Le propos est ici d’analyser les rapports entre le pouvoir politique et les
organisations syndicales dans le monde arabe. Par ce biais, j’étudierai une des
modalités par lesquelles certains États autoritaires assurent leur hégémonie sur la
société et se reproduisent sur des modes sans cesse renouvelés.
Je m’intéresserai plus particulièrement à trois pays arabes : l’Égypte, la Tunisie,
et l’Algérie [1]. Dans leur histoire récente et durant une période plus ou moins longue,
ces États ont connu une forme d’organisation politique qui les rattache à ce que
certains politologues ont dénommé l’autoritarisme populiste. Ce concept recouvre un
type de régime politique dans lequel les gouvernants, dotés d’une idéologie se
réclamant le plus souvent du socialisme et mythifiant le peuple présenté comme un
corps soudé, mettent en oeuvre « une stratégie de développement qui cherche à atténuer
les conséquences négatives de la croissance pour certains groupes sociaux (les
ouvriers, les paysans, la petite bourgeoisie urbaine) aux dépens d’autres, plus
particulièrement les capitalistes et les propriétaires fonciers » [Heydemann, 1999, p.
5]. Dans cette perspective, les auteurs qui ont tenté de décrire les traits de
l’autoritarisme populiste mettent l’accent sur « les formes de mobilisation, de
formation de coalitions et d’institutionnalisation destinées à encadrer les catégories
sociales ‘‘populaires’’ à l’intérieur d’arrangements politiques et économiques » [Ibid.].
Ce faisant, ils se sont largement inspirés des définitions du populisme données par les
politologues ayant travaillé sur l’Amérique. Le populisme est ainsi analysé comme une
tentative d’intégration par le haut « des secteurs sociaux les défavorisés autour d’un
projet idéologique aux contours flous » [Dabène, 2007, p. 67].
Cette stratégie de développement articulée à une politique d’industrialisation par
substitution aux importations s’est accompagnée d’une forte étatisation de l’économie.
Cette expérience a profondément marqué la trajectoire des États et les relations qu’ils
entretiennent avec leur société.
Au sortir de la lutte pour l’indépendance en Tunisie et en Algérie et à peu près à
la même période en Égypte, les gouvernants ont construit des régimes politiques
populistes et autoritaires s’appuyant sur ce que Philippe Schmitter [1974] appelle le
« corporatisme d’État » ou corporatisme autoritaire.
Le principal objectif du corporatisme autoritaire, en Tunisie comme en Égypte et en Algérie, était d’encadrer des groupes sociaux populaires dans des structures
verticales de mobilisation au profit d’un projet national de développement se
réclamant du socialisme.
Les diverses idéologies corporatistes qui sous-tendent la mise en place des
différentes formes de corporatisme autoritaire développent une vision organique de la
société qui refuse le conflit ainsi que l’idée de lutte des classes. Elles présentent la
société comme un corps composé de groupes fonctionnellement complémentaires qui
s’insèrent dans des organisations hiérarchisées, disciplinées, non concurrentielles
représentant les intérêts de leurs membres vis-à-vis de l’État. Les gouvernants peuvent
donner à ces organisations des fonctions quasi-étatiques dans leur catégorie respective
et coopter leurs dirigeants dans les institutions gouvernementales. Dans ce cadre, les
négociations portant sur l’allocation des ressources se déroulent non pas entre les
différents groupements, mais entre ceux-ci et les gouvernants qui constituent à la fois
le « cerveau » et l’arbitre des divers intérêts [Richards,Waterbury, 1990, p. 337]. Dans
la mesure où le corporatisme autoritaire tend à organiser la société en groupes
fonctionnels verticaux ainsi qu’à prévenir l’expression d’intérêts pluralistes et
concurrentiels, il constitue un instrument de contrôle et d’encadrement des divers
groupes sociaux dans leur accès aux ressources matérielles.
Au cours de ces vingt dernières années, des politologues comme Nazih Ayubi
[1995], Robert Bianchi [1989], Ninette Fahmy [2002], Emma C. Murphy [1999] Alan
Richard et John Waterbury [1990] ont repris et enrichi l’approche de Philippe
Schmitter [1974] en l’inscrivant dans la dynamique historique des pays arabes. Nazih
Ayubi a fait du corporatisme l’une des clés d’analyse des systèmes politiques dans le
monde arabe. Il opère une distinction entre un « corporatisme stato-centré » et un
« corporatisme socio-centré ». Ce dernier émergerait dans des États en voie de
modernisation (l’Empire ottoman des XVIIIe et XIXe siècles et les pays de la péninsule
Arabique au XXe siècle) et constituerait un effort d’intégration des groupes précapitalistes
(tribaux, ethniques ou religieux) dans un processus de transformation
capitaliste inachevé. Quant au corporatisme stato-centré, il se rapporterait dans le
Monde arabe aux « pays d’industrialisation tardive » qui ont développé une forme de
capitalisme encadrée par l’État, imprégnée d’idéologie nationaliste et soutenue par une
« techno-bureaucratie » en voie de constitution. Dans le cadre de ce corporatisme, les
gouvernants se sont appuyés sur certaines organisations syndicales pour éliminer les
groupes contestant leur légitimité et pour favoriser la conclusion d’une alliance entre
les différentes catégories sociales populaires dont aucune ne pouvait exercer un
pouvoir hégémonique sur l’ensemble de la société. Selon Ayubi [1995, p. 191-192], le
« corporatisme stato-centré » articulé à l’autoritarisme populiste trouverait sa
réalisation la plus achevée dans l’Égypte nassérienne et, dans une moindre mesure,
dans la Tunisie, l’Algérie, la Syrie et l’Irak des années 1960-1970.
Aujourd’hui, il n’est plus possible de définir ces régimes politiques de populistes
autoritaires même si, par un effet d’hystérésis, certains de leurs éléments perdurent
bien qu’aient disparu les facteurs qui avaient présidé à leur apparition.
Ils se sont progressivement transformés dans les années 1970 concentrant de plus
en plus de traits de « l’autoritarisme bureaucratique ». Autrement dit, ils s’assignent
une « fin modernisatrice » tout en cherchant à esquiver « le danger de subversion
sociale impliquée impliqué par les stratégies populistes antérieurs » [Badie, Hermet,
2001, p. 195]. Dans ce nouveau contexte, les gouvernants s’efforcent de modeler le
contexte économique et social d’une manière plus favorable à l’expertise
technocratique [Linz, 2000] et, au bout du compte, à partir des années 1980, à
l’expansion du secteur de l’entreprise privée. Le corporatisme lui-même évolue et tend
alors à remplir une fonction de contrôle qui « se réalise en partie par la répression […].
Mais il se combine aussi avec la prévention et l’élimination des conditions qui
permettraient la réapparition de modes d’organisation et de formulation de
revendications » [Guillermo O’Donnell cité dans Droz-Vincent, p 204].
Reprenant la terminologie de Robert Bianchi [1989], on considère que ces
régimes s’efforcent de « corporatiser » les organisations syndicales et
professionnelles. Cette « corporatisation » (corporatization) [2] participe d’une mise
sous tutelle de la société.
Mais certains secteurs socioprofessionnels ont été plus concernés que d’autres.
Sans trop caricaturer, on peut dire que les « syndicats ouvriers » ont été beaucoup plus
rapidement et profondément corporatisés que les institutions représentant les
« professions libérales ». En effet, les « syndicats ouvriers », conçus comme des
instruments de « médiation » avec le monde salarié (surtout du secteur public), ont été
vus par les gouvernants des États autoritaires comme des institutions chargées de
désamorcer les revendications et les protestations sociales [Richards, Waterbury, 1990,
p. 340-341].
Régimes populistes autoritaires et corporatisation du mouvement syndical
L’appellation de syndicat ouvrier ne doit pas faire illusion : les ouvriers n’y étant
pas toujours majoritaires, il serait préférable de parler de syndicats de salariés
regroupant « cols bleus » et « cols blancs » [Richards, Waterbury, 1990, p. 340]. En
effet, le syndicalisme représente principalement le salariat public et manifeste ainsi
« sa dépendance de l’État national social qui est deux fois distributeur de revenus, par
le salariat public et par les avantages sociaux » [3]. Que la politique économique
proclamée ait plus ou moins fortement étatisé l’économie, l’effet a partout été dans les
années 1960 d’élargir le secteur public, et principalement « le salariat tertiaire public, à
l’intérieur même des entreprises » [Gallissot, 1987, p. 379]. Ne fonctionnant qu’à titre
second comme un mouvement ouvrier, le syndicalisme est, pour reprendre
l’expression de René Gallissot, défini par sa « fonction d’encadrement », les
permanents syndicaux étant principalement « des employés bureaucrates parlant au
nom de la classe ouvrière ». Dans ce cadre, les cadres syndicaux et les directions des
sociétés du secteur public ont toute une série d’intérêts sociopolitiques en commun : il
convient que les entreprises d’État connaissent des performances économiques
raisonnables ; il s’agit de négocier au mieux avec les ministères de tutelle l’obtention
de ressources pour faire tourner les entreprises et distribuer des avantages matériels.
Les directions du syndicat et des sociétés publiques ont un égal intérêt à garder la base
du syndicat sous contrôle : toute opposition radicale susceptible d’exploiter le mécontentement des travailleurs contre le régime doit être supprimée. Les cadres
syndicaux sont ainsi clientélisés et se préoccupent davantage de faire fructifier les
gratifications matérielles et symboliques inhérentes à leur position que de défendre les
intérêts de la base. Leur conduite est davantage dictée par leurs rapports avec l’État
que par les revendications sociales des adhérents au syndicat.
Égypte : le régime nassérien, inspirateur de l’autoritarisme populiste dans le
monde arabe
L’Égypte de Nasser constitue, dans la région, le premier État à avoir mis en place
une formule politique relevant de l’autoritarisme populiste et corporatiste. Pourtant, la
création d’une organisation « ouvrière » unique, non concurrentielle et hiérarchisée,
date seulement de 1957, soit cinq ans après la prise du pouvoir par les Officiers libres.
Certes, le régime nassérien comptait bien s’appuyer sur le salariat en expansion pour
consolider son pouvoir, mais dans le même temps, il ne voulait pas se trouver piégé
par une organisation syndicale trop puissante. De leur côté, certains dirigeants
syndicaux souhaitaient unifier le « mouvement ouvrier » égyptien au sein d’une
organisation unique. Nasser n’accepte la création d’une centrale unique qu’en échange
du droit pour le gouvernement de nommer les dirigeants de la nouvelle fédération
[Posusney, 1997, p. 63].
C’est également à la fin des années 1950 que se mettent en place les éléments du
compromis social populiste nassérien : le régime met en œuvre une politique sociale
généreuse que les dirigeants de la centrale syndicale égyptienne sont chargés
d’expliquer à la base. Cette politique est d’autant mieux acceptée par les catégories
populaires salariées que dans l’ensemble, elles bénéficient de meilleures conditions de
travail et d’une réévaluation des salaires. Toute une série de mesures prises dans les
années 1960 est emblématique de cette politique visant à s’assurer le soutien des
classes populaires tout en évitant l’émergence de mouvements sociaux potentiellement
déstabilisateur. En 1959, est promulgué le code unifié du travail qui prévoit, entre
autres, la réduction de la journée de travail à huit heures. Les « législations
socialistes » de 1961 qui nationalisent les grandes entreprises égyptiennes débouchent
sur un élargissement considérable du secteur public. La loi 114 de 1961 prévoit la
représentation des salariés au conseil d’administration des entreprises publiques et
celle de 1963 en augmente le nombre. Ce dispositif législatif tente d’évacuer le conflit
en prohibant certains comportements comme « l’incitation à la lutte des classes » et
l’organisation d’arrêts de travail (le texte autorise les fonctionnaires à adhérer à la
Confédération). La nouvelle constitution égyptienne promulguée en 1965 parachève le
projet corporatiste nassérien en introduisant une « représentation fonctionnelle » des
catégories sociales dans toutes les instances représentatives, à l’Assemblée du peuple,
dans les conseils locaux et au sein du parti : « Trois grandes catégories sont définies :
les ‘‘ouvriers’’ les ‘‘paysans’’, et les ‘‘autres catégories’’, lesquelles incluent, outre les
commerçants et les propriétaires, l’ensemble des catégories intermédiaires diplômées »
[Longuenesse, 2007, p. 130].
Sous les présidences de Sadate et de Moubarak, ce compromis social populiste
s’est retrouvé progressivement écorné, alors que la mise sous tutelle de la centrale
syndicale ne s’est jamais démentie. Pour reprendre la terminologie de Ninette Fahmy,
l’Égypte serait passée d’un « corporatisme populiste », inscrit dans une logique
redistributive large, à un « corporatisme co-intégrationniste » assimilé à un système de
contrôle de l’État sur les différents groupes d’intérêt. Cooptant les dirigeants de ces
syndicats et groupes professionnels, l’État leur distribue par le biais de réseaux
clientélistes des avantages matériels et symboliques en échange de leur soutien. Dans
le cadre de cette formule corporatiste, les gouvernants essaient d’affaiblir et de réduire
l’influence politique des différents groupes socioprofessionnels à travers la répression,
les interventions dans le processus de sélection des candidats aux élections syndicales,
l’instrument législatif ainsi que la distribution de privilèges à ses soutiens potentiels
[Fahmy, 2002, p. 105-106].
Pendant toute la présidence de Sadate (1970-1981) et sous une partie de celle de
Moubarak, le président de la Confédération générale des syndicats des travailleurs
d’Égypte (CGSTE) est également ministre du Travail, ce qui contribue à accentuer le
caractère « étatique » du corporatisme syndical égyptien.
À partir de 1976, les candidats à des fonctions électives ne sont plus obligés
d’être membres du parti gouvernemental, mais les différents gouvernements s’invitent
sans cesse dans les élections aux comités syndicaux pour limiter au maximum la
présence de membres de l’opposition. Le ministère du Travail a toujours supervisé les
procédures électorales aux différents niveaux de la Confédération et intervient en
amont du scrutin en décourageant, parfois par la menace, des candidatures non
désirées [Ibrahim, 1998, p. 194-195].
Les techniques visant à écarter les opposants ou les candidats indépendants sans
lien avec le parti au pouvoir, le Parti national démocrate (PND), sont innombrables et
le verrouillage de l’accès aux niveaux supérieurs de la hiérarchie de la Confédération
est encore plus efficace [Kienle, 2000, p. 81-84]. Les dirigeants de la CGSTE qui
siègent sous les couleurs du PND au parlement et dans les conseils municipaux
[Clément, 1998, p. 44] n’ont jamais initié ou soutenu un mouvement de grève au
niveau des entreprises. Cependant, pour tenter de préserver un semblant de crédibilité
auprès de ses membres et, par conséquent, avoir une certaine utilité pour les
gouvernants, la direction de la Confédération s’est posée, dans les années 1970 et
1980, comme le défenseur de causes « nationales » ayant un certain écho auprès de la
base – plus particulièrement la défense du secteur public et le refus de son éventuelle
privatisation [Posusney, 1992]. Avec la mise en oeuvre, dans les années 1990, d’une
politique de privatisation, la coupure entre la direction syndicale et la base va
s’approfondir.
Algérie : la centrale syndicale gardienne de la « révolution socialiste »
L’Algérie apparaît au Maghreb comme le parangon de l’économie étatisée et du
populisme. La centrale syndicale algérienne, l’Union générale des travailleurs
algériens (UGTA) a été créée en 1956, sur injonction du Front de libération nationale
(FLN), par des syndicalistes algériens de la Confédération générale des travailleurs
(CGT) et de la Confédération française des travailleurs chrétiens désireux de s’inscrire
dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. En fait, l’UGTA « n’est pas [pour
reprendre la terminologie marxiste du sociologue algérien Saïd Chikhi, 1982, p. 65]
une conquête de la classe ouvrière mais le produit de l’État parti pour les ouvriers ».
Dès son premier congrès de 1963, le président de la République, Ahmed Ben Bella,
envoie des « faux délégués manipulés par le FLN », le parti unique, pour évincer la
« direction représentative » [Ahdjouj, 1992, p. 105]. Si le deuxième congrès, en 1965,
voit émerger une équipe dirigeante autonome, son refus d’adopter une déclaration de
soutien au pouvoir issu du coup d’État de Boumediene aboutit à son éviction et à
l’installation d’une direction entièrement subordonnée au FLN et au nouveau
gouvernement [Benamrouche, 1995, p. 47-48]. L’UGTA devient au début de la
décennie 1970 un appareil chargé de conscientiser, d’encadrer et de mobiliser les
salariés au service de la « révolution socialiste et ses conquêtes » selon la logique du
corporatisme autoritaire : elle inscrit dans ses statuts lors du IVe congrès de 1973
qu’elle est désormais une « organisation de masse du parti d’avant-garde FLN » [4].
Toutefois, mise sous tutelle, la centrale syndicale algérienne se retrouve
incapable de désamorcer les grèves [5] qui se déroulent entre 1975 et 1980. Celles-ci
surviennent dans les grands complexes industriels du secteur public. Selon les
sociologues algériens ayant travaillé sur cette période, ces vagues de grève
s’expliqueraient en premier lieu, par l’arrivée dans les entreprises d’Etat en expansion
une nouvelle génération d’ouvriers adhérant largement au modèle de consommation
occidentale et éprouvant moins de réticences que la génération issue de la guerre
d’indépendance à faire grève [Chikhi, 1981, p. 61-62]. Ensuite, la seconde moitié des
années 1970 serait caractérisée par un déplacement des conflits de l’université vers
l’entreprise. En effet, certains militants de l’Union nationale des étudiants algériens
réprimée et dissoute par les autorités s’intègrent pendant cette période dans le monde
du travail. Ces derniers, souvent affiliés à des organisations politiques clandestines,
pratiquent l’entrisme au sein de l’UGTA et deviennent ainsi les animateurs des grands
mouvements de grève de cette période [Benamrouche, 1995, p. 96].
Face à cette stratégie d’entrisme et un mouvement social susceptible de leur
échapper, les gouvernants cherchent au 5e congrès de l’UGTA en 1978 à circonscrire
les conflits du travail en faisant en sorte qu’un ancien membre du parti communiste
algérien, Demene Debih Abdallah, soit élu au poste de secrétaire général de la centrale
syndicale. Mais de nouvelles vagues de grève en 1979 amènent les gouvernants à
reprendre en main la direction de l’UGTA en faisant adopter par le congrès
extraordinaire du FLN de juin 1980 un article modifiant les statuts du parti unique. Cet
article 120 des statuts du FLN prévoit que « ne peut assumer des responsabilités au
sein des organisations de masse que celui qui est militant structuré au sein du parti »
[Taleb, 1985]. Il revient à écarter des postes à responsabilité des « organisations de
masse » – par conséquent de l’UGTA – tous ceux qui ne seraient pas membres du
FLN. Aussi, jusqu’à la fin des années 1980, la logique de l’UGTA est-elle restée la
même : « subordonner le mouvement social aux fractions dirigeantes de l’État et non
pas le faire animer et développer par des forces ouvrières autonomes » [Chikhi, 2001,
p. 162-163].
Tunisie : une neutralisation progressive du champ syndical
La Tunisie a été moins marquée par l’étatisation des moyens de production que
l’Égypte – elle n’a jamais connu de rupture radicale avec les logiques du marché –
mais elle n’en a pas moins mis en place une formule corporatiste qui ressemble sur
bien des points à celle de l’Égypte. Si dans la phase de lutte contre le colonisateur, le
syndicat et les associations sportives et de jeunesse ont souvent constitué pour le
leader du « mouvement national », Habib Bourguiba, un moyen de mobilisation
politique les fédérations syndicales ont été subordonnées, une fois l’indépendance
acquise. Prônant un « civisme contrôlé », le premier président de la République de
Tunisie a tenté de mobiliser ses compatriotes au sein du parti bientôt unique (le Néo-
Destour) et des organisations, tout en les assujettissant au strict contrôle de l’État
[Bellin, 1995, p. 126]. Ce faisant, les gouvernants ont instauré un corporatisme d’État
dans lequel les salariés, à travers le syndicat unique, l’Union générale des travailleurs
tunisiens (UGTT), les chefs d’entreprises, par le biais de l’Union tunisienne de
l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA) et les paysans via l’Union
nationale des agriculteurs tunisiens (UNAT) s’insèrent dans des organisations
professionnelles uniques dont la mission est alors de soutenir les programmes
présidentiels tout en étant un instrument de contrôle social [Redissi, 2004, p. 217].
Dans la formule corporatiste tunisienne, l’UGTT s’est imposée au milieu des années
1950 comme un partenaire à part entière au parti de Bourguiba à partir du moment où
ce dernier s’est trouvé dans la nécessité de s’associer avec d’autres forces dans sa lutte
contre la puissance coloniale française. Aux élections constituantes (1956) et
législatives (1959) qui suivent, l’UGTT rejoint le Néo-Destour pour former avec
l’UTICA et l’UNAT un « Front national » [Camau, 1983, p. 42]. Pour ne pas se faire
déborder par une UGTT disposant de capacités de mobilisation non négligeables, le
président Bourguiba met en place un dispositif visant à la neutraliser et à la
subordonner au parti. Mais les techniques de corporatisation utilisées par le pouvoir
bourguibien diffèrent de celles employées en Égypte, car il s’est agi ici d’affaiblir une
organisation puissante ayant des « racines anciennes et profondes, antérieurs à la
naissance du Néo-destour » [Camau, 1983, p. 42]. Divide ut imperes est au coeur de
l’action du président Bouguiba à l’égard de l’UGTT : il suscite la création et la
disparition d’une Union tunisienne du travail (UTT), puis coopte les représentants
patentés de la centrale syndicale réunifiée « dans un dispositif général de pouvoir »
[Camau, Geisser, 2003, p. 146-147]. La mise sous tutelle de l’UGTT est confirmée en
mars 1963, lorsque le conseil national du Néo-Destour institutionnalise le parti unique
et le contrôle direct sur les « organisations nationales » (UGTT, UTICA et UNAT).
Les régimes populistes autoritaires, en dépit de leur trajectoire historique
différente, poursuivent des stratégies similaires à l’égard des centrales syndicales. Les
salariés du secteur public bénéficient d’un certain nombre d’avantages matériels et
symboliques et les cadres syndicaux, censés les représenter, sont cooptés par l’État
dans une logique corporatiste autoritaire : ils sont présents dans les instances
dirigeantes des entreprises, du parti gouvernemental, dans les parlements et parfois au
sein même des gouvernements, mais ils doivent, en échange, filtrer les revendications
salariales et sociales du salariat public pour les rendre compatibles avec les offres
gouvernementales et rester crédibles auprès de leur base, ce qui parfois relève de la quadrature du cercle. Plus ou moins rapidement, selon les pays et souvent à l’aune de
l’épuisement du modèle de développement promu par les régimes populistes
autoritaires, les organisations syndicales ont eu tendance à perdre leur capacité de
mobilisation au profit de leur fonction de contrôle social.
Les relations entre l’État et les organisations syndicales s’inscrivent dans un
double mouvement d’étatisation de la société et de développement du clientélisme
d’État. Le premier « se traduit par un élargissement maximum de l’appareil étatique
(l’État-parti) sur les individus et les groupes » et « fait obstacle à l’émancipation des
individus et à l’autonomisation des institutions sociales » tandis que le second répond
« à la nécessité du maintien de l’ordre et à la distribution des ressources matérielles »
[Camau, 1990, p.74].
Dans la Tunisie des années 1970, les relations entre l’UGTT et le pouvoir
politique rendent compte des limites du clientélisme d’État tunisien, du caractère
impensable d’une autonomisation syndicale à part entière et, partant, des difficultés
rencontrées par la direction de l’UGTT à réguler les mouvements de protestations
sociales. Contrairement aux fédérations syndicales égyptienne et syrienne qui sont
restées complètement verrouillées, l’UGTT, d’instrument d’encadrement du pouvoir
destourien, s’est transformée, le temps d’une courte décennie, en une structure
d’opposition. En fait, il conviendrait plutôt de dire que, débordé par sa base, le
leadership de l’UGTT s’est « laissé porter par la vague contestataire qui animait son
organisation » [Camau, Geisser, 2003, p. 184].
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