères, tels que l’âge ou la dangerosité du travail pour identifier les enfants travailleurs qui devaient être protégés. L’OIT a estimé également que pour « rentrer dans les conditions » l’enfant devait réaliser une « activité économique ». La légitimité de ce critère pose question. Dans les faits, il contraint à laisser sur le carreau une masse innombrable d’enfants qui réalisent des tâches domestiques au sein de la famille, ou qui sont actifs dans l’entreprise ou l’agriculture familiale. La sphère familiale est-elle censée protéger les enfants des effets néfastes du travail ? On aimerait y croire, mais l’exploitation intrafamiliale n’est malheureusement pas une exception.
Une prise de conscience s’est fait jour toutefois parmi les principaux intervenants qui tentent depuis de réduire l’écart entre réalité supposée et celle existante. L’OIT cherche ainsi à étendre son champ de compétence à l’économie informelle, à réagir à la prégnance du travail des enfants dans l’agriculture ou à mettre sur pied de nouveaux indicateurs pour tenter d’évaluer l’impact du travail des enfants au sein des familles.
Quelles solutions ?
Le travail des enfants n’est pas un phénomène isolé. Ce n’est pas une niche d’exploitation bien délimitée que la marche du développement aurait tôt fait de faire disparaître. Il fait partie d’un « tout » qu’il est difficile de déchiffrer, tant les dimensions qui le composent, les stratégies en présence et les dynamiques qui l’affectent sont multiples et parfois contradictoires.
Les motifs économiques sont déterminants dans la mise au travail précoce. Les réalités locales - les revenus insuffisants d’un ménage - ou plus globales - la pauvreté de certaines nations - sont parmi les principaux facteurs qui poussent les enfants au travail et sont à mettre en relation avec les logiques politiques et économiques de modèles de développement et de rapports Nord-sud inégalitaires.
Le climat de récession et la crise économique qui frappent le monde actuellement ont ainsi une incidence directe sur l’élévation des niveaux de pauvreté et par ricochet sur le travail des enfants - en particulier dans les pays à bas revenus. D’autres facteurs liés aux transformations et reconfigurations des « sociétés du Sud » (déplacements migratoires liés à l’instabilité politique, relâchement des liens sociaux et déstructuration des familles, etc.) interfèrent également sur le phénomène.
Néanmoins, dans ce contexte et malgré les contraintes extérieures, le travail des enfants peut résulter aussi d’initiatives prises par l’enfant lui-même. L’espoir d’une vie meilleure, la participation ou l’autonomie financière, l’estime de soi sont des éléments qui peuvent attirer le jeune vers le travail, même si celui-ci ne constitue pas un « premier choix ».
Dès lors, pour que les politiques d’intervention aient un impact véritable, il est nécessaire à la fois de s’attaquer aux causes structurelles qui « produisent » le travail des enfants, mais aussi de prendre en compte la parole, les stratégies et les choix rationnels et raisonnés des jeunes. Sans cela, toute tentative pour améliorer leurs conditions d’existence risque d’être vaine et inadaptée.