Au bord du conflit civil et en profonde crise politique, le Liban s’est embrasé par deux fois lors de cette année 2008. En janvier, des manifestations contre la cherté de la vie, le rationnement inégal de la distribution d’électricité et la hausse des prix du pain en particulier dégénérèrent en batailles meurtrières dans plusieurs quartiers de Beyrouth. Quelques jours plus tôt, la Confédération générale des travailleurs libanais (CGTL), les principaux syndicats de taxis, d’enseignants et d’agriculteurs avaient appelé à la grève générale, pour demander une hausse du salaire minimum, le relèvement des salaires publics bloqués depuis 1996 et des mesures face à l’inflation galopante.
Le mot d’ordre fut modérément suivi (sinon dans le secteur éducatif, un fait singulièrement peu mentionné dans les médias) à cause notamment du faible taux de syndicalisation ainsi que des divisions internes exacerbées au sein du monde syndical depuis les lendemains du conflit civil (1975-1990). Néanmoins des routes furent coupées et des taxis firent descendre leurs passagers pour protester contre les prix du gasoil. Au début du mois de mai, la Confédération générale des travailleurs libanais appela une nouvelle fois à la grève générale, pour les mêmes raisons. C’est dans ce contexte que le pays plongea dans une semaine de conflit civil dont il se remet péniblement. Alors que les forces armées de « l’opposition » et de la « majorité » s’affrontaient dans les rues de Beyrouth, de Tripoli ou dans les montagnes, les forces syndicales suspendirent leur mouvement.
Enjeux sociaux à la fois dépolitisés et surpolitisés
Le Liban n’a donc pas échappé aux effets inflationnistes de la hausse mondiale des prix du pétrole et des céréales. Les impacts sociaux qui en découlent sont particulièrement négatifs, d’autant que la « République marchande » importe l’essentiel de ses produits de consommation. Dans l’arène politique pourtant, l’expression de cette crise se traduit par un paradoxal déni des enjeux sociaux. Ces questions sont tout à la fois dépolitisées dans le sens où elles sont rarement érigées en cause de mobilisation et de résistance, et surpolitisées car la précarité dans laquelle vivent les Libanais alimente une politique du clientélisme.
Pourtant, les années précédant la guerre civile (1975-1990) avaient été le théâtre de mouvements sociaux remarquables dans les universités et les usines et avaient contribué à la conquête d’acquis sociaux (entamés sous le mandat présidentiel du Général Chehab, 1958-1964) et au développement d’une conscience de classe. Mais paradoxalement, le compromis qui a mis fin à la guerre s’est avéré particulièrement antisocial, tout tourné qu’il fut vers un modèle de reconstruction néolibéral.
Pour l’essentiel, les manifestations d’aujourd’hui reflètent les aspirations des exclus de la reconstruction menée par le Premier ministre entrepreneur R. Hariri depuis 1994. Les différents gouvernements d’après guerre ont axé leur politique sur le centre de Beyrouth, au détriment des infrastructures des autres quartiers de la ville et du reste du pays, sur les secteurs bancaires et immobiliers aux dépens des secteurs productifs, en particulier de l’agriculture, et sur la captation de flux de capitaux internationaux. Ils ont diminué les taxes directes et augmenté les taxes indirectes. Durant ces quinze dernières années, la population libanaise s’est paupérisée et a émigré autant sinon plus qu’au cours de la guerre pour trouver des revenus sur d’autres marchés du travail.
L’Etat social libanais est embryonnaire, le niveau de protection des citoyens congru : les soins de santé et les dépenses d’éducation demeurent inaccessibles pour une large part de la population. Entre 40% et 50% de la main-d’œuvre salariée privée n’est pas affiliée à la Caisse nationale de sécurité sociale. Les populations les plus vulnérables, les personnes âgées, handicapées ou encore sans emploi ne disposent que de très modestes filets publics de sécurité. C’est au privé, individus, familles, organisations ou employeurs, de supporter l’essentiel des dépenses. Ce qui ne manque pas d’alimenter des pratiques de clientélisme patronal ou partisan, renforcées par des années de conflit civil durant lesquelles, pour accompagner leur effort de guerre, les milices belligérantes mirent en place, sur leurs fiefs territorialisés, des systèmes variés de services collectifs paralégaux et d’assistance sociale.
La Conférence internationale des donateurs de soutien au Liban, « Paris III », n’a pas changé la donne. Elle prend partiellement en charge les conséquences économiques de la guerre de l’été 2006 entre le Hezbollah et Israël. Comme les deux conférences qui l’ont précédée, elle traite la crise de la dette en permettant au pays de contracter de nouveaux emprunts - le Liban figure parmi les pays les plus endettés au monde avec 173% de son PIB. Le plan présenté par le gouvernement aux donateurs reste focalisé sur la réduction des dépenses publiques et la relance de la croissance. A la différence des précédents, il associe un volet social aux volets financiers, mais celui-ci n’a rien d’audacieux ni même de structurel. Le « social » reste ainsi essentiellement envisagé comme une question résiduelle par rapport à la croissance et aux performances économiques, et n’apparaît pas comme une préoccupation politique majeure, une « affaire d’État ».
C’est dans ce contexte qu’il convient de saisir les logiques de la protestation latente et souvent neutralisée, devant la hausse inflationniste des produits de consommation au Liban. Elle se nourrit d’une part des faiblesses de l’agriculture libanaise et de la forte dépendance du pays à l’égard du marché international et d’autre part, des jeux d’acteurs économiques et politiques, incluant les pouvoirs publics.
Du côté de l’activité agricole, la compétitivité des produits a diminué ces dernières années sous l’effet de multiples facteurs. Les coûts de production sont élevés, du fait du mauvais état des infrastructures et de la rareté des mécanismes de crédit, de la faible mécanisation, du morcellement des exploitations. Le coût de la terre s’accroît avec l’importante pression foncière. Les importations s’avèrent particulièrement concurrentielles et pèsent vers une diminution des prix. Seuls le blé, le tabac et la betterave font l’objet de subventions et les agriculteurs se mobilisent pour obtenir ou maintenir des subventions aux exportations.
En 1997, le gouvernement augmenta les droits de douane pour protéger le secteur, mais les dispositions sont peu respectées, par le gouvernement lui-même (Compain, 2004). Quoi qu’il en soit, en Méditerranée, le déficit des échanges agricoles par rapport au PIB du Liban figure parmi les plus importants (Hervieu, 2007, 337). Et plus globalement, la dépendance du pays à l’égard du marché international s’illustre par le fait que la balance totale des échanges libanais est la plus déficitaire dans le bassin méditerranéen.
Crise inflationniste, fossés sociaux, privatisation
Devant la hausse mondiale des prix du pétrole et des céréales, l’inflation libanaise s’est emballée, notamment depuis la guerre de juillet 2006. Selon l’Union des consommateurs, les prix ont augmenté de 46% depuis la veille du conflit. Si les chiffres disponibles sont contradictoires et difficilement vérifiables, les dernières données attestent d’une surchauffe, notamment des prix des produits alimentaires au cours du premier semestre 2008 : essence (+36,6%), mazout – particulièrement important pour la production d’électricité, pour le chauffage et pour les transports (+64,9%), huiles et graines (+48,3 à + 59,3%), lait et produits laitiers (+27 à + 65%) (Majed, 2008). Le prix des transports publics a doublé en deux ans. La livre libanaise étant indexée sur le dollar, et l’essentiel des importations dans le pays provenant de la zone euro, la dépréciation du dollar par rapport à l’euro touche fortement l’économie du pays et les prix à la consommation.
L’autre face de la crise inflationniste que connaît le pays réside dans les politiques de subventions et leurs usages détournés. Ainsi, en est-il du conflit qui oppose depuis 2007 les minotiers au syndicat des boulangers. La farine destinée à la production de pain est largement subventionnée. Devant la hausse du cours international des matières premières, les professionnels ont obtenu en août 2007 de la part du ministère de l’économie que le niveau des subventions qui leur sont accordées soient relevées régulièrement afin de maintenir un prix constant du pain à la vente.
Il semble que cet accord ait accéléré des pratiques de détournements (selon le ministère de l’économie, 4000 tonnes de farine sur les 17 000 subventionnées ne serviraient pas à la fabrication du pain). Les boulangers accusent les minotiers de mal distribuer cette farine, de souscrire à des critères clientélistes et ont menacé à plusieurs reprises de ne pouvoir subvenir à la demande. Ils tentent d’augmenter le prix du pain. Les minotiers quant à eux mettent en doute les pratiques des boulangers, l’usage commercial qu’ils font de cette farine achetée à moitié prix, et demandent au gouvernement de hausser le taux de farine subventionnée.
Le pain libanais est ainsi devenu au cours de 2007-2008 un « emblème et élément central de la question sociale au Liban » (Harb, 2008, 8). La CGTL et l’Union des consommateurs libanais se sont à plusieurs reprises indignées de ces pratiques, mais devant les troubles sociaux provoqués par la décision des boulangers d’hausser le prix du pain, comme cela a pu être le cas en janvier 2008, le gouvernement libanais souscrit aux pressions des minotiers qui en janvier 2008 créèrent des pénuries artificielles, tout en changeant par trois fois dans l’année les mécanismes de subventions.
La question de la distribution de l’électricité est également un serpent de mer depuis la fin de la guerre civile libanaise. Au cœur de l’hiver rigoureux de 2008, l’approvisionnement en courant électrique défaillant et inégalement assuré à l’échelle du territoire est devenu un autre symbole des fossés sociaux et politiques qui se « creusent au Liban entre régions, entre classes sociales, entre confessions » (Verdeil, 2008). Il est l’exemple le plus flagrant de l’iniquité de l’accès aux services publics mais aussi des choix d’économie politique des gouvernements libanais et des usages politiques qui en sont faits.
L’électricité est réputée être l’une des sources principales du déficit du budget libanais. Le projet de sa privatisation est à l’agenda depuis 2002. La fraude et le non-paiement sont souvent imputés aux quartiers informels des grandes villes et aux habitants des camps palestiniens. Les usagers oscilleraient entre sortie du réseau et connexion sur des réseaux alternatifs pour les plus aisés et braconnage ou sortie de réseau pour les plus pauvres. En réalité, le tableau s’avère plus complexe car, à côté des raccordements illégaux de la part de ceux pour qui le coût de l’électricité est prohibitif, la fraude est également l’affaire d’établissements industriels, de services fortement consommateurs, y compris étatiques, ou encore de régions « protégées ».
Ces différents facteurs alimentèrent un déficit chronique compensé par des avances du Trésor. Certains soulignent aussi que les gouvernements successifs, préparant la privatisation de la centrale, ont joué la carte du « sabordage » de la société (Ibidem, 2008). Les modalités de gestion de l’électricité par les pouvoirs publics libanais, entravées par des contraintes objectives de taille, révèlent une stratégie du pourrissement dans l’attente d’une privatisation dont les enjeux sont chargés socialement et politiquement. La privatisation assurera-t-elle nécessairement le droit à l’électricité, que revendiquent régulièrement les citoyens de zones mal desservies depuis la fin de la guerre civile ?
Résistances sociales et clientélismes
En somme, par rapport à d’autres pays de la région, la protestation sociale au Liban est à la fois euphémisée et exacerbée. Le monde syndical se relève mal des transformations du monde du travail (baisse de l’activité industrielle, arrivée massive de travailleurs étrangers très peu protégés) et des activités de sape qu’ont menées contre lui les pouvoirs publics dans les années 1990. L’Etat social n’est pas vraiment à l’ordre du jour dans un contexte où prévaut une forte instabilité politique et des risques majeurs de guerre civile. En outre, l’insécurité sociale au Liban entretient une « poche » d’action commune à nombre d’acteurs politiques, grâce à laquelle sont maintenues des formes de clientélisme (Kochuyt, 2004).
Ces dernières, menées par des patrons locaux ou des groupes politiques (le cas du Hezbollah est souvent mis en exergue mais n’est pas unique), produisent de l’emploi. Elles consolident la gratitude que leurs bénéficiaires peuvent éprouver à l’égard du parti ou du bienfaiteur, et elles nourrissent, pour ceux qui s’y mobilisent, le sentiment d’accomplir une « mission » qui est aussi celle du groupe infranational, dont beaucoup revêtent un caractère communautaire. Ceci explique pourtant que la résistance sociale est à la fois latente et rarement exprimée en tant que telle, hors de toute accroche à un discours politique, partisan et communautaire.
Bibliographie
Compain D (2004), « Le rôle économique de l’agriculture sur le littoral libanais », in Nasr J. et Padilla M. (dir.), Interfaces : agricultures et villes à l’Est et au Sud de la Méditerranée, Beyrouth, Detal-IFPO.
Harb M. (2008), « Boulangeries et minoteries se disputent la manne étatique », L’Orient le jour, 4 avril.
Hervieu B. (dir.) (2007), MediTerra. Identité et qualité des produits alimentaires méditerranéens, Paris, Presses de Sciences po.
Kochuyt T. (2004), « La misère au Liban : une population appauvrie, peu d’État et plusieurs solidarités souterraines », Revue Tiers Monde, t. XLV, n° 179, juillet-septembre.
Majed A. (2008), « Un gouvernement pour les élections, une situation économique confuse… Les conditions de vie s’aggravent et la qualité de la vie au Liban risque de se détériorer », Darelhayat, 14 juillet, www.darelhayat.com.
Verdeil E. (2008), « Emeutes et électricité au Liban », Le Monde diplomatique, février, http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2008-01-30-Liban.