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Liban : clivées et instrumentalisées, les résistances peinent à se développer

Des syndicats aux mouvements étudiants, les forces sociales libanaises semblent condamnées à se soumettre aux mécanismes de cooptation et d’instrumentalisation d’un système politique dont le fonctionnement reste surdéterminé par les appartenances
communautaires.

La particularité du système politique libanais remonte à la « création » de l’Etat, lorsqu’il est venu se superposer aux allégeances spécifiques, mettant à mal la construction d’une allégeance civile vis-à-vis d’un « Etat libanais ». Alors que les années de « vie en commun » dans le cadre de cet Etat témoignaient de la construction de liens civils, les tensions intercommunautaires repositionnaient les différentes parties dans des logiques communautaires. Il semblerait que les conflits segmentaires soient le symptôme des antagonismes et clivages existant entre les liens « primaires » précédant la création de l’Etat libanais et les liens « sociaux » qui ont accompagné la mise en place de cet Etat depuis sa création jusqu’à la guerre civile.

De fait, le système politique libanais se veut « libéral » sans offrir de véritable alternance démocratique. L’« alternance » se fait au sein d’une même élite, et les « opposants » sont pris dans l’engrenage vicieux d’une démocratie formelle qui ne permet pas aux « outsiders » du système de percer. L’intérêt de résister, de s’engager et de militer dépend fortement du contexte et de la « nature » des tissus sociaux d’une région. Or au Liban, la notion du « nous » s’impose au détriment du « je » . Les contextes historiques ont contribué à la construction d’une telle segmentarité : le discours colonial, prescriptif, a stigmatisé et étiqueté (nommé) les différents « segments » en les utilisant souvent les uns contre les autres pour maintenir sa domination. Cette segmentarité a été réutilisée par les pouvoirs politiques, qui l’ont institutionnalisée en l’intégrant au système politique. . En effet, l’Etat a institutionnalisé les confessions, qui sont devenues des acteurs politiques à part entière, renforçant par ce fait même les réflexes communautaires et confessionnels et mettant à mal l’idée de développement de logiques citoyennes. Les individus sont donc écartelés entres deux logiques, deux dynamiques, deux systèmes de valeurs diamétralement opposés.

Les « événements » [1] qui se succèdent depuis l’assassinat du premier ministre Hariri en 2005, dans un contexte de mobilisation locale, régionale et internationale, ainsi que la guerre israélienne de juillet 2006 et la résolution onusienne (1701), confirment l’existence de cette crise du politique au Liban. Un paroxysme a été atteint lors de la manifestation de mai 2008, qui a dégénéré en conflit interconfessionnel.

Syndicats noyautés par le pouvoir

Peu de travailleurs sont aujourd’hui affiliés à un syndicat au Liban. Cette situation dérive principalement de la désillusion engendrée par le « rapprochement » entre certains syndicats et les enjeux politiciens électoralistes et communautaires. Il faut y ajouter le fait que la politique des gouvernements libanais successifs s’est appliquée à contrôler l’action syndicale, en créant des syndicats et des fédérations « jaunes » et en manoeuvrant pour mettre les syndicats existants hors d’état de nuire ou de faire pression. Cette instrumentalisation des syndicats a conduit à leur éloignement des travailleurs et à leur désensibilisation par rapport aux intérêts économiques qu’ils sont supposés défendre.

Malgré ces tendances, certains syndicats sont demeurés des espaces de résistance à la doxa communautaire et ont réussi des « percées » lors d’événements tels que les mobilisations pour la hausse du SMIC et contre la cherté de la vie en 2007-2008 ou les manifestations du comité des enseignants du secteur public en 2009 contre la remise en question de leurs droits acquis et la privatisation des caisses de la sécurité sociale. Leurs actions restent cependant ponctuelles.

Mouvement étudiant traversé par des luttes politiciennes

Le mouvement étudiant avait pour sa part joué un rôle de premier plan dans les années 1970, en ralliant les étudiants de toutes les universités du Liban. Il était piloté par l’Université libanaise (l’université publique de l’Etat), dont les besoins propres étaient au centre de toutes les revendications. Ce mouvement avait notamment réussi à articuler des revendications socioéconomiques à l’échelle nationale. Il se désintégra cependant durant la période de la guerre civile, qui vit les liens communautaires prendre le pas sur les liens civils. Cette fragmentation sera cristallisée et institutionnalisée par la division de l’Université libanaise elle-même en branches « Est » et « Ouest » au sein même du Grand Beyrouth, traduisant une démarcation à la fois géographique et confessionnelle, recoupant les frontières dessinées par la guerre.

Les mouvements de gauche qui ont vu le jour dans les établissements privés depuis la fin des années 1990 (Bila Houdoud « No Frontiers » à l’Université américaine, Pablo Neruda à l’Université libano-americaine, Action directe à l’Université Balamand, Tanios Chahine à l’Université Saint Joseph, etc.) ont eu des cycles de vie relativement courts et n’ont pu articuler de revendications allant au-delà des enjeux des élections estudiantines. Ils ont donc échoué à construire un mouvement politique dépassant les portes des campus universitaires, d’autant qu’ils se sont presque systématiquement ralliés à l’un ou l’autre des principaux axes politiques du pays.

Instrumentalisation des enjeux sociaux

Il existe un déphasage certain entre les discours des partis et leur pratique politique. De fait, leurs outils de mobilisation politique et électorale présentent souvent de fortes composantes « sociales et économiques », sans pour autant que ces « propositions » ne soient traduites en programmes politiques une fois l’échéance électorale passée. Bien au contraire, les partis qui se partagent l’arène publique se positionnent sans exception (mais à des degrés différents) dans une logique néolibérale qui les voit se retourner contre les revendications socio-économiques qui constituaient le socle de leurs discours de mobilisation préélectorale.
On ainsi a vu le Hezbollah instrumentaliser les protestations syndicales contre la politique socio-économique du gouvernement duquel il avait voulu se démarquer en démissionnant en novembre 2006. Mais après les « événements » de mai 2008 et son « retour » au gouvernement, le Hezbollah, à travers son ministre du travail, s’est retourné contre les revendications syndicales et a adopté les mêmes positions que ses opposants politiques sur la question de l’augmentation du salaire minimum [2] . Apparemment, pour le Hezbollah, le sens du terme « résister » se limite à sa signification militaire (contre Israël) et aux apparitions dans les forums sociaux.

« Experts » militants

Les années de guerre civile ont correspondu à la montée en flèche de voix de protestation couvrant un large éventail de revendications : droits de l’homme, écologie, droit de la femme… Les vecteurs de ces revendications ont été les organisations non gouvernementales. L’après-guerre témoignera d’une grande diversification de ces associations, qui finiront par couvrir un spectre impressionnant d’activités, de la priorité à l’humanitaire à celle du développement, en passant par les actions de sensibilisation et de conscientisation.

Ces ONG « spécialisées » dans certaines causes vont d’un côté développer de véritables expertises (les poussant notamment à collaborer avec les pouvoirs publics), de l’autre contribuer à organiser différentes formes d’action collective pour faire pression sur ces mêmes pouvoirs. Elles se positionnent aujourd’hui comme les principaux fournisseurs de services et d’expertise aux pouvoirs publics, ce qui met à mal leur rôle de contre-pouvoir et de mobilisation sociale.

Société civile divisée

Les militants de la société civile semblent de prime abord se positionner en marge des logiques confessionelles. Bien qu’il s’agisse majoritairement de mouvements protestataires (contre l’Etat), ils militent aussi pour une « réappropriation de la citoyenneté », donc pour une certaine consolidation du citoyen par rapport au politique. L’engagement dans de telles associations ou groupes devrait donc donner l’opportunité à ces militants d’exercer leur citoyenneté, leur participation « au politique », dans un contexte libéré des déterminants prérequis (l’appartenance confessionnelle en l’occurrence) qui conditionnent la « circulation » des élites, soit la manière dont les sièges politiques, administratifs et parlementaires sont distribués.

Mais le paysage militant reste profondément divisé et n’a pas réussi à constituer un espace d’articulation de revendications et de mobilisation, en raison de la faiblesse chronique du parti communiste (notamment due à la désillusion d’une partie des militants de le voir s’impliquer dans le conflit civil) et de l’incapacité des groupuscules de gauche à créer une véritable plateforme dépassant la simple protestation pour aborder la question des alternatives.

Le paysage libanais présente donc une société civile dispersée, dont les composantes sont manifestement préoccupées par des enjeux différents. En effet, les deux principaux axes politiques - dits « du 14 mars » pour la coalition « souverainiste » qui s’est formée au lendemain de l’assassinat du premier ministre Hariri, et « du 8 mars » pour la coalition formée autour du Hezbollah - ont construit leur base populaire sur des sentiments réels de refus et de résistance contre le statu quo généré par le système politique libanais. Mais ces deux axes se sont bornés à utiliser ces sentiments pour acquérir plus de pouvoir afin de renégocier et de renouveler leurs légitimités respectives au sein des institutions de l’Etat.

D’un autre côté, les représentants de la « société civile », s’ils se présentent comme les défenseurs de leurs concitoyens, n’ont pas réussi à construire une véritable assise populaire. Tout au plus sont-ils parvenus à acquérir une audience plus ou moins large, fluctuant au rythme des divers rassemblements pour des causes qui restent limitées dans le temps et dans leur portée. Ce « vide » politique pourrait constituer un espace favorisant la construction de nouvelles forces de résistance. Ce scénario reste cependant hypothétique au vu de la capacité du pouvoir en place à vider ces espaces de leur potentiel de démocratisation pour mieux se perpétuer. Les résistances au Liban seraient-elles donc condamnées à rester conjoncturelles ?

Bibliographie

Kiwan F. (1994), Le Liban aujourd’hui, Beyrouth-Paris, CERMOC-CNRS Éditions.

Makdisi U. (2000), The Culture of Sectarianism: Community, History, and Violence in Nineteenth-Century Ottoman Lebanon, Berkeley, University of California Press.


Footnotes

[1Terme édulcoré que les Libanais, rompus aux guerres civiles, invasions, massacres et autres conflits de ce genre, utilisent.

[2La hausse du salaire minimum a finalement été négligeable, portant ce dernier à 200 000 livres libanaises (133 dollars) au lieu des 660 000 (440 dollars) demandées par les syndicats.

Etat des résistances dans le Sud - Monde arabe

This article was published in our quarterly publication Alternatives Sud

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