L’Inde, si elle intrigue et fascine, interpelle surtout par les ambiguïtés qui la traversent. Cataloguée il y a deux décennies à peine comme l’un des pays les plus pauvres du monde, longtemps marginalisée sur la scène internationale, elle s’affirme désormais comme une puissance « brillante » et incontournable, au point que la banque d’affaire américaine Goldman Sachs prévoit qu’elle occupe le troisième rang économique mondial à l’horizon 2025.
Cette ascension, malgré les apparences, n’a rien de fortuit. Elle trouve ses fondements dans la période post-indépendance. Le modèle de développement instauré par Nehru a permis la constitution « en interne » d’un substrat économique et scientifique sur lequel le pays se repose encore. Ce système d’économie mixte qui attribue un rôle central à l’État a toutefois montré ses limites et a finalement été démantelé. Une politique de modernisation économique est alors entreprise dans les années 1980 et prend une tournure plus radicale au tournant des années 1990, sous la houlette du parti du Congrès. Elle conduit à une accélération significative de la croissance : d’un Hindu growth rate d’environ 3% dans les années 1980, l’Inde s’installe dans un régime de croissance parmi les plus forts au monde depuis les années 2000 - le deuxième en ordre d’importance parmi les membres du G20 [1].
Ce dynamisme tient au développement du secteur des services (en particulier informatiques) et à l’envol plus récent du secteur industriel (acier, automobile, pharmaceutique, produits pétroliers) qui bénéficie de la croissance du marché domestique, mais qui s’oriente aussi vers l’exportation.
Le regard que l’Inde a d’elle-même et la perception de l’Occident sur celle-ci ont évolué ces deux dernières décennies. Manmohan Singh ne s’était pas trompé, lorsqu’à l’aube des réformes dont il est à l’initiative, il annonce : « le monde doit comprendre que l’Inde a changé ». Depuis, l’ « éléphant indien » ne rougit plus lorsqu’on le compare à son voisin chinois. Si l’économie de ce dernier conserve une avance certaine (le PIB chinois est quatre fois supérieur à celui de son rival), l’Inde est désormais considérée comme un contrepoids sérieux, comme « l’autre géant asiatique ».
La dimension économique a certes joué un rôle considérable dans la reconfiguration de l’Inde, mais d’autres paramètres ont permis d’asseoir sa position de puissance émergente. Celle-ci se révèle notamment sous l’angle démographique. La population indienne, qui atteint aujourd’hui 1,2 milliard d’habitants, dépassera celle de la Chine dans une perspective de 20 ans, de sorte qu’elle pourra tirer profit de l’écart favorable qu’elle connaîtra entre ses actifs et inactifs. A cela, s’ajoute une diaspora de 2,5 millions de personnes, implantée majoritairement aux États-Unis dont l’influence géopolitique et économique apporte à l’Inde d’importants « retours sur investissement ».
Puissance nucléaire ensuite. Les autorités ont affiché leurs ambitions en procédant à plusieurs essais en 1998 et en opérant des choix stratégiques et militaires qui leur ont permis de se faire entendre dans le concert des grandes nations. Enfin, New Delhi a cherché à parfaire son image en rappelant, autant que faire se peut, son statut de puissance démocratique. L’impact diplomatique et les répercussions géopolitiques de cette situation singulière ont favorisé sa montée en puissance.
Pour autant, le consensus quasi unanime sur la « renaissance » (Racine, 2011) du pays ne doit pas occulter les contradictions et les paradoxes qui accompagnent son développement actuel. « L’exclusion massive est le talon d’Achille » (Bulard, 2007) de cette croissance à marche forcée. L’Inde a beau figurer aux premiers rangs des économies mondiales, 75% de sa population vit avec moins de deux dollars par jour. Si les Indian Institutes of Technology ont produit des générations d’entrepreneurs convoités à travers le monde, les taux d’analphabétisme et de scolarisation maintiennent l’Inde dans le bas des classements en termes de développement humain. Les succès de Bangalore et la prospérité de ses élites urbaines contrastent avec la crise de l’agriculture et le sort des masses paysannes laissées ostensiblement à la traîne.
Le pays a le vent en poupe et se distingue par ses performances économiques, mais la nouvelle voie tracée par les autorités s’accompagne, comme chez d’autres « émergents », d’un creusement des inégalités : entre riches et pauvres, entre États, entre villes et campagne. « L’Inde a quelque chose d’un hémiplégique, la société n’ayant jamais connu un tel clivage interne » (Jaffrelot, 2010). Cette forte croissance des inégalités sociales et géographiques est accentuée plus encore par une fragmentation historique de la société par castes et communautés religieuses.
Démêler la complexité de la réalité indienne n’est pas une mince affaire. Sans prétendre dresser un panorama exhaustif de l’Inde contemporaine, nous tenterons d’en dessiner les principaux contours en interrogeant trois représentations communément admises, qui ont trait à des domaines cruciaux du développement indien.
Tout d’abord, l’Inde aime à se présenter - et encore plus à être reconnue - comme « la plus grande démocratie du monde ». Lors des dernières élections de 2009, 714 millions de citoyens se sont rendus aux urnes pour renouveler la Lok Sabha (le Parlement). La tenue d’un scrutin libre témoigne sans conteste de la bonne santé démocratique d’un pays, mais cet élément ne valide pas à lui seul la prétention affichée par l’Inde. Dans cette première partie, nous tenterons de réaliser un bilan des avancées et des limites enregistrées sur ce terrain.
Le deuxième cliché ayant cours est celui du « miracle indien » qui s’est bâti sur une croissance économique phénoménale – plus de 8% par an depuis 2003 (sauf en 2008). La « traversée météorique » (Cerium, 2010) de la crise et les perspectives d’évolutions favorables ne semblent pas démentir cette vision. Toutefois, plusieurs menaces hypothèquent la poursuite de cet envol et pourraient être à l’origine d’un renversement de vapeur si l’État n’y prête attention. En premier lieu desquelles, figure la dynamique de concentration de la richesse et la persistance d’une pauvreté massive. Les « dommages collatéraux », sociaux et environnementaux, d’une croissance soutenue apparaissent désormais – et c’est un fait plus récent – comme des « goulots d’étranglement » (Jaffrelot, 2008) de l’économie indienne. Le développement asymétrique de l’Inde a généré un climat social explosif qui met en péril la stabilité politique, tout autant que les ambitions démocratiques du pays.
Enfin, la troisième conception qu’il conviendra d’interroger est celle qui hisse le pays au rang de « superpuissance » asiatique et mondiale. L’Inde a redéfini sa politique étrangère, en particulier depuis les réformes des années 1990. Sans désavouer totalement ses idéaux passés, elle fait preuve de davantage de réalisme (realpolitik). New Delhi oscille ainsi entre affirmation nationale et pragmatisme diplomatique, indépendance d’action et efforts d’intégration. La politique extérieure est devenue un instrument que New Delhi manie avec art et – et parfois cynisme – pour atteindre ses rêves de puissance. Trois axes majeurs témoignent d’un changement de cap : le rapprochement avec les États-Unis, la prise en compte du voisinage asiatique et la coopération Sud-Sud avec les pays émergents et en développement.
L’Inde : la plus grande démocratie du monde ?
La Constitution et le pari démocratique
Dès son indépendance en 1947, l’Inde use de ce superlatif, en raison du nombre record de ses citoyens et du principe démocratique qui prévaut dans sa Constitution. Le pari était osé pour Nehru, figure emblématique du mouvement pour l’indépendance. Il hérite en effet d’un pays traumatisé par la « partition » [2]. Les violences intercommunautaires ont fait des centaines de milliers de morts et des millions de déplacés. Le choix de la démocratie pour administrer un pays neuf, multiethnique, tiraillé par les problèmes internes – notamment l’intégration des anciens États princiers – n’avait rien d’une évidence.
Dès les débuts de l’Union indienne, les « pères fondateurs » ont opté pour la création d’un État fort, centralisé mais ancré dans une tradition démocratique. Au lieu d’écraser la diversité au nom de l’unité ou de l’intégration nationale, ils ont érigé le principe du pluralisme comme valeur constitutive de la nation. Pour l’encadrer, ils ont adopté le fédéralisme comme système de gouvernance. Cette « Union des États », composante essentielle de la Constitution, a permis de désamorcer les revendications identitaires (linguistiques, culturelles, religieuses) et les prétentions séparatistes, créant ainsi un modus vivendi satisfaisant.
Autre pilier de ce texte fondateur : le droit de vote universel pour les adultes. Entre les premières élections libres de 1951 et celles de 2009 qui élisent les membres du 15e parlement, la démocratie parlementaire n’a jamais été mise en cause. Une entorse toutefois à cette règle : les deux années de l’« état d’urgence » (1975-1977), au cours desquelles Indira Gandhi suspend les règles de fonctionnement démocratique. Les taux de participation s’élèvent progressivement au fil des scrutins, notamment dans la tranche de la population pauvre, illettrée et traditionnellement non politisée. Ce ralliement des masses exclues à la chose publique a pour effet de pousser progressivement « leurs » candidats au sein de l’assemblée. A mesure que le Parlement indien se popularise – se démocratise –, l’élite urbaine, instruite, anglophone et issue des hautes castes s’en désintéresse, au profit de la sphère économique et privée.
Une démocratie « congressiste » et conservatrice
La trajectoire de la démocratie indienne est liée, au point de se confondre à ses débuts, au « système congressiste ». Ce régime politique tire son nom du Congrès national indien. A l’origine, parti de masse à la tête de la contestation anticoloniale, il devient un parti de gouvernement – l’ « État-Congrès » –, qui domine sans partage ni discontinuité la scène politique indienne de 1947 à 1977. Le succès de longévité et la stabilité de ce « règne » tiennent au fait que cette formation politique repose sur un puissant réseau de notables conservateurs, issus principalement de trois milieux : l’intelligentsia - à l’image de Nehru, lettré, issu de la caste des brahmanes -, les propriétaires fonciers qui dominent une myriade de petits paysans aux votes acquis et enfin, les milieux d’affaires, précieuses mannes financières au moment des campagnes.
Paradoxalement, ce sont ces élites, issues pourtant du haut de la hiérarchie de caste et de classe, qui ont implanté et veillé à la reproduction d’un système politique démocratique, mais en veillant toutefois à la défense de leurs intérêts. Cette complicité entendue entre puissants et la pratique répandue du clientélisme ont conféré une dimension formelle et conservatrice à la démocratie, qui s’éloigne des idéaux progressistes de la Constitution. La persistance de rapports de dépendance et de domination a constitué un frein sérieux aux projets de réformes ambitionnés par Nehru, en particulier son volet agraire. Une distorsion trop grande existait entre les discours socialistes des ténors du parti et les pratiques conservatrices des chefs de faction ancrés au niveau régional.
Avancées et limites de l’alternance
A partir de la fin des années 1970, la suprématie du Congrès s’effrite. Le parti ne parvient plus à « coaliser les extrêmes » (Jaffrelot, 2006) et à attirer les voix de groupes par trop hétérogènes. Il enregistre une première défaite aux élections législatives qui fait entrer le pays « dans le cercle restreint des démocraties à alternance » (Idem). Cet élément qui témoigne a priori du bon état de santé de la démocratie indienne, doit toutefois être tempéré. La coalition formée entre les forces d’opposition a le mérite d’avoir fait vaciller le premier parti, en respectant les règles du jeu électoral. Néanmoins, les divergences irréconciliables de ses membres mettent en échec la tentative d’alternance. Jusqu’au tournant des années 2000, plusieurs gouvernements de coalition se succèdent, mais sans jamais parvenir à atteindre le terme d’une législature et sans proposer une alternative sérieuse et cohérente ; ce qui plonge l’Union dans une période d’instabilité politique.
Le Congrès tente de se trouver un second souffle dans les années 1980 et développe des tactiques électorales qui vont se révéler contre-productives. Il attise les mécontentements et réveille les tensions séparatistes, notamment des Sikhs au Punjab en renforçant l’interventionnisme de l’État central et en réprimant les mouvements autonomistes. Il exacerbe aussi les tensions intercommunautaires entre hindous et musulmans, en remettant en cause le principe du sécularisme inscrit dans la Constitution et défendu par le parti depuis l’indépendance. A l’exigence d’impartialité - cette attitude de reconnaissance et de bienveillance de l’État - envers toutes les religions, le Congrès prend de plus en plus fait et cause pour la culture du plus grand nombre, notamment dans l’affaire controversée d’Ayodhya, cette ville sainte écartelée entre hindous et musulmans.
Cette « communalisation du jeu politique » (Jaffrelot, 2006) dessert le Congrès et ouvre la voie aux nationalistes hindous du Bharatiya Janata Party (BJP) qui occupent le pouvoir de 1998 à 2004. Deuxième formation politique et principale force d’opposition, le Parti du peuple indien perce à la fin des années 1980 en « sautant dans le ‘train’ d’Ayodhya » (Gauffin, 2006).
Le BJP doit son succès à deux principaux facteurs. D’une part, un discours populiste et xénophobe qui surfe sur la vague de ferveur religieuse du groupe majoritaire. Les hindouistes estiment en effet incarner la nation – environ 80% de la population est hindoue – et prônent une uniformisation culturelle du pays en reléguant les autres « minorités » (les musulmans sont 160 millions et la troisième communauté en importance à travers le monde après le Pakistan et l’Indonésie…) à un statut de second ordre. D’autre part, le parti du peuple profite de l’indignation populaire contre la corruption au sommet de l’État et joue la carte de l’intégrité, qui tranche avec les luttes de factions et les pratiques corrompues du Congrès. Le BJP récolte ainsi les votes des castes supérieures de la classe moyenne urbaine, qui voient en lui un acteur politique capable de promouvoir une Inde forte, soucieuse de ses intérêts.
Recomposition de la scène politique : exacerbation des identités ethniques et régionales
A la fin des années 1990, l’instabilité parlementaire handicape la vie politique et économique. Des formations hétéroclites alternent au pouvoir, mais échouent successivement. Le pays est amené à voter à cinq reprises au cours de la décennie. Les partis nationaux sont sur le déclin et voient leur pouvoir d’attraction chuter. En réaction, le système de partis et l’électorat se fragmentent sur base des identités régionales et ethniques qui sont étroitement liées - les États étant souvent associés à une ou plusieurs castes dominantes. Toutefois, la multiplication des partis régionaux et la montée en puissance politique des basses castes permettent paradoxalement de stabiliser le régime politique en place.
S’ouvre alors l’« ère des coalitions ». Les deux grands partis se résignent à ce mode de fonctionnement et nouent des alliances pré-électorales. Le Congrès forme l’United Progressive Alliance (UPA) et le BJP, la National Democratic Alliance (NDA). Cette évolution force les deux formations à dévoiler plus explicitement leur programme. Elles doivent s’exposer en définissant leurs priorités. Pendant des décennies, l’idéologie congressiste a été floue et mouvante. Elle épousait les évolutions de la société, reflétait les luttes de faction. Elle a ainsi été tour à tour socialisante, populiste, autoritaire ou ultralibérale. Désormais, les enjeux sont plus lisibles pour l’électeur. De manière simplifiée : néolibéralisme et nationalisme hindou pour la NDA ; sécularisme, multiculturalisme et capitalisme d’État pour l’UPA.
En 2009, le Congrès emporte les élections et reprend la main. Les personnalités de Sonia Gandhi et de Manmohan Singh ainsi que les « votes sur enjeu » (Jaffrelot et Verniers, 2009), c’est-à-dire l’évaluation des politiques publiques, ont certes contribué à une légère progression du parti, mais plus encore, son succès tient aux évolutions et à la nouvelle configuration de la scène politique indienne. Cette victoire ne témoigne pas d’un retour en force du Congrès national indien, mais de la poursuite d’un processus de fragmentation du jeu politique.
Les partis régionaux, souvent identifiés à une caste, s’illustrent d’ailleurs en récoltant plus de 50% des voix, soit plus que le Congrès et le BJP réunis. « Les États sont [plus que jamais] devenus ‘le’ lieu où les choix politiques se font » (Yadav et Palshikar, 2008). La vraie réussite du Congrès a donc été de tirer profit du jeu des alliances pré-électorales. Elle a bénéficié également des effets de distorsion du système électoral majoritaire à l’indienne, c’est-à-dire de cette disproportion qui existe entre le pourcentage de votes valides obtenus et le nombre des sièges au Parlement [3].
Dépasser les contradictions du système démocratique
Le système politique indien a démontré à plusieurs niveaux qu’il possède des attributs de la démocratie – élections libres, stabilité du régime, multipartisme, jeu respecté de l’alternance ainsi que des contre-pouvoirs effectifs. Ces performances démocratiques sur le terrain politique masquent toutefois une société qui reste inégalitaire et hiérarchisée, malgré des progrès accomplis en termes d’intégration.
La Constitution indienne était pourtant prometteuse. Elle posait les bases d’une démocratie sociale. Elle prônait la justice sociale, économique et politique et l’égalité des citoyens. Elle abolissait officiellement l’intouchabilité et condamnait toutes formes de discriminations, dont celles fondées sur la caste et la religion. Or, le système politique indien s’est détourné de ces principes fondateurs pour se reposer sur une structure inégalitaire et la maintenir. La stratégie institutionnelle du « refus de voir la caste » a permis d’enraciner un statu quo social et a interdit implicitement toute remise en cause de la problématique, du moins jusqu’au récent débat sur le recensement de 2011 (lire l’article de Satish Deshpande et Mary E. John dans cet ouvrage).
Pour faire bonne figure et atténuer les effets les plus excluants du système, les gouvernants britanniques et ensuite indiens avaient très tôt, dès la fin du 19e siècle, introduit des mesures de discrimination positive, afin de donner une éducation aux intouchables et de réserver des places dans la fonction publique, ainsi que dans les assemblées élues. A l’indépendance, le Congrès a systématisé les quotas et les a rendus proportionnels à leur poids démographique – environ 15%. Cette transformation de la société décidée à l’initiative des élites ne menaçait toutefois pas de faire basculer l’édifice social et politique, en raison de la faiblesse démographique et économique des intouchables.
L’essor des OBC (les Other Backward Classes ou « autres classes ‘arriérées’ ») témoigne quant à lui d’une ampleur et d’une dynamique nouvelle. Cette catégorie est située au-dessus des intouchables et est composée essentiellement des shudra, qui avaient vocation à servir les Forward Castes et à les nourrir. Ils regroupent les castes de cultivateurs et d’éleveurs qui composent la majorité de la population indienne. Après des mobilisations massives et une résistance farouche de la part des hautes castes opposées à la remise en cause d’un ordre sociopolitique qu’ils dominent depuis toujours, le gouvernement décide en 1990 de finalement suivre les recommandations de la commission Mandal [4]. 27% des postes de la fonction publique sont désormais réservés aux OBC, auxquels s’ajoutent 17% consacrés aux intouchables (castes répertoriées ou dalits) et sept aux aborigènes (tribus répertoriées ou adivasis).
L’élargissement des quotas à la moitié de la population indienne a coupé l’herbe sous le pied des hautes castes. Les postes de l’administration ont cessé d’être leur chasse gardée et se sont ouverts progressivement aux pans de la population qui en étaient exclus. La mise en œuvre de politiques volontaristes a ainsi joué un rôle d’ascenseur social et permis un renouvellement au sein de la fonction publique. Le même phénomène s’est observé dans les assemblées élues. Le contexte de polarisation sociale a contribué à la formation et au succès grandissant des partis de basses castes et des intouchables. A partir des élections de 1991, les intouchables et les OBC votent en nombre pour « les leurs » et non plus pour les notables des hautes castes, dans une logique de patronage chère au parti du Congrès. En 2004, les basses castes représentent 25% des votes, soit cinq fois plus qu’en 1952, tandis que les hautes castes réduisent leur influence de moitié sur la même période (33% en 2004).
A ces deux niveaux – fonction publique et représentativité politique –, la caste a joué un rôle de levier qui a contribué paradoxalement à démocratiser la société (Jaffrelot, 2005). Les masses dominées se sont mobilisées en se constituant en « groupes d’intérêt » (Naudet, 2010) et ont été les acteurs principaux d’un processus de transformation radicale de la société. Les rapports verticaux de domination entre castes ont cédé progressivement la place à des rapports plus horizontaux de concurrence opposant caste contre caste. La « castéisation » des pauvres, contradictoire a priori avec les principes égalitaristes d’une société démocratique, semble dans le cas indien, avoir été une condition nécessaire à leur essor. Les intouchables ont usé de leur « ethnicité » comme instrument d’intégration. Cette affirmation identitaire croissante depuis la fin des années 1980 a constitué un outil pour revendiquer une société plus juste, dans laquelle ils seraient reconnus culturellement et intégrés socialement aux côtés des autres composantes.
Les nouveaux enjeux de l’appartenance de caste
Les politiques de quotas ont permis de corriger certaines inégalités, mais des travers et contradictions ont accompagné leur mise en œuvre. Les recommandations de la commission Mandal en faveur d’un élargissement des mesures de discrimination positive se sont fondées sur le critère de la caste pour évaluer le social backwardness. Le statut a constitué le critère déterminant pour définir la population cible des programmes sociaux et des politiques publiques. Or, si les catégories de caste et de classe se recoupent, elles ne se confondent pas pour autant. Les hautes castes ne riment pas toujours avec les classes supérieures et inversement, des intouchables ont accédé à la classe moyenne. Certes, la superposition caste-classe reste dominante, en particulier au bas de la pyramide, ainsi que dans les campagnes où les changements se font peu ressentir, mais les lignes de clivage n’en ont pas moins évolué en raison de l’évolution du contexte socioéconomique et de la politique des places réservées.
Plusieurs effets indirects découlent de l’imperfection des mesures et du « brouillage des lignes » (Jaffrelot, 2005). Tout d’abord, les strates supérieures des castes répertoriées - les creamy layer - sont injustement favorisées par les politiques de reservation, alors que des Indiens pauvres issus des hautes classes en sont exclus, car appartenant à un groupe social considéré comme non prioritaire. Par ailleurs, les bénéficiaires des quotas qui parviennent à s’extraire de la pauvreté et à accéder à un statut de salarié entretiennent une relation ambivalente avec leurs camarades de caste. La solidarité de classe joue parfois davantage que celle de caste. Ainsi ceux qui ont bénéficié de l’ascenseur social ne le renvoient pas pour autant. Enfin, cette politique catégorielle conduit à une fragmentation, à une ethnicisation de l’électorat qui est largement exploitée par les partis. La cooptation reste une pratique courante, même si les termes du rapport entre politiques et pauvres ont évolué.
La référence à l’appartenance de caste, on le voit, ne faiblit pas et continue à jouer un rôle surdéterminant dans l’organisation de la société indienne. Toutefois, l’interprétation qui en est faite a considérablement évolué. La caste n’est plus perçue en termes statiques et ne s’agence plus de façon hiérarchique. Au contraire, elle est construite de façon dynamique, dans un jeu d’actions et de réactions entre les différents groupes d’appartenance. Ces interactions sont certes conflictuelles, mais témoignent d’une concurrence nouvelle entre castes due aux enjeux socioéconomiques et à la lutte pour le pouvoir.
De manière générale, cette transformation de fond de la société, qui se traduit par l’émancipation des basses castes et l’éclatement d’un ordre sociopolitique longtemps verrouillé, s’est opérée avec finalement peu de heurts au regard des avancées obtenues. Les hautes castes se sont retirées progressivement, avec certes des réticences et des manifestations d’étudiants brahmanes en 1990, mais qui ont semblé étonnamment « accommodantes » face à la perte de leurs « droits et prérogatives » historiques sur les postes dans la fonction publique. Ce pas de côté ne doit pas être compris comme un abandon de la part de l’élite dominante. Bien au contraire. Cette dernière a simplement trouvé meilleure chaussure à son pied. En effet, à cette époque, l’Inde opère un virage en termes économiques. Elle renonce au système socialiste à la Nehru et s’engage dans les réformes néolibérales de concert avec le FMI. Les élites qui peuplaient autrefois l’État quittent le navire et s’engagent dans les entreprises privées, au sein desquelles les perspectives de gains sont sans comparaison avec le traitement du secteur public (Jaffrelot, 2006a).
Cette phase de transition que l’Inde connaît sur le plan politique a donc été rendue possible, ou à tout le moins facilitée, par les transformations concomitantes opérées au niveau économique.
Le « miracle économique » de l’Inde
L’Inde indépendante opte pour la voie de l’économie mixte. Pendant un demi-siècle, secteurs publics et privés cohabitent, Nehru attribuant toutefois à l’État un rôle premier et incontournable. Le pays bâtit alors les structures de son économie qu’il veut équilibrée et autonome. Les limites de ce modèle précipitent cependant une vague de réformes destinées à libéraliser l’économie.
Le socle de l’économie indienne
En 1947, l’Inde possède déjà un vrai tissu industriel, constitué grâce au dynamisme et à l’esprit d’entreprise de quelques familles (notamment les Tata, les Birla, etc.). Certains de ses pionniers sont animés par l’esprit de libération nationale et jouent un rôle de premier plan dans le mouvement pour l’indépendance. La classe politique et celle des affaires se côtoient donc et leurs intérêts et influences respectives les poussent au compromis une fois l’indépendance acquise.
Dans les premières années, l’État conserve l’exclusive sur plusieurs domaines considérés comme stratégiques, mais joue le jeu de la participation avec le privé dans d’autres secteurs. Au milieu des années 1950, Nehru renforce le rôle de l’État et contraint les entreprises privées à tenir compte « des impératifs du développement du pays et non l’inverse » (Milbert, 2006). Pour ce faire, les autorités développent deux outils destinés à orienter la politique économique et à encadrer son exécution.
La commission de planification est une instance puissante, parfois décrite comme un « super cabinet ». Les premiers plans quinquennaux œuvrent au renforcement du secteur public et mettent l’accent sur l’industrialisation rapide du pays. L’investissement public se concentre sur la création d’industries de base et sur les infrastructures, qui sont autant de signes de puissance. Dans le même temps, le développement des campagnes est relégué au second plan, dans un pays qui compte alors quelque 600 000 villages et où la pauvreté est essentiellement rurale.
Le Licence Raj est l’autre levier du système d’économie mixte. Malgré les nationalisations, l’État ne tourne pas complètement le dos au privé, auquel il concède certaines marges. Ses activités sont toutefois assorties de puissants garde-fous, sous la forme d’un ensemble complexe de licences et d’autorisations. C’est le règne du permis. L’État est en effet soucieux de bâtir les structures d’une économie indépendante et veille à répartir les ressources de façon cohérente en conformité avec le Plan. Il conserve donc la haute main sur les orientations et les décisions à prendre, relatives à la fixation de quotas et à la diversification de la production. Toute demande est soumise à l’administration, ce qui lui confère un poids indéniable qu’elle ne sera pas toujours à même d’assumer. Les lenteurs bureaucratiques et les pratiques de corruption y étaient - et sont encore - monnaie courante.
Succès et revers de la stratégie indienne de substitution aux importations
Soucieux de son autonomie et de sa souveraineté, New Delhi promeut une stratégie de développement qui repose sur un régime de substitution aux importations, comme moteur de la croissance. Elle s’accompagne d’une politique protectionniste, avec la mise en place d’un système de quotas d’importation, de droits de douane et de pics tarifaires prohibitifs. Dans cette logique, le gouvernement n’autorise à importer que ce qui ne peut être produit sur le sol indien. L’idée à terme est de remplacer les biens autrefois importés par des biens made in India.
Les gouvernants témoignent par ailleurs d’une aversion grandissante envers les multinationales, qui s’explique en raison du contexte politique interne et externe. Le summum de cette méfiance est atteint sous Indira Gandhi, lorsque son gouvernement promulgue une loi réduisant de 51% à 40% la participation des filiales de toute compagnie étrangère dans le capital d’une entreprise indienne. Shell, Coca Cola, IBM, Caltex plient alors bagage.
Cette stratégie de développement a permis certaines avancées. Sur le plan industriel d’abord, ces trois décennies ont doté le pays d’une infrastructure (complexes industriels, nouvelles villes, système ferroviaire, etc.) et d’une base économique qui s’est formée à l’abri de la concurrence internationale. Sur le plan agricole ensuite, les autorités engagent le pays, malgré la frilosité des débuts, dans une « révolution verte ». Deux années de sécheresse en 1965 et 1966 pressent en effet les autorités à plus d’investissements. Cette politique a pour bénéfice de mener le pays en quelques années à l’autosuffisance alimentaire, mais au prix d’inégalités entre les régions et de drames écologiques que le pays paie aujourd’hui encore.
Enfin, le système socialisant à la Nehru a permis d’atténuer la croissance des grandes inégalités sociales et géographiques qui explosent avec la libéralisation de l’économie. Les principes et mécanismes de l’économie mixte montrent toutefois les limites de celle-ci, notamment en raison de sa résistance à promouvoir les exportations. En effet « le retard technologique, l’absence de compétitivité, la sous-utilisation des capacités industrielles ou les goulots d’étranglement dans la production, (…) s’expliquent directement par l’absence d’ouverture vers l’extérieur » (Milbert, 2006).
Aussi, la stratégie indienne de substitution aux importations n’a-t-elle pas atteint les résultats escomptés. La croissance n’a pas décollé et stagne autour de 3%, un taux caractérisé ironiquement de Hindu rate of growth. L’économie indienne subit ensuite plusieurs chocs : deux mauvaises moussons, la dévaluation de la roupie en 1966 et les chocs pétroliers des années 1970. À partir du début des années 1980, le gouvernement de Rajiv Gandhi (1984-1989) tente de réagir. Pour importer la technologie nécessaire à son développement industriel et assurer son approvisionnement en énergie, le pays doit impérativement promouvoir ses exportations, sources de précieuses devises. Il desserre alors prudemment le contrôle qui pèse sur l’activité économique pour donner une impulsion à la croissance et à l’investissement. Certains progrès sont enregistrés, mais l’inflation est galopante et le déficit se creuse de façon inquiétante. L’Inde vit alors « à crédit ». L’endettement croît. En 1990, le service de la dette représente 27,7% du PIB.
Ces déséquilibres structurels pèsent sur les budgets et fragilisent l’économie, à un point tel que New Delhi se révèle incapable d’absorber le choc d’une nouvelle crise à l’aube des années 1990, découlant de l’instabilité politique interne et externe (guerre du Golfe, effondrement de l’URSS qui entraîne la perte du partenaire économique et de l’allié politique et militaire). Dans ce contexte, le pays fait face à une crise des paiements. En juin 1991, les réserves de devises ne permettent plus que quinze jours d’importation. Le pays est au bord de la faillite.
Virage néolibéral
Le gouvernement amorce alors un virage dans sa stratégie économique et adopte un programme de réformes structurelles, financé - et donc conditionné - par le FMI et la Banque mondiale. Manmohan Singh, économiste et technocrate, est désigné ministre des finances. A la tête d’un cercle restreint de hauts fonctionnaires et de quelques industriels et économistes, il amorce en toute « discrétion » – attitude destinée à prévenir toute opposition nationaliste et populaire – le processus de libéralisation économique. Une « convergence de vue » (Etienne, 2006) s’opère entre les instances internationales et les réformateurs sur la voie à suivre. Les mesures que Manmohan Singh entreprend, sans faire table rase du passé, remettent en cause structurellement le modèle d’économie mis en œuvre par Nehru et ses successeurs. Elles conduisent à une dérégulation interne de l’économie et à son ouverture graduelle vers l’extérieur.
D’un point de vue interne, les deux principaux outils et « symboles » du modèle nehruvien sont démantelés. La commission du plan ne disparaît pas, mais son fonctionnement est complètement repensé. Dans l’industrie, le système des licences est progressivement aboli. Le secteur privé domestique est autorisé à produire « ce qu’il veut », sans restriction. Le substrat entrepreneurial, qui existe de longue date, donne désormais libre cours à ses ambitions et joue un rôle moteur dans le dynamisme croissant de l’économie. Les entreprises publiques sont légèrement restructurées, mais le processus de privatisation prévu dans la foulée des réformes n’aboutit pas en raison d’une forte opposition.
L’ouverture de l’économie sur l’extérieur se traduit quant à elle par plusieurs mesures. La roupie est dévaluée, les barrières tarifaires et les droits de douane réduits et les quotas d’importation pour les biens de consommation progressivement abolis. La compétitivité de l’Inde sur les marchés s’accroît. L’ouverture à l’économie mondiale est amorcée mais « avec lenteur et modestie » (Kohli, 2010). Le gouvernement central et ceux des États attirent peu à peu de nouveaux investissements privés, nationaux et étrangers. Ils tentent de séduire les sociétés multinationales par des avantages fiscaux et par les compétences et le bas coût de sa main-d’œuvre.
Des zones économiques spéciales sont créées au début des années 2000 sur les côtes ouest et sud, bien dotées en infrastructures. Un changement de cap s’opère. D’un système d’économie mixte à caractère protectionniste et dirigiste, l’Inde se convertit à l’économie de marché et à un modèle de développement « pro-affaires », propice à la concentration des richesses et du pouvoir (lire à ce sujet, l’article de Kohli dans cet ouvrage).
La success story du développement indien reste ainsi la réalité d’une minorité de privilégiés. A peine 10% des Indiens accèdent au statut envié de « nouvelle classe moyenne ». En revanche, entre 300 et 400 millions de personnes sont restées à l’écart de l’« extraordinaire » émergence du pays et survivent avec moins de 1,25 dollar par jour. Fracture sociale donc, mais fracture géographique aussi. Le taux et le rythme de croissance varient désormais sensiblement selon les régions. Le Nord-Est qui comprend les États du Bihar, de l’Uttar Pradesh, du Madhya Pradesh et de l’Orissa est caractérisé par des taux élevés de pauvreté et une croissance faible. Le rapport est inversé pour les États du Sud (Karnataka, Tamil Nadu) et de l’Ouest (Maharashtra, Gujarat, Punjab) considérés comme attractifs et en plein essor. Les « conditions économiques initiales » (Kohli, 2010) résultant des politiques de développement antérieures et la qualité variable des différents gouvernements constituent les facteurs déterminants de cette « répartition ».
Ère post-réformes
Les réformes engagées ont produit des effets à plusieurs niveaux. La croissance est stimulée et constitue l’une des meilleures « performances » parmi les pays en développement : 6% de moyenne pour la décennie 1990 et 8% à partir de 2003. Les exportations, qui constituaient un point faible de l’économie au cours de la période antérieure, augmentent substantiellement, grâce aux efforts consentis pour améliorer la qualité et diversifier les produits, mais aussi, grâce à la multiplication des échanges avec les pays de l’Est asiatique.
Delhi entame en 1992 sa Look East Policy et tente de tisser des liens avec les « petits dragons » d’Asie du Sud-Est. Certains secteurs clés de l’économie se distinguent et offrent une image de dynamisme. L’industrie pharmaceutique, la joaillerie, l’automobile élèvent ainsi leurs prestations pour s’offrir de nouveaux débouchés vers l’exportation. Malgré ces différents efforts, la part du sous-continent dans le commerce international reste faible (0,8% en 2003).
La spécificité de l’essor indien tient surtout à la croissance vertigineuse de ses services. Le pays se pose désormais en leader mondial dans des secteurs de pointe comme l’informatique. L’Inde joue de ses atouts pour développer le software, les activités de back office et répond à la demande croissante de service d’externalisation - outsourcing - dans ces domaines. La « Silicon Valley » indienne acquiert une renommée internationale.
Aux États-Unis, les emplois sont déclarés bangalore-d lorsqu’ils sont délocalisés en Inde. Ce pôle technologique est représenté comme la « capitale de la réussite indienne » (Raffoul, 2007). « Le poids du high tech dans l’essor économique de l’Inde explique que le secteur des services ait progressivement pris l’avantage sur les autres, pour finalement représenter plus de la moitié du PNB avec un taux de croissance supérieur à 10% l’an depuis les années 1980. Les services tirent dès lors la croissance indienne, faisant de l’Inde un pays postindustriel avant d’avoir été industriel ! » (Jaffrelot, 2006).
La structure de l’économie indienne est en effet singulière. Le PNB est composé à hauteur d’environ 55% par les services, 25% par l’industrie et 20% par l’agriculture. Les services perdent cependant un peu de terrain, au bénéfice de l’industrie qui améliore la qualité de sa production, pour capter un marché domestique en pleine expansion. Le pouvoir d’achat d’une classe moyenne certes minoritaire, mais colossale en chiffres absolus, pourrait ainsi faire évoluer le modèle de « délocalisation », caractéristique des débuts de l’intégration de l’Inde au marché globalisé, vers un modèle de « relocalisation » (Cerium, 2010).
Le développement sans précédent du marché intérieur a permis aussi de réduire la dépendance du pays par rapport à l’étranger. Il est ainsi moins exposé aux exportations qui représentent environ 15% de son PIB. Au pire moment de la crise, les entreprises indiennes ont ainsi peu accusé l’impact de l’effondrement de la demande des consommateurs des pays industrialisés. Avec une croissance repartie à la hausse, l’Inde est même en bonne position pour attirer de nouveaux investisseurs étrangers.
La percée fulgurante de l’Inde entamée au tournant des années 1990 ne semble pas faiblir malgré le séisme provoqué par la crise mondiale. Le pays poursuit ses ambitions de croissance à deux chiffres et d’expansion à long terme. Toutefois, des problèmes de fond subsistent et mettent en péril tant la « viabilité » d’une croissance exponentielle que la légitimité démocratique d’un pays frappé par les inégalités.
Défis de demain
L’Inde est tout d’abord confrontée à plusieurs faiblesses structurelles de son économie qui sont autant de freins à sa montée en puissance. Le pays souffre d’un déficit d’infrastructures en matière de transport, d’approvisionnement énergétique ou de réseaux de distribution d’eau. L’émergence par les services, en particulier informatiques, n’exigeait pas des réseaux routiers ou ferroviaires très développés, au contraire de l’industrie dont l’essor en dépend.
Selon le ministre des transports Kamal Nath, « la croissance a précédé le développement des routes, des autoroutes, l’approvisionnement en électricité, etc. Si l’on veut continuer sur notre lancée d’une croissance soutenue, ce fossé doit être comblé. Or, à l’heure actuelle, pour ce qui est des infrastructures, nous ne travaillons pas pour l’avenir mais pour combler notre retard. L’Inde perd environ deux points de croissance par an en raison de la défaillance de ses infrastructures » (Calle, 2011).
Les autorités gouvernementales ont saisi l’enjeu de cette contradiction et ont prévu de doubler les dépenses en matière d’infrastructure en y consacrant 1000 milliards de dollars pour la période allant de 2012 à 2017.
A l’heure des réformes, les dirigeants indiens ont par ailleurs totalement négligé les campagnes et minimisé les crises auxquelles le monde agricole était confronté. A présent, de l’aveu même de Manmohan Singh, la crise que connaît l’agriculture est grave. Plusieurs effets combinés font que la production agricole est à bout de souffle et décroche face à la croissance démographique continue.
Tout d’abord, la densification des campagnes et la réduction des terres cultivées entraînent un morcellement croissant de l’agriculture. La majorité des exploitations couvrent moins d’un ou deux hectares de terre. Ensuite, les infrastructures adéquates telles que les routes, les systèmes d’irrigation, les lieux de stockage, les chaînes de froid, les circuits de distribution font défaut et mènent à la perte d’une partie de la production. Le climat et les moussons ont pour leur part des effets aléatoires qui peuvent être terriblement dévastateurs.
Enfin, les effets environnementaux et sociaux de la « révolution verte » [5] se sont faits cruellement ressentir : chute des rendements et pollution des sols, baisse des nappes phréatiques et perte de la biodiversité, hausse des coûts de production - notamment des intrants - dans un contexte de volatilité des prix des matières premières. Acculés, les petits propriétaires ont du contracter de nouveaux crédits, devenus denrées rares, auprès de créanciers sans scrupule. La spirale de l’endettement et les conséquences de la crise agraire ont fragilisé plus encore les conditions d’existence et poussé certains fermiers aux dernières extrémités. 200 000 paysans ont ainsi mis fin à leur jour entre 1997 et 2008.
L’agriculture est sans conteste le parent pauvre du développement indien. Dans les années 2000-2007, alors que l’industrie et les services affichent plus de 9 points de croissance et concentrent tous les efforts publics, l’agriculture reste à la traîne avec un taux de 2%. En 2009 et 2010, il n’atteint plus que 0,2%. Un résultat nettement insuffisant alors que l’économie, mais surtout la population est largement tributaire de l’agriculture. Aujourd’hui, elle fait encore travailler 60% de la population active (Jaffrelot, 2010).
La petite paysannerie a été doublement malmenée par la vague de réformes. D’une part par l’État qui a retiré ses aides et démantelé les structures d’appui. Avant la crise de 1991, les engrais chimiques, l’irrigation, les crédits à la production, l’électricité rurale étaient encore largement subventionnés. D’autre part, par la libéralisation des échanges agricoles qui l’a marginalisée encore davantage. Aujourd’hui, la production vivrière est en chute libre, la sécurité alimentaire n’est plus assurée et les conditions paysannes sont au plus bas. Appauvris et endettés, les paysans en sont réduits à céder leur terre ou leurs bras aux plus offrants (grands propriétaires, entreprises agro-industrielles) et participent ainsi à la « consolidation des exploitations » (Landy, 1995) voulue par le gouvernement qui consiste à inverser le mouvement de fragmentation des terres, dans le but de créer une agriculture d’entreprise tournée vers l’exportation.
Dans ce contexte, des mouvements de contestation paysanne se sont progressivement structurés. Certains, comme Ekta Parishad (lire l’article de P. Jha dans cet ouvrage), ont usé des principes démocratiques et de non-violence pour revendiquer l’accès à la terre et l’application d’une juste réforme agraire, et pour dénoncer les conditions d’existence de millions de familles rurales discriminées.
D’autres ont opté, par choix ou par dépit, pour une voie radicale et insurrectionnelle comme celle des Naxalites (lire à ce sujet, l’article de K S Subramanian). Des milliers de paysans marginalisés ont ainsi adhéré au mouvement maoïste qui s’érige – à défaut de l’État – en défenseur des populations tribales et des basses castes. Ces dernières années, la guérilla a étendu son influence sur un « corridor rouge » qui couvre 223 districts à travers 20 États (Subramanian, 2010). Le Premier ministre considère désormais la question maoïste comme le « plus grand défi pour la sécurité intérieure depuis l’indépendance » (Idem), avant même la question du Cachemire. Les Naxalites sont accusés de terrorisme et sont la cible d’une grande offensive armée, baptisée opération Green Hunt, impliquant 60 000 hommes. En 2009, les combats disproportionnés entre forces de l’ordre et maoïstes ont fait plus de 600 morts.
Les conditions d’inégalités extrêmes qui règnent entre les États de l’Union, entre l’Inde des villes et des campagnes, entre riches et pauvres sont les raisons majeures de cette poussée de violence. Les enjeux d’accès à la terre et aux ressources des adivasis et des dalits se heurtent ici aux projets d’industrialisation des grandes compagnies minières ou aux intérêts des zones économiques spéciales, soucieuses de s’étendre ou d’exploiter les richesses de ces États les plus pauvres. Les rapports de force sont inégaux et injustes, l’État de droit absent, les réponses inappropriées et contre-productives. Résultat : la cohorte des laissés-pour-compte vient gonfler les rangs des Naxalites.
Le gouvernement actuel a pris tardivement la mesure des enjeux. La chute de la production agricole, les troubles sociaux, le ralentissement de la croissance ont constitué toutefois des motifs suffisants pour qu’il sorte de sa position attentiste. La lutte contre la pauvreté dans les campagnes est ainsi devenue un objectif officiel du gouvernement. En 2005, la loi nationale sur la garantie de l’emploi rural (NREGA) permet à chaque famille rurale d’obtenir cent jours d’emploi manuel d’intérêt public au salaire minimum (soit 1,5 dollar par jour). L’effort réalisé par l’État est conséquent (0,8% du PNB) et permet à près de 50 millions de familles de bénéficier de ce programme, mais les investissements plus structurels, nécessaires au développement des campagnes, continuent à faire défaut.
Par ailleurs, la corruption à tous les niveaux de pouvoir, le manque d’efficience, l’incapacité d’identifier et d’atteindre les publics cibles, le maintien des bénéficiaires dans une situation de dépendance mettent à mal la pertinence et l’efficacité du NREGA (Alternatives Sud, 2009). Si le développement économique de l’Inde est une réalité, les coûts sociaux et environnementaux de ce « miracle » se répartissent inéquitablement. « La libéralisation a permis à ceux qui disposaient déjà d’un capital – financier, social et/ou intellectuel – de s’enrichir davantage, tandis que ceux qui n’en avaient pas (ou pas autant) ont stagné » (Jaffrelot, 2010).
La « superpuissance » indienne
Le tournant néolibéral des années 1990 se répercute sans surprise sur les choix qu’opère l’Inde en matière de politique extérieure. La diplomatie économique devient centrale et engage les autorités à nouer de nouvelles relations avec les acteurs incontournables du marché mondial. Sans tourner le dos à l’expérience « idéaliste » (Ganguly et Pardesi, 2009) et aux « ambitions multilatérales de l’Inde nehruvienne » (Racine, 2011), le gouvernement réformateur entend désormais sortir le pays de l’ombre, pour qu’il gagne en puissance dans l’ordre mondial.
Les évolutions de la politique étrangère sont progressives et répondent à la fois à des prétentions internes et à des bouleversements externes dans les équilibres régionaux et mondiaux. Trois éléments majeurs témoignent d’un changement de cap : le rapprochement avec les États-Unis, le rayonnement régional et la coopération Sud-Sud.
Le rapprochement indo-américain
Les relations entre les États-Unis et l’Inde sont timides et réservées depuis l’indépendance. Manque d’intérêt de la part du géant américain et méfiance et anti-impérialisme de la part de l’Inde non alignée. La fin de la guerre froide, le démantèlement de l’Union soviétique dont l’Inde était proche et la nouvelle configuration de l’ordre mondial modifient toutefois la donne. L’Inde se trouve alors isolée et démunie. Pour y remédier, New Delhi entame un rapprochement avec les États-Unis dont elle cherche à obtenir l’appui, sans pour autant hypothéquer l’indépendance nationale à laquelle toutes les forces politiques du pays sont attachées. Les coalitions menées par le BJP et ensuite le Congrès se succèdent au gouvernement et tiennent l’une comme l’autre cette nouvelle ligne de conduite. L’approche est opportuniste et pragmatique, mais permet au pays d’accélérer son essor.
En 1998, une étape est franchie. Le gouvernement Vajpayee (BJP – 1998 à 2004) décide de procéder à cinq essais nucléaires et fait ainsi accéder le pays au statut de puissance nucléaire. Cette action soulève un tollé de la communauté internationale, en particulier de la part de Washington qui mène depuis 1995 une intense campagne en matière de non-prolifération. Des sanctions immédiates s’ensuivent, mais sont toutefois de courte durée.
Les attentats du 11 septembre 2001 compliquent la dynamique de rapprochement en cours, en raison de ses implications dans la géopolitique régionale. Le rival pakistanais devient, malgré lui, le principal allié des États-Unis contre le terrorisme international, au grand dam de l’Inde qui redoute d’être délaissée par le partenaire américain. Mais les deux nations se découvrent au contraire des intérêts partagés. Washington est à son tour exposé au terrorisme islamiste, condamné par New Delhi depuis des années, du fait des exactions commises au Cachemire indien par des groupes armés basés au Pakistan.
L’Afghanistan devient ainsi le nouveau théâtre de la rivalité historique entre New Delhi et Islamabad, avec les États-Unis comme acteur clé d’une relation triangulaire complexe. Le gouvernement indien parvient toutefois à se positionner avantageusement et des facteurs déterminants, tels que l’identification d’un ennemi commun, la convergence d’intérêts et de « valeurs » (démocratie, État de droit), le partenariat économique et le lobby de la diaspora indienne, contribuent à un rapprochement, notamment stratégique et militaire, avec les États-Uniens.
Chacune des parties tire avantage de cette entente. Du côté indien, les sanctions sont levées. Le pays est accepté de facto dans le club des puissances nucléaires « responsables » – à la différence d’Islamabad – et la priorité est désormais donnée à la recherche d’un partenariat en faveur de la paix et de la sécurité régionale. La coopération s’intensifie en 2004 dans le domaine des technologies de pointe, en particulier spatiales et du nucléaire civil. Un accord majeur est décidé en 2006. L’Inde, qui n’a pas signé le traité international de non-prolifération nucléaire, est autorisée à bénéficier des transferts de technologies sensibles – combustibles et réacteurs – à des fins civiles.
Ce développement offre un double avantage à Delhi. Sur un plan symbolique d’une part et sur un plan pratique d’autre part en réduisant sa dépendance en hydrocarbure vis-à-vis de l’étranger. Elle supporte ainsi mieux la demande énergétique croissante qui accompagne l’essor du pays. Les États-Unis trouvent par ailleurs dans l’Inde un allié fiable, un partenaire stratégique à haut potentiel, sur lequel ils comptent pour stabiliser la région, notamment pour contenir le voisin chinois et contrôler l’océan indien.
L’Inde est sensible à la demande américaine, d’autant qu’elle répond pour partie à ses intérêts, mais refuse de sacrifier pour autant son autonomie. Elle procède ainsi, sans complexe, à une certaine détente de ses relations avec Pékin. Des convergences s’opèrent entre les deux voisins asiatiques qui multiplient les échanges économiques au sein d’instances multilatérales comme le groupe des BRICS - Brésil, Russie, Inde, Chine et désormais Afrique du Sud. Des frictions perdurent toutefois en raison de litiges frontaliers non résolus, de l’amitié indéfectible de la Chine à Islamabad, des rivalités d’influence et de la course aux ressources au niveau régional (Jaffrelot, 2011).
Le voisinage immédiat et « étendu »
Le deuxième volet de la politique extérieure est dicté par les contraintes énergétiques, qui ont amené l’Inde à prendre en compte son voisinage immédiat (Arte, 2011). A l’Ouest, les liens diplomatiques sont raffermis avec l’Asie centrale dont les sols sont riches en pétrole et en gaz naturel. Un rapprochement stratégique s’opère entre l’Inde et l’Iran. Le projet de construction d’un gazoduc entre les deux pays butte toutefois contre l’opposition des États-Unis décidés à maintenir l’isolement de l’Iran sous le coût des sanctions votées par le Conseil de sécurité des Nations unies. Le dossier iranien est révélateur du pragmatisme de la diplomatie indienne. Il témoigne d’une indépendance d’action des dirigeants qui affirment la primauté des intérêts nationaux (approvisionnement énergétique), sans compromettre la relation privilégiée de l’Inde avec les États-Unis (New Delhi vote contre Téhéran à l’AIEA).
A l’Est, la realpolitik est de mise également, notamment dans le cadre des relations avec le voisin birman. Tout semblait séparer « la plus grande démocratie du monde » d’un régime connu comme l’un des plus répressifs, mais les motivations indiennes « décomplexées » ont toutefois conduit à un réchauffement des relations bilatérales. New Delhi ne veut plus être à la traîne de Pékin (déjà engagée sur le terrain birman) et a besoin des ressources de son voisin, qui constitue en outre une porte d’entrée sur le marché régional des pays de l’ASEAN - l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est.
Plus globalement, l’Inde entretient avec ses autres voisins proches des relations assez médiocres. Un sentiment de méfiance prévaut face à la menace d’une domination sans partage de l’Inde sur le sous-continent. Les attitudes oscillent d’une prudente retenue à une franche hostilité, notamment de la part du Pakistan, son frère ennemi depuis la partition sanglante de 1947. Les difficultés de « voisinage » et les nombreux foyers de crises qui persistent dans la région (l’Afghanistan, le Pakistan et ses zones tribales, le litige au Cachemire, la guérilla maoïste au Népal, l’insurrection réprimée des tigres tamouls au Sri Lanka, la junte birmane, les contentieux de souveraineté avec la Chine, le mur de barbelés avec le Bangladesh, etc.) contrarient les projets indiens en Asie du Sud et avec le « voisinage étendu » (de l’Iran à l’Asie du Sud-Est).
L’Inde tente depuis plusieurs années, notamment au regard de la poussée chinoise, de renverser la vapeur et de construire des relations plus cordiales avec ses voisins [6], notamment le Pakistan avec lequel elle lance un processus de paix en 2004 (mis à mal par les attentats de Bombay en 2008). Elle multiplie les initiatives pour améliorer son image, pour rassurer les voisins sur ses intentions et pour convaincre que l’Inde peut œuvrer à « la stabilité et à la prospérité de la région » (Boquérat, 2006).
L’engagement extérieur de l’Inde se situe sur plusieurs fronts. Elle courtise les grandes puissances et « se fait un nom » au sein de la communauté internationale, mais à l’échelon régional, elle se rapproche aussi de ses voisins asiatiques et tente d’influer sur les contours et les équilibres d’un nouvel ordre asiatique, décisif pour la configuration future de l’échiquier mondial.
La coopération Sud-Sud
Un axe important de la diplomatie indienne est la dynamisation de la coopération politique et économique entre pays du Sud. Outre les alliances régionales avec des voisins immédiats, l’Inde noue des relations avec des pays, au-delà du continent. Au sein de l’Organisation mondiale du commerce, New Delhi mène tantôt un front, à la tête des pays les plus pauvres, pour dénoncer le protectionnisme de l’Union européenne et des États-Unis qui protègent leurs agricultures à coups de milliards d’euros de subventions ; tantôt elle se positionne aux côtés des autres puissances émergentes pour contrer la domination des pays occidentaux et tenter d’imposer ses priorités au cœur des négociations commerciales multilatérales, notamment lors du cycle de Doha (Alternatives Sud, 2007).
La « flexibilité des alliances » au sein de l’OMC a permis aux pays émergents « de prendre position sur les enjeux les plus importants et d’imposer le réexamen de l’égalité entre pays développés et pays en développement dans les négociations multilatérales, tant en matière de procédure qu’en ce qui concerne les résultats » (Woll, 2008).
Malgré une influence grandissante, les pays émergents sont insatisfaits de l’organisation et des règles de fonctionnement du système multilatéral actuel qui laisse la part belle aux « vieilles » puissances occidentales. Au sein du groupe des vingt, ils s’estiment davantage « cooptés » (Soulé-Kohndou, 2011) que véritablement intégrés. La planification de l’agenda, fixant notamment les thèmes de discussion du G20 reste ainsi, pour l’essentiel, une prérogative du G8 dont les réunions précèdent souvent le rassemblement des vingt.
Le G20 est devenu un forum majeur pour les nations émergentes, mais en raison d’un rapport de force qui leur est défavorable, celles-ci ont décidé d’œuvrer par elles-mêmes à la consolidation de leur stature internationale. Elles ont développé des stratégies propres et créé de nouveaux cercles, informels ou semi-formels, qui leur permettent de développer leur agenda, de se concerter et d’arriver mieux préparées lors des rendez-vous au sommet des principales organisations internationales. L’IBSA et les BRICS participent de cette dynamique et contribuent à l’intégration des « émergents » aux processus décisionnels au niveau international.
En intelligence avec le Brésil et l’Afrique du Sud, l’Inde a créé en 2003 un forum de dialogue nommé IBSA, pour mutualiser leurs forces sur la scène internationale et contrebalancer les pays développés en créant un marché de plus de 1,2 milliard de personnes, de 1200 milliards de dollars de PNB et de 300 milliards de dollars de commerce extérieur (Racine, 2008). Sur le plan politique, les pays membres ont placé à l’ordre du jour la réforme des Nations unies, la propriété intellectuelle et la problématique du développement.
Le second groupe créé en 2009 est celui des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Les États qui le composent présentent des différences notables en termes de niveau de développement, de régime politique, de culture, mais se rejoignent autour d’objectifs communs. Les BRICS travaillent ainsi à la réforme de la gouvernance économique, et remettent notamment en cause le dollar comme unique monnaie de réserve et d’échange. Sur le terrain politique, ils réclament pour l’Inde [7]. et le Brésil un siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies et des postes de responsables au FMI et à la Banque mondiale.
A la conférence de Cancun sur le climat, les BRICS – à l’exception de la Russie – se sont engagés à limiter les émissions de gaz à effet de serre, sur la base du principe de responsabilité commune, mais différenciée. Le ministre indien de l’environnement, Jairam Ramesh, a constitué un atout pour l’Inde à un moment où le pays cherchait à s’affirmer dans la gestion des affaires mondiales. Salué par la communauté internationale, il est parvenu à tirer parti des divergences entre pays développés et en développement, et à affirmer le pouvoir de négociation des économies émergentes encore confinées à la marge des institutions mondiales (Kamdar, 2011).
Pour terminer ce rapide tour d’horizon des formes de coopération Sud-Sud privilégiées par l’Union indienne, il faut encore évoquer le dialogue que celle-ci a instauré avec l’ensemble d’un continent : l’Afrique. En avril 2008, se tint le premier sommet indo-africain. Ce dialogue a pour finalité d’assurer à New Delhi un accès préférentiel aux ressources minières et énergétiques africaines, en échange d’un accroissement de l’aide et d’une entrée facilitée sur le marché indien des exportations des pays les moins avancés.
La diplomatie actuelle de New Delhi joue sur « plusieurs registres, sur plusieurs axes, et dans plusieurs directions » (Racine, 2008). Elle participe volontiers à des dynamiques collectives et se fait le porte-voix des pays en développement, mais elle est aussi soucieuse d’asseoir son statut de nouvelle puissance et d’obtenir la reconnaissance de ses pairs. Pour atteindre cette consécration, l’Inde oscille entre affirmation nationale et pragmatisme diplomatique, indépendance d’action et efforts d’intégration. Le statut de puissance tant convoité par l’Inde est à sa portée, mais la donnée inconnue est désormais de savoir ce qu’elle en fera.
L’« Inde qui brille » ?
« L’Inde n’est pas un pays comme les autres » (Bulard, 2007). Elle marie les contraires, mêle réalité et faux-semblants. L’Inde est croissance et sous-développement, opulence et pauvreté, démocratie politique et archaïsme social. Elle est tout à la fois laïque en esprit et religieuse dans les faits, idéaliste et pragmatique, alliée du Nord autant que du Sud. L’Inde n’a pas encore « émergé », comme le déclarait récemment Barack Obama. La fragmentation de la société indienne par castes et communautés religieuses et les paradoxes de la modernité forcent le pays au grand écart. Les inégalités sociales, les fractures géographiques, les crispations entre communautés et les dérives identitaires s’accentuent depuis le virage néolibéral accompli par l’économie indienne.
L’ « Inde qui brille » n’est actuellement qu’un leurre et ne concerne qu’une minorité de privilégiés. Pour que la partie « immergée » de l’Inde « émerge » enfin, il lui faudra surmonter les lourdes contraintes qui pèsent sur son essor économique, son développement et relever les défis que pose la démocratisation de sa société.
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