La société libyenne a subi de profonds changements depuis le coup d’Etat de septembre 1969 et l’avènement du régime jamahiriyen. Si la population a pu enregistrer de réelles avancées sociales, le système politique mis en place par Kadhafi est demeuré fermé et la société contrôlée ou réprimée. L’avenir fait l’objet de dissensions au sein de l’élite au pouvoir. Et certaines forces et organisations sociales d’opposition tendent à émerger.
La politique économique et sociale menée en Libye depuis 1969 a permis une amélioration notable des conditions de vie des Libyens. Cette politique a également rendu possible le développement d’une industrie pétrochimique et des réalisations telles que le « grand fleuve artificiel [1] ». Grâce à la rente pétrolière, les autorités ont également investi massivement dans l’éducation. Ainsi, le taux d’alphabétisation est passé d’environ 20% avant 1969 à plus de 82% actuellement [2] . De même, l’espérance de vie moyenne est passée, au cours de la même période, de 44 à 70 ans. Rappelons par ailleurs que le PIB par habitant est de l’ordre de 11 000 dollars, l’un des plus élevés dans le monde arabe [3].
Du point de vue de la modernisation, c’est dans le domaine du statut de la femme que les changements ont été les plus significatifs (Djaziri, 2005a). Signalons à cet égard la loi sur le mariage et le divorce de 1984, qui a introduit des améliorations très sensibles dans le statut des femmes : insertion professionnelle facilitée, quasi-interdiction de la polygamie, libre consentement au mariage, possibilité de divorcer, de pouvoir disposer d’un logement en cas de divorce et de jouir de biens propres. Ces changements ont été introduits en dépit de l’opposition des islamistes et des milieux traditionalistes. Contrairement à d’autres pays d’Afrique, où le discours politique sur le développement a une dimension technocratique et scientiste (Munro, 1996), en Libye le discours relatif à l’amélioration des conditions des femmes s’inscrit dans un effort de relecture critique de la tradition musulmane.
Par ailleurs, l’accent mis par Kadhafi dès 1975 sur la nécessité de dissocier la doctrine musulmane de la morale coranique, ainsi que la critique de la place des ‘ulamâ’ dans le système politique, sont l’indice de l’amorce d’un processus de sécularisation de l’Etat. L’attitude de Kadhafi s’inscrit tendanciellement dans un long processus de dissociation du pouvoir politique vis-à-vis du pouvoir religieux. En tant que telle, elle recouvre ce que Hichem Djaït a appelé un « laïcisme ouvert » (1974).
Progrès social et régression politique
Si un trait distingue le système politique libyen, c’est bien le contraste entre les avancées socio-économiques accomplies depuis le coup d’Etat de 1969 et la régression politique observée depuis 1973 [4]. Certes, sous l’ancien régime monarchique, les partis politiques étaient interdits et le droit d’expression inexistant. Après la prise du pouvoir par Kadhafi, on a d’ailleurs assisté durant trois ans à un desserrement de ce carcan et à une forme de libéralisation politique - on peut même dire que c’est durant cette période d’incertitude que la Libye a vécu son unique moment de réelle démocratie. Mais cette parenthèse s’est close avec la « révolution culturelle » d’avril 1973, lorsque Kadhafi a rompu avec la République naissante, la bourgeoisie libyenne et cette partie de la classe moyenne qui croyait que le leader libyen allait instaurer un régime démocratique avec des partis politiques.
Craignant de perdre le pouvoir, Kadhafi s’est s’engagé dans un processus de rupture avec les valeurs républicaines, préférant lancer le modèle jamahiriyen, qui certes assure la participation des Libyens à la gestion du pays, mais sans interférence dans les conceptions des grandes orientations politiques. Le système politique libyen est donc demeuré relativement fermé et la société libyenne contrôlée. La presse n’y est pas indépendante et la société civile n’est pas en mesure de s’auto-organiser. Sous peine d’emprisonnement, les citoyens libyens ne peuvent critiquer l’action du gouvernement ni contester la nature du régime ou mettre en cause le pouvoir de Kadhafi.
En dépit de cette répression politique, on voit cependant émerger à l’intérieur du pays, et plus encore à l’extérieur, quelques organisations et groupes sociaux qui sont l’expression d’une société civile en développement. On assiste notamment depuis quelques années à l’émergence de forces sociales et politiques qui proposent chacune leur programme et leurs orientations politiques. Parmi ces forces, on trouve des islamistes modérés, des nationalistes républicains, voire même des monarchistes qui se réclament peu ou prou de l’héritage sanoussi. Tous revendiquent une nouvelle constitution et une réelle ouverture politique.
Dissensions au sein de l’élite au pouvoir
Mais la principale source de remise en cause du pouvoir est sans doute à trouver à l’intérieur même du régime. En effet, deux types d’élites politiques gouvernent actuellement le pays. Il y a d’abord l’élite « révolutionnaire », celle qui se considère comme détentrice du projet de Kadhafi et veille à ce que les décisions ne s’en écartent pas trop. Elle est constituée d’un nombre restreint d’acteurs qui jouent un rôle prédominant dans le processus de décision et à la tête desquels se trouve Kadhafi. D’un autre côté il y a une élite administrative et gestionnaire, réduite en nombre et chargée de faire fonctionner l’Etat et d’appliquer les décisions prises par les Congrès populaires et impulsées par le pouvoir révolutionnaire, celui de Kadhafi et des comités révolutionnaires.
Les exigences de l’environnement international, de même que l’âge de Mouammar Kadhafi, exacerbent le conflit entre « durs » et « modérés » au sein de l’élite politique. C’est en quelque sorte une lutte au sein de l’élite du pouvoir, une lutte entre les « réformateurs » qui veulent transformer le système politique et les « révolutionnaires » qui refusent tout changement. Cette lutte semble impliquer l’un des fils de Kadhafi, Seif al-islam, qui cherche à réformer la vie politique et rencontre bien des résistances, parmi lesquelles celle de son propre frère, Hannibal, associé aux « durs ».
Le défi majeur auquel font face les élites politiques en Libye est bien celui d’une transition politique qui sauvegarderait et approfondirait les acquis de la révolution de septembre 1969. En effet, l’après Kadhafi pourrait ouvrir une crise politique grave qui plongerait le pays dans une guerre civile. Cependant, cette issue n’est pas fatale. Elle dépend de la capacité des dirigeants actuels à mettre en place et à initier un processus de transfert progressif et concerté du pouvoir afin d’assurer une succession dans la stabilité. L’hypothèse d’une « dynastisation républicaine » du pouvoir en Libye, avec Seif al-islam Kadhafi qui incarne le réformisme et le changement politique, est plausible et présente une certaine pertinence (Djaziri, 2005b). L’idée d’une alliance des forces progressistes et des forces républicaines autour d’un projet de renforcement de la modernisation sociale et de démocratisation de la vie politique, avec une reconnaissance du rôle de la société civile, projet que porterait Seif al-islam Kadhafi, pourrait être une alternative crédible au pouvoir jamahiriyen actuel.
Bibliographie
Djaït H. (1974), La personnalité et le devenir arabo-islamique, Paris, Seuil.
Djaziri M. (2005a), « La Libye : construction de l’Etat, transformation sociale et adaptation internationale », in Gandolfi P. (a cura di), Libia Oggi. I Quaderni dir Merifor, Dipartimento di Studi Storici, San Marco, Venezia, Univerdsità Ca ‘ Foscari.
Djaziri M. (2005b), « Dynastisierung der Macht und politische Erbschaft : Zur Entwicklung des politischen Systems in Libyen », in Fähndrich H. (dir.), Vererbte Macht. Monarchien und Dynastien in der arabischen Welt, Francfort/New York, Campus Verlag.
Munro W. A. (1996), « Power and Political Development : Reconsidering state construction in Africa », Comparative Studies in Society and History, 1996, Vol. 38.