Guy Bajoit [1] Décembre 2019
Les humains ne sont ni bons, ni mauvais : ils sont capables du pire, et aussi, parfois, du meilleur. Leurs relations entre eux sont à la fois des relations de collaboration, de compétition, de conflit et de contradiction. Or, ils doivent absolument vivre ensemble car, sans relations sociales, ils ne survivraient pas. Ils n’ont donc pas le choix : ils forment des collectivités territoriales diverses (des familles, des hordes, des clans, des villages, des cités, des comtés, des duchés, des principautés, des nations, des empires, etc.). Le problème, c’est que vivre ensemble leur pose un certain nombre de problèmes, que j’appelle les « problèmes vitaux de la vie commune ». Si je qualifie ces problèmes de « vitaux », c’est tout simplement parce que, si la collectivité ne les résolvait pas, l’existence commune y deviendrait difficile, voire impossible, alors qu’elle est pourtant indispensable à sa survie. Par ailleurs, ces problèmes sont étroitement interdépendants : si l’un d’entre eux n’était pas résolu, il empêcherait de résoudre les autres ou, au moins, perturberait leur résolution. C’est le rôle des États de résoudre ces problèmes vitaux (avec l’aide des autres acteurs).
Quels sont donc ces problèmes que son État doit absolument résoudre pour que la collectivité survive ? J’en ai distingué six.
1- La gestion du bien-être économique : la collectivité doit produire plus de biens et de services qu’elle n’en consomme (parce que tous ses membres ne peuvent pas consacrer leur temps à produire des biens et parce que certains de ceux-ci sont destinés à être échangés avec d’autres collectivités), mais elle doit aussi les redistribuer pour satisfaire les besoins de toute sa population, étant donné l’évolution de sa démographie. Il faut produire assez de richesses économiques, mais aussi les redistribuer.
Au cours de l’histoire, la question du bien-être matériel a été une des principales causes des révolutions : quand les gens espèrent que leurs conditions de vie vont s’améliorer et que ceux qui gèrent les richesses matérielles refusent qu’elles soient équitablement distribuées, ils se révoltent. Rien n’est plus mobilisateur que l’espoir déçu : il engendre plus que la colère : la rage ! Or, au Chili, les gouvernements successifs (et Piñera plus encore que les précédents) n’ont cessé de vanter les performances économiques du Chili et d’inviter les Chiliens à être de grands consommateurs.
Ce qui a fait monter l’espoir :
– Le PIB/tête a fortement augmenté entre 1980 (il était de 2.000/2 500 Us$) et 2019 (il est de 22.000/25.000 Us$ selon les sources et le mode de calcul). Ce résultat est généralement attribué à une bonne application des exigences du modèle économique néolibéral, qui a été mis en place sous Pinochet, mais soigneusement conservé en 1990, lors du retour de la démocratie ;
– Le Chili est une invitation permanente à la consommation (publicité, malls, endettement…) : il suffit de se promener dans ses villes pour en être convaincu.
– Le Chili est devenu membre de ce « club des meilleurs » qu’est l’OCDE.
– L’indigence a été éliminée et la pauvreté a été réduite de 38 % à moins de 10 % depuis 1990 (mais il faut faire très attention aux critères d’évaluation : voir ci-après).
– Pour répondre à la généralisation de la demande des jeunes de faire des études supérieures, l’État est intervenu financièrement par des bourses d’études et il a surtout garanti les emprunts bancaires des familles les plus pauvres (les cinq premiers déciles de revenus). Si bien que le nombre d’étudiants dans l’enseignement supérieur a presque doublé en une décennie (il est passé de 620 000 en 2005 à 1 180 000 en 2016). Une énorme masse de jeunes d’origine populaire a ainsi espéré qu’ils allaient facilement pouvoir sortir de leur condition sociale en obtenant un diplôme universitaire ou technique. Selon Raul Gonzalez, cette variable (même si elle n’est bien sûr pas la seule) peut être considérée comme essentielle pour comprendre l’insurrection actuelle.
Et ce qui déçoit l’espoir :
– Les pays de l’Amérique Latine sont tous très inégalitaires, et le Chili n’est pas le pire d’entre eux (contrairement à ce qu’on prétend) : seuls l’Uruguay, le Salvador, l’Équateur et le Pérou seraient moins inégalitaires que lui ; tous les autres seraient plus inégalitaires encore. Cependant, selon le « Coefficient de Gini », il serait, selon mes sources (sur internet), plus inégalitaire que Haïti (0, 466 pour le Chili et 0,411 pour Haïti (pour autant que les données de ce pays soient fiables).
– Le salaire minimum garanti s’élevait en 2018 à 282 000 Pesos (328 €/mois) ; la pauvreté est définie par la moitié de ce montant (164 €/mois) et l’indigence par la moitié de la pauvreté (82 €/mois) ; les pensions de vieillesse se situent autour du seuil de pauvreté : de 156 €/mois à 183 €/mois. Quant au coût de la vie, il est un des plus chers d’Amérique Latine, et beaucoup de choses sont plus chères qu’en Europe, en particulier l’éducation, la santé et le logement.
– Les données confirment les inégalités : selon une étude de la CEPAL (2 017), 1% de la population du pays possède 26,5% des revenus, alors qu’en contrepartie, 50% des familles les moins riches ne détiennent que 2,1% de ceux-ci. L’inégalité se situe d’abord dans les salaires : la moitié des travailleurs touchent un salaire égal ou inférieur à 400 000 pesos par mois (465 €/mois).
– Les conséquences majeures de cette inégalité des salaires sont trois formes essentielles d’inégalité :
. Devant la santé : choix entre un secteur public surchargé – FONASA – et un secteur privé très cher – ISAPRES ;
. Devant les pensions : pour avoir plus que les montants indiqués ci-dessus, il faut pouvoir se payer une pension privée (une AFP), mais elle est chère et incertaine (voir le mouvement « No + AFP ») ;
. Devant l’éducation : malgré les importantes améliorations introduites par la Présidente Bachelet (la gratuité pour les six déciles les plus pauvres des familles d’étudiants), une grande quantité de jeunes professionnels (et leurs familles) se sont fortement endettés pour financer leurs études. C’était là le résultat d’une éducation privatisée (qui profitait clairement aux banques). C’est avec un tel degré d’endettement accumulé, qu’ils durent affronter un marché du travail, alors que celui-ci était précaire et que les salaires étaient faibles.
Cette contradiction, systématiquement entretenue, entre, d’une part, un espoir d’amélioration des conditions matérielles et sociales de vie des gens et, d’autre part, une attente interminable et une constante déception pour une majorité des Chiliens (et même une dégradation du niveau de vie de la classe moyenne) est la principale cause de l’insurrection en cours, qui dure depuis le 18 octobre dernier. Notez bien que, parfois, l’espoir est fortement stimulé par certains dirigeants politiques de bonne volonté (M. Bachelet fut sans doute la seule), et fortement déçu par d’autres (J. Piñera… ne fut pas le seul).
Mais il y a d’autres variables encore, qui ne doivent pas être négligées, car, même si elles sont peut-être moins importantes, mais elles s’ajoutent et multiplient les effets de celle qui vient d’être énoncée.
2- La gestion des ressources naturelles : la collectivité doit disposer d’outils techniques qui lui permettent de tirer profit des ressources de son territoire, mais en veillant à ne pas épuiser ou détruire celles qui ne sont pas renouvelables, afin de préserver son avenir. Il faut exploiter les ressources naturelles, mais sans les épuiser, ni détruire l’environnement, ni mettre en péril la santé des gens d’aujourd’hui et de demain.
– Le cuivre : le Chili possède la plus grande réserve de cuivre du monde (22 %) devant l’Australie (11 %). Mais il mène une politique « extractiviste » et le cuivre fait toujours plus que 50 % de ses exportations.
– Le bois : Le Chili est en train d’exploiter les forêts natives pour en faire de la cellulose ou pour les transformer en « chips », exportés (notamment au Japon) pour faire du papier. Il les remplace par des pins et des eucalyptus qui assèchent les terres et les rendent totalement acides, au détriment des paysans. Outre les entreprises étrangères, deux grandes familles chiliennes (Eliodoro Matte et Anacleto Angelini) ont considérablement augmenté leur richesse en exploitant le bois ; et ces entreprises n’hésitent pas à étendre illégalement leurs exploitations.
– La pêche : avec 4,500 km de côtes, le Chili dispose de ressources marines exceptionnelles. Mais elles ont été privatisées et monopolisées par quelques grandes familles, au détriment des petits pêcheurs artisans et des peuples originaires.
– L’élevage de saumon : Le Chili est aujourd’hui le deuxième producteur mondial de saumon. Depuis 1980, l’État loue des zones d’eau pour une période de 25 ans, avec possibilité d’extension. À l’heure actuelle, plus de mille parcelles de ce type ont été louées : il s’agit de zones limitées où les poissons vivent dans des cages immergées dans l’océan. L’une de ces sociétés est une entreprise norvégienne Marine Harvest (rebaptisée Mowi). Les saumons ayant été victimes d’une maladie, les exploitants (notamment Harvest) les ont gavés d’antibiotiques, qui détériorent les fonds marins et extermine la faune locale. Or, récemment – et ce n’est pas la première fois – plus de 32 000 saumons destinés à l’exportation (et bourrés d’antibiotiques !) se sont échappés de leurs cages à la suite d’une tempête.
– L’or et l’argent : pour exploiter à ciel ouvert l’or et l’argent situé à Pascua-Lama (au nord du Chili, à la frontière avec l’Argentine, entre 4200 et 5200 M. d’altitude), il aurait fallu déplacer des glaciers (sur 20 hectares). L’État chilien a accordé une concession à deux filiales d’une entreprise étrangère (Barrick Gold 2). Cette exploitation aurait eu pour conséquence d’augmenter la sécheresse, et aussi d’empoisonner les terres cultivables par l’usage de cyanure. Les agriculteurs ont protesté et, en 2006, ils sont parvenus à contraindre l’État chilien d’imposer des conditions à l’entreprise concessionnaire, notamment celle de ne pas détruire les glaciers.
– Les centrales hydroélectriques : Le sud du Chili – ses montagnes, ses vallées, ses rivières et le vent omniprésent – est une région favorable à la construction de barrages et à la production d’énergie alternative (et propre), notamment hydroélectriques. Mais c’est aussi une région assez marginalisée par l’État, d’une part, parce qu’elle est pauvre en terres cultivables et aussi parce que sa population y est, plus qu’ailleurs, composée de peuples originaires, surtout les Mapuches, (que les Espagnols n’ont jamais réussi à soumettre au temps de la colonisation). Dans les années 2010 et suivantes, le gouvernement chilien a voulu implanter une importante centrale hydroélectrique (Hydroaysé) dans la région d’Aysén. Profitant de l’occasion, la population s’y est vivement opposée, organisant des manifestations exigeant une meilleure qualité de vie ainsi qu’un coût de la vie moins élevé : « Ils ne se souviennent de nous que pour extraire nos ressources naturelles, pour installer de grands barrages, pour prendre nos eaux ». Vingt-cinq organisations sociales, syndicats et confédérations paysannes, ont bloqué des routes, pris des aérodromes et des quais, brûlé des pneus et posé des barricades dans la ville de Coyhaique. Après une dure répression est venue ensuite une négociation sur la viabilité du projet et ses retombées pour le sud du Chili qui se sent isolé et marginalisé.
– La sécheresse : les mois d’été (d’octobre à mars) posent aux Chiliens des problèmes graves de sécheresse : la pollution de l’air devient difficile à supporter dans certaines villes, mais surtout dans la capitale (Santiago) ; la sécheresse fait des ravages dans le Nord et le trou dans la couche d’ozone inquiète les habitants du Sud.
Manifestement, malgré les discours et les proclamations de bonnes intentions des dirigeants politiques, les ressources naturelles du Chili sont gérées en vue du plus grand profit des investisseurs nationaux et étrangers.
3- La gestion de l’autonomie externe : la collectivité doit s’engager dans des échanges (économiques, politiques, culturels) avec les autres, mais en préservant la paix avec elles et en conservant son autonomie. Il faut échanger, mais sans perdre son indépendance.
– Le Chili s’est parfaitement intégré dans un monde régi par le capitalisme néolibéral en voie de globalisation. Il a signé de nombreux accords de libre-échange : avec le Panama, la Chine, les États-Unis, le Canada, le Mexique, la Corée du Sud, l’Amérique centrale, l’Association européenne de libre-échange (AELE), l’Australie, le Pérou, la Turquie. Il devait accueillir le prochain sommet des pays de l’APEC (Asia-Pacific Economic Cooperation). Et aussi, celui de la COP 25 (« Conférence des Parties ») qui a finalement eu lieu à Madrid.
– Le Chili reste dépendant (pour un peu plus de 50 %) de ses exportations de cuivre. Or le prix du cuivre s’est effondré sur les marchés internationaux de 2011 à 2017, à cause du ralentissement (voire de la récession) de la croissance de la Chine (qui absorbe 25 % des exportations du Chili) et avec laquelle un accord de libre-échange a été signé en 2005 (par le président socialiste Ricardo Lagos).
– D’une manière générale, on note une augmentation de la dépendance du Chili vis-à-vis de ses ressources primaires. Il s’agit donc d’un retour à la fameuse division internationale du travail : les matières premières pour les pays du sud et les produits finis pour les pays du nord, sachant que les échanges entre les deux sont souvent inégaux et profitent aux pays du nord. En outre, les capitaux étrangers sont accueillis au Chili sans que des conditions plus sévères (en matière de contribution au développement national) leur soient imposées.
4- La gestion de l’ordre politique interne : la collectivité doit maintenir son ordre politique interne (légiférer, juger, réprimer et gouverner), mais cela, en accord avec sa population. Il faut exercer les pouvoirs, mais sans excès de domination et de violence.
Le mépris de certains dirigeants
Si la question du respect de la « dignité » a été si souvent mise en avant par les manifestants, c’est parce que, au cours de ces derniers mois, les ministres et les parlementaires se sont permis de donner aux Chiliens quelques « conseils » ironiques et perçus comme méprisants. Par exemple :
. Un ministre a proposé aux Chiliens de diversifier leurs investissements : il « ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier » : il vaut mieux investir une partie au Pérou, une autre en Argentine, et une autre encore aux États-Unis.
. Un autre leur a conseillé : « si vous manquez d’argent, pourquoi ne jouez-vous pas à la loterie ? »
. Un autre encore leur a conseillé, alors que les gens se plaignaient de la hausse des prix des biens de consommation, « d’offrir beaucoup de fleurs, car leur prix avait baissé » ou de « prier pour qu’on trouve une solution à la guerre commerciale ».
. Un autre encore, face aux longues filles d’attente dans les hôpitaux, a estimé qu’elles étaient dues « aux gens qui s’y rendaient non seulement pour voir un médecin, mais pour se rencontrer entre eux et mener leur vie sociale. »
. Un autre a affirmé que la majorité des Chiliens sont propriétaires d’une maison ou d’un (ou deux) appartement(s), « ce qui constitue notre grand patrimoine ».
. Une sénatrice a déclaré, à des gens qui dénonçaient les hauts salaires de parlementaires, que « n’importe quel pouilleux croit avoir le droit d’insulter les gens qui travaillent dans les services publics ».
. Enfin, au moment d’annoncer la hausse des prix du billet de métro, le nouveau ministre de l’économie, a invité les usagers à « se lever de bon matin, pour prendre le métro aux bonnes heures », quand le billet coûte moins cher.
Toutes ces allusions désobligeantes ont récemment fait l’objet de commentaires sur les réseaux sociaux et suscité l’indignation des internautes, ce qui aurait notamment été une des raisons du remplacement de certains de ces ministres.
La corruption de certains dirigeants et de l’État
Durant toute la période de la démocratie post-dictatoriale (donc, depuis 1990), des histoires d’abus, concernant particulièrement les grandes entreprises, se sont accumulées. Parallèlement, on sentait bien que les auteurs des abus restaient semi-impunis (ou ne l’étaient pas du tout, ou par des peines légères). La liste des fraudes est très longue :
. Entre 1996 et 2019, selon une étude de l’économiste Javier Ruiz Tagle, l’évasion fiscale et la corruption d’entreprises et d’institutions auraient coûté au Service des Impôts internes une perte de 4 982 millions de dollars ! Il y a eu aussi les évasions fiscales de certaines entreprises « fantômes » de Lucksic, de Piñera (notamment de l’entreprise Penta) ; le non-paiement des impôts immobiliers de l’une des résidences secondaires du président Piñera (1989-2019) ;
. Il faut signaler aussi la collusion des entreprises d’élevage de volaille (1996-2010), de celle du papier hygiénique (2010-2011), de celle des entreprises pharmaceutiques (2007-2008), de la corporation multinationale des magasins nord-américains Wallmart (2010-2014) ; le cas de l’Isapre Banmédica (2008-2013) ; celui de la Société chimique et minière du Chili (SQM : 2010-2014) ; le cas CAVAL, du fils et de la belle-fille de l’ex-présidente Bachelet (2 015) ;
. En outre, il faut signaler encore l’argent détourné (ou obtenu dans des conditions obscures) par les hauts officiers des Forces Armées (pots-de-vin, achat d’avions…) ; le détournement des fonds institutionnels de la Gendarmerie chilienne (Paco Gate, 2000-2019) ; la fraude et détournement par l’Armée chilienne des « Fonds publics de la Loi de Réserve du Cuivre » (Milico-Gate).
Les autorités de l’État ont toujours présenté ces détournements et le niveau inimaginable de corruption, de malversations, de pièges, d’abus de biens publics, de délits d’initiés… Comme de petites fautes exceptionnelles, commises dans des institutions dont on pouvait supposer qu’elles obéissaient à des principes respectables. C’était soi-disant le fait de quelques entrepreneurs ou dirigeants malhonnêtes. Mais le pays, lui, allait bien : il était le plus « propre » de toute l’Amérique latine ! La faible légitimité sociale de ce discours se perdait totalement quand les tribunaux annonçaient des « peines » plus proches de l’impunité que de la punition. Ainsi se répandit la conviction fondée qu’il y avait deux justices : que si l’on prend comme référence (notamment) le « Cas Penta » (entreprise financière appartenant à un politicien), « la prison était pour les pauvres » et les « cours d’éthique pour les riches ». En effet, l’entreprise en question (Penta) devint un exemple type d’impunité des entrepreneurs : ses dirigeants furent condamnés à quatre ans de prison sous caution (transformés en liberté surveillée) ; à une amende de 857 millions de pesos chacun (ce qui correspondait à la moitié de la valeur qu’ils avaient détournée) ; et... à suivre des cours d’éthique à l’université Adolfo Ibañez (qui forme des ingénieurs de gestion d’entreprises) !
La répression excessive
Les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, on le voit, sont loin d’être irréprochables au Chili. Quant au pouvoir répressif, il semble avoir retrouvé le rôle qu’il occupait sous la dictature. Leur répression est manifestement excessive : qui les a autorisé – car la police ne ferait jamais cela sans autorisation – à employer des armes qui tirent de balles en caoutchouc dur, de viser à la hauteur des visages et non dans les jambes (avec pour conséquence que plus de 300 personnes ont perdu au œil (et parfois les deux) ? Qui les a autorisés à maltraiter et à violer les gens qu’ils arrêtent et détiennent, au-delà de la durée légale, dans leurs commissariats ?
5- La gestion de la coexistence pacifique : la collectivité doit instituer des mécanismes de négociation qui permettent à tous les groupes d’intérêt qui la constituent, de coexister pacifiquement, sans exclure ceux qui n’ont pas les moyens d’exercer des pressions pour se faire entendre et se défendre, et sans recourir à l’usage des armes. Il faut faire des compromis, mais sans exclure personne.
Pour que la coexistence pacifique soit possible (donc pour qu’il ne soit pas nécessaire pour aucun acteur de recourir à la violence), il faut que l’État permette (et même invite) toutes les catégories sociales porteuses d’intérêts différents, voire divergents, à établir des compromis entre eux et à les faire garantir par le pouvoir politique. C’est loin d’être le cas pour tout le monde au Chili.
Certains groupes sociaux n’ont pas besoin de manifester dans les rues. Ils forment des lobbys qui négocient directement avec les dirigeants politiques (et souvent les corrompent). C’est le cas notamment des patrons d’entreprises. Ils obtiennent ainsi ce qu’ils recherchent discrètement et efficacement. Par exemple, quand la présidente M. Bachelet voulut faire une réforme du régime fiscal pour obtenir des entreprises qu’elles paient au moins 25 % d’impôts sur leurs bénéfices, afin de permettre de financer sa réforme de l’éducation. Elle voulut supprimer la FUT (Fondo de utilidades tributarias) qui leur permettait de limiter leurs impôts à 5 %. Face à cette menace, les organisations patronales (comme la Confédération du patronat chilien : CPC) se mobilisèrent pour influer sur les résultats de la réforme fiscale : ils agirent sur tous ceux qui pouvaient défendre leur cause, menacèrent le pays de fuite des capitaux et de récession, firent de campagnes dans la presse et à la télévision. La réforme eut bien lieu, mais elle fut loin d’être « historique » comme la Présidente l’avait promis : les entreprises payèrent un peu plus d’impôts, mais la FUT ne fut pas supprimée.
D’autres groupes sociaux, par contre, ne peuvent rien obtenir sans occuper les rues et affronter la répression policière. Beaucoup l’ont fait, depuis les vingt dernières années : les enseignants, les lycéens, les étudiants, les dockers, les ouvriers forestiers, les pêcheurs, les paysans, les mineurs du cuivre, les femmes, les gens de maison (empleadas) Ceux-là ne sont entendus, parfois écoutés, parfois même obtiennent quelques concessions, que s’ils parviennent à mobiliser longtemps, plusieurs centaines de milliers de gens. Et, il faut bien le dire ainsi, s’ils parviennent à faire beaucoup de dégâts.
Enfin, d’autres groupes encore, même s’ils vont dans la rue et affrontent la police, n’obtiennent rien parce que ceux-là sont exclus, soit parce qu’ils ne sont pas capables de s’organiser (les trop pauvres, trop vieux, trop jeunes, trop malades…), soit parce que leur existence n’est même pas tolérée (les Mapuches et autres peuples originaires).
Avec le « mouvement sans nom » en cours depuis bientôt deux mois –, le peuple chilien semble avoir compris, cette fois, que, pour que ses dirigeants politiques et économiques tiennent compte de ce qu’il attend d’eux, il fallait.... tout casser ! Et ils ont presque tout cassé ! Comme l’ont fait aussi beaucoup d’autres avant eux ; et comme le font d’autres en même temps qu’eux : en Amérique Latine (Équateur, Bolivie, Colombie…), dans le monde arabo-musulman (les « Printemps arabes » depuis 2011) ; à Hong Kong ; et même en France (avec les Gilets Jaunes).
6- La gestion de l’intégration sociale : la collectivité doit socialiser ses membres (venus par naissance ou par immigration), afin que chacun d’eux y trouve sa place et dispose des ressources nécessaires pour remplir ses rôles sociaux, mais qu’il puisse aussi s’y épanouir et y être respecté comme personne. Il faut intégrer, mais en respectant les différences cultuelles et sociales.
Pour que l’intégration sociale soit possible, il faut que la collectivité offre à tous ses membres des ressources et du sens. Et ce ne sont pas surtout les ressources qui manquent au Chili (même si elles manquent aussi à certains).
Des Ressources
L’éducation, la santé, les emplois, l’argent, le logement sont les ressources indispensables pour s’intégrer dans une société. Avec le niveau de développement qu’il a atteint (grâce au capitalisme néolibéral), il serait parfaitement possible de donner ces ressources-là à tous les Chiliens. Mais ce n’est pas le cas, et pour beaucoup d’entre eux : d’abord, pour les peuples originaires (qui y ont droit, me semble-t-il plus que les autres parce qu’ils étaient là avant eux) ; ensuite, pour les nouveaux immigrés (Péruviens, Haïtiens, Colombiens, Vénézuéliens… qui ont pris le Chili pour un pays de Cocagne) ; aussi, bien sûr pour ceux des Chiliens exclus, surtout pour les nouvelles générations : ceux qui se sont endettés pour obtenir un diplôme universitaire et ne trouvent pas d’emploi qui leur permettrait de rembourser leur dette ; et plus généralement pour ces millions de jeunes hommes et femmes qui rêvent d’épanouissement personnel et qui sont fiers d’être nés et de vivre dans ce pays.
Du sens de la vie
C’est peut-être là un septième problème vital de la vie collective : pour qu’une collectivité survive, il faut que la vie, non seulement sociale, mais aussi personnelle, ait un sens aux yeux de celui qui la vit : il faut que la société dans laquelle chacun vit lui dise ce qu’il doit trouver bon, beau, vrai et juste, de faire, de dire, de penser, de ressentir, s’il veut mener une « vie bonne ». Or, la « vie bonne » aujourd’hui, au Chili, c’est quoi ? La première fois que je suis allé au Chili, en 1982, mon meilleur ami, Hernan Pozo, m’a dit cette phrase que je n’ai jamais oubliée : « Chile ha cambiado » (« le Chili a changé »). Il m’a clairement expliqué ce qu’il entendait pas là : les gens étaient en train de devenir des « individus CCC » (des Consommateurs, des Compétiteurs, et quelques années plus tard, ils étaient aussi des Connectés sur internet). Je dirais cela autrement : ils sont « aliénés par l’idéologie néolibérale ». Et il me semble que, parmi les innombrables conséquences de ce changement, il y a un double affaiblissement : celui du sens civique (le dégoût de la politique et la corruption) et celui du sens moral (le manque de respect pour le droit à la dignité des catégories sociales les plus dominées, notamment les femmes et les enfants). Le premier est bien connu : les jeunes ne croient plus en la démocratie, du moins en la démocratie parlementaire représentative, et la corruption gangrène l’État. Le second l’est aussi : parmi ceux qui devraient respecter le droit à la dignité, il s’en trouve qui le bafouent. Je pense aux scandales de pédophilie qui ont secoué l’Église catholique et des institutions importantes comme le SENAME ; je pense aussi à la domination que subissent les femmes (et dont elles semblent aujourd’hui se défendre elles-mêmes avec une énergie et une créativité remarquable).
Pour conclure
Le capitalisme néolibéral ne prospère que s’il vend (bénéfices commerciaux) et s’il gagne (intérêts financiers). Pour vendre et gagner, il doit « fabriquer » des consommateurs » (de biens, de services et d’argent). C’est ce que fait la classe gestionnaire chilienne. Et elle fait cela très bien : elle prospère ! Mais elle est complètement aveugle aux effets néfastes de son comportement sur les travailleurs, les consommateurs et l’environnement. La prétendue « responsabilité sociale et environnementale des entreprises » n’est qu’un discours idéologique, une pure façade qu’il faut bien soigner… pour continuer à vendre et à spéculer ! En langage sociologique, on dira : la classe mercantiliste néolibérale chilienne est plus dominante que dirigeante. Entendez : elle s’occupe plus de ses intérêts particuliers que de l’intérêt général. Quant aux dirigeants politiques, ou bien ils ont été activement complices de cette classe dominante, ils se sont corrompus et ils ont mal géré l’État, ou bien ils ont été maladroits et ont suscité des espoirs en faisant des promesses qu’ils n’ont pas pu tenir, ou que leurs successeurs ont invalidées ensuite. Bref, pour que la classe dominante et les dirigeants politiques s’occupent vraiment de l’intérêt général, il vaut mieux qu’ils y soient contraints par la force des mouvements sociaux des dominés.