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Tunisie

Les organisations des droits de l’Homme : acteurs de l’opposition ou faire-valoir du régime ?

En Tunisie, comme dans d’autres États autoritaires, les organisations nationales de
défense des droits de l’Homme [1] tiennent une place particulière dans la formule politique. Leur
existence même peut paraître paradoxale dans la mesure où l’objectif des gouvernants des
régimes autoritaires est d’éviter aussi bien l’émergence d’une société civile que d’une élite sociale
susceptible de contester ou de concurrencer celle qui dépend du pouvoir politique.

Certes, dans certaines circonstances – sous la pression d’acteurs internationaux ou de
revendications internes –, ils peuvent tolérer des processus de relative libéralisation par lesquels
ils accordent une marge d’autonomie à certains secteurs de la société. Mais leur visée est
d’empêcher ces processus de déboucher sur un renforcement global d’organisations
intermédiaires non domestiquées et d’éliminer, autant que faire se peut et en fonction des
rapports de force, les conditions permettant la formulation de revendications de caractère
politique. Un tel cadre ne peut guère laisser de place à l’épanouissement des libertés publiques et
individuelles. Par conséquent, il rend difficile l’existence d’institutions sociales autonomes, a
fortiori dans le domaine de la protection des droits de l’Homme. Mais difficile ne signifie pas pour
autant impossible.

Dans la conjoncture politique de la fin des années 1970, la Tunisie a connu une première
phase de décompression autoritaire qui a permis, entre autres, l’émergence d’une organisation de
défense des droits autonome reconnue par les autorités, la Ligue tunisienne de défense des droits
de l’Homme (LTDH). En fait, les décennies 1970 et 1980, dans la Tunisie de Bourguiba, se sont
caractérisées par la succession de phases de « fermeture » et d’« ouverture » politique en fonction
desquelles les diverses associations ou groupements politiques ont vu leurs activités geler ou
s’épanouir.

Après l’arrivée au pouvoir du président Ben Ali et plus particulièrement à la suite de la
phase de décompression autoritaire des années 1987-89, les espaces autonomes d’expression ont
eu tendance à se restreindre. L’objectif du pouvoir politique benalien a été de confiner toutes les
activités associatives et politiques dans un espace étriqué, contrôlé par lui et régi par un « code de
bonne conduite » implicite et mouvant, fixé en fonction de la conjoncture des rapports de force,
auquel tous les acteurs devaient nécessairement se plier sous peine d’être sanctionnés. Cette
situation n’a pas empêché à la fin des années 1990, l’émergence de nouveaux acteurs des droits de
l’Homme non reconnus, à côté d’une LTDH fragilisée, et qui ont développé de « nouvelles
formes d’action visant à contourner la censure systématique et le harcèlement de leurs militants »

(Geisser, 2002, p. 347). Mais le potentiel de mobilisation et d’entrainement de ces acteurs des
droits de l’Homme sur d’autres secteurs de la société est quasiment nul [2]. Il l’est d’autant plus que
le régime de Ben Ali, mais aussi celui de Bourguiba en son temps, ont mis en place des
mécanismes efficaces d’inclusion et de cooptation des opposants. Apparemment : « Ce que des
observateurs extérieurs peuvent présenter comme une contrainte, voire une coercition, un pouvoir de normalisation et de discipline est le plus souvent vécu sur le mode de la normalité,
autrement dit comme des règles sinon intériorisées, du moins négociables et sur lesquelles on
peut jouer »
(Hibou, 2006, p. 17). Toutefois, nous n’irons pas jusqu’à affirmer, en prolongeant les
propos de Béatrice Hibou, que les acteurs de l’opposition vivent leurs relations avec les
gouvernants sur le mode de la normalité. Certes, plusieurs militants politiques et des droits de
l’Homme se sont adonnés, au cours de ces 30 dernières années, aux délices de
« l’accommodement négocié », mais cela ne doit pas faire perdre de vue que certains opposants
perçoivent et subissent au jour le jour une forme de coercition. Elle ne les empêche pourtant pas
d’opérer un passage au politique – parfois à leur corps défendant – en dépit des coûts
économiques et sociaux qu’ils peuvent être amenés à supporter (Camau, 2008, p. 521).

La notion clé qui permet d’apprécier la dynamique des relations entre les gouvernants et
les organisations des droits de l’Homme et entre courants politiques de l’opposition en leur sein
est celle de compromis. Aussi certains acteurs de l’opposition, plus particulièrement dans les
associations légalisées, sont à la recherche constante d’espaces de médiation avec les pouvoirs
publics. La contradiction entre la recherche d’un compromis à tout prix et l’affirmation d’une
posture oppositionnelle explique que la seule association des droits de l’Homme reconnue, la
LTDH, constitue un enjeu de confrontations entre acteurs politiques et qu’il s’agit pour le
pouvoir de la transformer en une organisation faire-valoir de son discours en matière de droits de
l’Homme.

Dans une telle configuration, aucune association de défense des droits de l’Homme est en
capacité de faire évoluer le rapport de force avec le pouvoir politique en sa faveur et éprouve des
difficultés à survivre en tant qu’organisation autonome.

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Notes

[1Nous traitons dans cet article uniquement des organisations de défense des droits humains des libertés
fondamentales.

[2Sur le caractère sectoriel des mouvements de protestation, cf. Michel Camau (2004, p. 186).


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.