En 1978, se tenait à Alma-Ata (aujourd’hui Almaty au Kazakhstan), une conférence mondiale sur la santé, organisée à l’initiative de l’Union soviétique par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Unicef. Elle se clôtura par une déclaration, signée par les représentants des 134 pays présents et par 67 organisations internationales. Le but était d’assurer « la santé pour tous en l’an 2000 », notamment par l’accès universel aux soins primaires.
Les étapes d’une prise de conscience mondiale
Cette conférence marqua une étape centrale dans le développement d’une conscience mondiale de la nécessité d’une santé publique, mais elle eut des précédents et elle déboucha aussi sur des affirmations de plus en plus précises concernant le droit à la santé et sur des appels de plus en plus pressants à mobiliser les énergies pour qu’il devienne une réalité. En amont, il faut signaler que la Société des nations, créée peu après la première guerre mondiale, avait parmi ses mandats, la prévention et le contrôle des maladies. Lors de sa création, en 1946, l’OMS affirmait que « ous les peuples du monde ont droit d’accéder au meilleur état de santé possible » En 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme rappelait dans son article 25 que « oute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé ». La première conférence des Nations unies sur l’environnement tenue à Stockholm, en 1972, faisait le lien entre la qualité de l’environnement et le droit à la vie.
En aval, ce furent une série de réunions internationales, organisées dans le cadre des Nations unies, qui confirmèrent cette prise de conscience : La Haye en 1989 sur la qualité de l’atmosphère, Rio de Janeiro sur le développement durable en 1992, Copenhague en 1995 sur la pauvreté, le Sommet du Millénaire à New York en 2000, la Déclaration de Johannesburg en 2002 sur les effets des changements climatiques, la Conférence de Monterrey, la même année, sur le financement du développement. Il faut y ajouter les textes de Conférences régionales, telle la Charte européenne sur l’environnement et la santé, adoptée à Francfort en 1989.
Les définitions de la santé évoluèrent avec le temps. Dès le départ, en 1948, l’OMS affirmait son caractère intégral : « a santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». C’était sortir la conception de la santé de son aspect exclusivement curatif. La Conférence d’Alma-Ata se profila de façon beaucoup plus ample encore. Elle mit l’accent sur le lien de la santé avec l’ensemble des conditions de vie des populations, ce qui constituait une avancée politique considérable. Tout en affirmant le droit à l’accès aux services primaires de santé, elle insistait sur les conditions sociales, économiques et politiques, qui étaient à la base d’un état délabré de santé. Cela exige, bien souvent, des changements structurels de type socioéconomique. L’établissement des soins de santé primaire fait donc partie intégrante du développement des sociétés.
En 1986, l’OMS précisait le concept dans la Charte d’Ottawa : « La santé exige un certain nombre de conditions et de ressources préalables, l’individu devant pouvoir notamment se loger, accéder à l’éducation, se nourrir convenablement, disposer d’un certain revenu, bénéficier d’un écosystème stable, compter sur un apport durable de ressources et avoir droit à la justice sociale et à un traitement équitable. Tels sont les préalables indispensables à toute amélioration de la santé ». Une telle évolution dans l’approche du problème doit, elle aussi, être replacée dans son contexte à la fois des grandes découvertes scientifiques, du développement des législations sociales et d’écarts dramatiques entre les diverses couches de la population mondiale.
Progrès spectaculaires et déséquilibres croissants
Le docteur Jean-Daniel Rainhorn, professeur invité à l’Ecole nationale de santé publique de l’Université de Hanoi, décrit bien le premier aspect de la réalité. « Jamais dans l’histoire de l’humanité, on n’a assisté à une telle amélioration de l’état de santé qu’au cours de ces cinquante dernières années. Des maladies qui tuaient des millions de personnes ont aujourd’hui disparu. Les progrès de l’hygiène et la mise sur le marché d’antibiotiques, chaque jour plus puissants, permettent maintenant de maîtriser un grand nombre d’infections graves. Certains cancers ont des taux de guérison que l’on n’osait pas imaginer il y a encore trente ans. La chirurgie nous offre régulièrement de nouvelles preuves de ses capacités d’innovationY Demain, grâce à la connaissance du génome, le corps humain ne sera plus qu’une immense machine dont les mécanismes les plus intimes auront été mis au jour et pourront être contrôlés » (Rainhorn, 2001).
En même temps, selon l’OMS, la moitié de l’humanité n’a pas accès aux médicaments, 3 millions d’enfants meurent chaque année de maladies pour lesquelles il existe des vaccins (il suffirait de 63 millions de dollars pour résoudre le problème). Plus de 11 millions de personnes meurent annuellement de maladies infectieuses, faute d’accès aux médicaments de base. Selon son rapport de 1998, l’organisation internationale révèle qu’entre 1975 et 1993, 16 pays ont reculé dans l’espérance de vie, ce qui concerne 300 millions de personnes et que l’écart de la mortalité infantile entre les pays ayant le taux le plus élevé et le taux le plus bas, était passé de 1 à 13 en 1955 à 1 à 42 en 1995, accusant ainsi une distance accrue. L’organisation Médecins du Monde écrivait en 2003, que sur les 1 223 nouveaux médicaments produits entre 1975 et 1997, 13 seulement concernaient le traitement des principales maladies du Tiers Monde.
Il suffit de se référer à des chiffres plus globaux encore pour cerner la question : les dépenses de santé dans le Nord offrent un marché de 3,5 milliards de dollars, tandis que dans le Tiers Monde, il s’agit seulement de 125 millions, soit 25 fois moins, alors que la population est 25 fois plus importante. Les dépenses pharmaceutiques des pays en développement représentent 8% du total mondial, alors qu’ils comptent 75% de la population (Médecins du Monde, 2003). En 1990, le coût annuel du traitement de la population souffrant du sida par thérapie antirétroxinale représentait dans le budget santé des Etats, 1,8% en Amérique du Nord, 1,9% en Europe, 23,9% en Amérique latine, 364% en Asie du Sud-Est, 1 673% en Afrique subsaharienne. David Werner écrit que seuls quelques indicateurs de santé se sont améliorés depuis 1978, mais que pour des milliards de gens, les plus pauvres, la santé et la qualité de vie se sont détériorées (Werner, 2003). L’OMS rappelle que chaque année la mortalité maternelle affecte 500 000 femmes, en majorité évidemment dans le Sud, et que le tiers des maladies dans le monde sont causées par la dégradation de l’environnement.
Quant à l’Appel de Paris sur les dangers sanitaires de la pollution chimique, signé par de nombreuses personnalités du monde scientifique et politique, et datant de 2004, il met en valeur un autre aspect du problème, celui de l’utilisation abusive des produits chimiques pour des raisons de rentabilité industrielle et de son impact sur la santé. Il indique qu’en Europe, 15% des couples sont stériles et que les cancers sont en croissance, montrant ainsi que ce n’est pas seulement la santé des sociétés du Sud qui est concernée par les logiques du rendement. Ici également les écarts existent. En Grande-Bretagne, une étude avait montré en 1911, que sur la base d’un niveau moyen de mortalité de 100 pour les hommes de 15 à 64 ans, le taux se chiffrait à 88 dans la classe des professionnels et à 142 dans celle des travailleurs non qualifiés. En 1981, en partant du même indice moyen de 100, les résultats étaient respectivement de 66 contre 166, indiquant ainsi que l’inégalité sociale s’était accrue.
On comprend alors que les Déclarations des Nations unies repoussent constamment les échéances. A Alma-Ata, les participants s’engageaient à assurer la santé pour tous en 2000. En 1995, le Sommet de Copenhague fixait pour objectif de diminuer de deux tiers la mortalité infantile et de trois quarts la mortalité maternelle pour 2015, ce que la Banque mondiale estime aujourd’hui impossible. En 1998, l’OMS portait à l’échéance de 2025 la possibilité de faire monter l’espérance de vie mondiale à 60 ans et de ramener la mortalité infantile à moins de 5 pour 1000. Il en va de même pour l’éradication de la pauvreté, base fondamentale de la santé, dont les délais sont également reportés.
Une telle contradiction entre le discours et la réalité ne peut être qu’un simple accident. Il faut donc s’interroger sur les causes. Quels sont les obstacles qui s’inscrivent sur la voie de ceux qui, compétents dans le domaine, offrent des orientations, définissent des objectifs, chiffrent les efforts financiers pour que la santé soit un droit reconnu réellement à l’ensemble des êtres humains ? Les analyses coïncident de plus en plus sur une hypothèse vitale : il y aurait incompatibilité entre la santé comme droit universel et la santé comme marchandise. C’est donc une question philosophique fondamentale, qui se répercute sur le plan politique et exerce des effets considérables sur la vie quotidienne des gens, en particulier des plus pauvres. La première conception met l’accent sur le caractère intégral du problème : il n’y a pas de santé sans un environnement naturel et social porteur, tandis que la seconde se base sur une approche trop exclusive et sélective, la santé comme absence de maladie, que l’on se procure selon ses moyens, certaines protections collectives étant éventuellement admises en fonction des besoins de l’économie. C’est ce que nous allons examiner dans les pages qui suivent.
La santé comme marchandise
L’affirmation assimilant la santé à une marchandise paraît peut-être brutale. Aucun être humain normal n’oserait la formuler de cette manière. C’est pourquoi nous examinerons d’abord les faits, avant de réfléchir sur les logiques qui les organisent. Pour faire entrer la santé dans la catégorie marchande, il faut qu’elle se traduise par un accès à des produits qui peuvent s’échanger contre de l’argent. Il s’agit en l’occurrence de médicaments ou de soins. On comprend dès lors que cette exigence privilégie sa définition comme une conquête sur la maladie, ce qui sans doute n’est pas faux, mais qui dénature la réalité, en ignorant le contexte social de bien-être collectif, essentiel pour jouir de la santé et en individualisant la problématique. Il en résulte que la santé s’inscrit alors à l’intérieur du pouvoir d’achat d’un chacun.
L’importance du marché de la santé
Le marché annuel mondial des médicaments se chiffre à environ 300 milliards de dollars, dont 80% sont concentrés dans la triade : Etats-Unis, Union européenne et Japon. Selon l’OCDE, entre 1990 et 2001, les frais pharmaceutiques per capita ont augmenté de 12,2% en Espagne, de 17% en Allemagne, de 28% en Italie, de 63% en France et entre 2002 et 2003, ce fut de 2% en Italie, de 5% en France, de 6% en Allemagne, de 9% en Grande- Bretagne et de 12,3% en Espagne. Partout la consommation augmente, même si les inégalités continuent à croître : 16% de l’humanité consommant 80% des médicaments et 84% se partageant les 20% restants, ce qui correspond exactement à la structure des revenus mondiaux révélée dans le graphique en forme de « coupe de champagne » du Pnud. Il s’agit certes d’un marché inégal, mais d’un marché considérable quand même. Il est d’ailleurs destiné à s’accroître rapidement, surtout dans les régions les plus riches, en fonction du vieillissement de la population.
Le marché de la santé est non seulement considérable, mais il est aussi un des plus rentables dans le domaine industriel. Ainsi, aux Etats-Unis, depuis 1982, il est le secteur le plus profitable, réalisant au cours des dernières années, des chiffres 5 fois meilleurs que la moyenne du secteur industriel. Les résultats s’améliorent avec la stabilisation des brevets par l’OMC. En 2001, le résultat net sur chiffre d’affaire fut de 18,5% et en 2002, de 17 % (Appaix, 2004, 45). Entre 1999 et 2003, le profit des 10 plus grandes sociétés a augmenté de 33%. Cela se répercute sur les cours de la bourse. La biotechnologie connaissant des progrès considérables, avec des applications importantes dans le domaine pharmaceutique, les actions du secteur connurent entre mai 2003 et mai 2004, un accroissement de 36,11%, contre 11,45% dans le secteur santé (Le Monde, 24-25.05.04). La mise en circulation, plus tôt que prévu, de l’Antegren (contre la sclérose en plaque) de la société Mercure Biotech, fit monter la valeur en bourse de plus de 30% (Appaix, 2004, 45).
Les investisseurs cherchent le rendement, ce qui est logique. Les gestionnaires des sicav privilégient, comme l’affirme l’un d’entre eux, « les sociétés ayant des produits en cours de lancement ou proches d’être commercialisés pour bénéficier d’un fort levier sur les cours de bourse » (d’Omellas, Le Monde, 23-24.05.04). Près de 70% des sociétés détenues par la sicav gérée par l’auteur de ces lignes ont des médicaments commercialisés ; celles ayant des produits en développement représentent 26%. Cela signifie que les actionnaires introduisent une logique de rentabilité, plus que d’innovation. Même si cela n’est pas en principe contradictoire, il faudra s’interroger sur les conséquences qui en résultent pour l’orientation générale de l’activité du secteur.
L’importance de la recherche/développement (R/D)
Nul n’ignore le caractère central de la recherche pour l’amélioration de la santé et en particulier pour la production de nouveaux médicaments. Selon PhRMA (Pharmaceutical Research and Manufacturers of America, le syndicat états-unien de l’industrie pharmaceutique), il faut consacrer entre 800 et 900 millions de dollars par produit commercialisable. L’industrie pharmaceutique fait remarquer, à juste titre, que son implication dans ce domaine est très coûteuse et que cela doit être inévitablement inclus dans le prix des médicaments. Sans recherches, pas de progrès pharmaceutique, sans réserves importantes, pas de possibilité d’investir dans la R/D, sans une marge confortable de profit, pas d’attraction des capitaux dans le domaine.
Il faut cependant examiner de plus près ce qui est contenu dans l’évaluation du coût de la recherche. Tout d’abord, les chiffres que l’on cite impliquent évidemment les produits testés et puis abandonnés (parfois pour des questions de rentabilité). Tout chercheur sait que l’on procède souvent par essais et par erreurs, mais il sait aussi que l’organisation du travail est aussi très importante. Les gérants de IT Asset Management concluaient leur évaluation du secteur en disant que, souvent, ce n’était pas tant l’excellence de la molécule qui était en jeu, que le fait que les essais cliniques étaient mal configurés (Le Monde, 24-25.05.04). Les revers de la recherche sont donc inclus dans les calculs. Cela n’est pas spécifique à la recherche pharmaceutique, mais il s’agit cependant d’un défi pour toutes les activités de recherche, privées ou publiques, y compris dans le domaine de la santé.
Ensuite, pour moitié, les chiffres cités représentent un coût d’opportunité, c’est-à-dire le revenu financier qu’aurait produit l’argent investi dans la R/D, s’il avait été placé ailleurs (Appaix, 2004, 46). Mais il faut surtout se pencher sur les orientations de la recherche. Une partie importante de cette dernière se dirige vers l’amélioration de médicaments déjà existants, ceux qui représentent une véritable avancée théorique pesant pour moins de 20% de l’ensemble (Appaix, 2004, 45), ce qui explique qu’au cours des dernières années, les découvertes se fassent plus rares. Le docteur Jean-Claude Salomon, du CNRS, estime ainsi que seule n’est pas en diminution la recherche qui se donne pour but la conquête d’un marché (Salomon, 2004).
Le même auteur signale l’effet de la concentration de l’industrie sur la recherche. On a assisté en effet, au cours des dernières années, à un nombre impressionnant de fusions et l’accent a été mis sur « les nouvelles technologies », surtout les biotechnologies, pour attirer les capitaux. D’où une concentration de la recherche privée, mais aussi un transfert de connaissances des laboratoires universitaires vers des structures censées mieux à même de s’adapter aux besoins de la production et de l’innovation dans ce domaine. « Notre recherche avance, la vie progresse », disait une publicité des entreprises du médicament publiée dans la presse française. Elle ajoutait que c’était le prix des médicaments qui permettait de financer la recherche (Le Monde, 18.05.04). Mais, malgré le coût important de cette dernière, il est bon de signaler, à titre comparatif, que la R/D représente la moitié seulement du budget marketing du secteur, qui est estimé en moyenne à entre 25 et 35% des coûts. Aux Etats-Unis, les contraintes publicitaires pour le secteur de la santé ont été assouplies en 1990. En une dizaine d’années, les dépenses de ce secteur ont augmenté de 40%. Les « visiteurs médicaux » (délégués commerciaux) ont connu un accroissement de 45% entre 1998 et 2001. Un tiers des emplois des plus grands groupes sont des agents commerciaux (88 000), ce qui représente un coût de 7 milliards de dollars par an (Appaix, 2004, 44-46).
Ajoutons l’importance de la recherche publique. Aux Etats-Unis, les études qui ont permis la mise au point des molécules de base sont dans au moins 85% des cas, le fait de laboratoires publics, américains ou étrangers (Appaix, ibidem). Sur les 5 médicaments majeurs antiparasitaires, 2 furent le résultat de recherches militaires, 1 provenait de Chine et un autre de la recherche vétérinaire.
Bref, la recherche est importante et coûte cher, même si le rapport de Public Citizen de 2001 aux Etats-Unis estime que le coût est en fait dix fois moindre que le chiffre annoncé par PhRMA. Elle est orientée vers le marché rentable, plus qu’en fonction des besoins des majorités. Elle est en très grande partie supportée par les pouvoirs publics et ne représente en réalité que 12 à 15% des coûts de l’industrie.
La question des brevets
Très liée à la recherche est la question des brevets. Il s’agit de l’exercice du droit de s’approprier le contrôle de la production et de la commercialisation d’un produit dont on est l’auteur intellectuel. C’est sur cette base que l’OMC a légiféré sur la question.
Le 1 janvier 1996 entra en vigueur l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC ou TRIPS en anglais), obligatoire pour tous les Etats membres de l’OMC. Selon cette disposition, les inventeurs, y compris dans le domaine pharmaceutique, ont un droit exclusif sur leur invention pendant une période de 20 ans. Cela unifie donc le brevetage, qui précédemment était de la compétence des Etats et, la plupart du temps, ne couvrait pas une période aussi étendue. A partir de ce moment, la majorité des brevets ne sont plus le fait d’individus, mais surtout d’entreprises transnationales, qui concentrent les recherches et se trouvent en position de concurrence. La conquête des marchés est en effet un combat difficile et la constitution d’un capital de brevets devient un des instruments indispensable pour le mener.
Pour l’industrie pharmaceutique, la logique est claire. Opérant sur un marché global, un système mondial de brevets et une politique unique des prix s’avèrent nécessaires. Par ailleurs, sans le brevet et les ressources qu’il garantit, la R/D serait difficile à financer. Cela permet aussi de protéger la propriété intellectuelle contre des vols éventuels (Jennar, 2004, 118-122).
Une telle décision risquait d’entraîner des conséquences néfastes pour l’accès aux médicaments et aux services de santé. D’où le Compromis de Genève en 2000, qui reconnaissait que les « services relevant exclusivement du marché risquent d’exclure les pauvres et les défavorisés des soins de qualité » et propose que, « le cas échéant, l’on envisage la possibilité de mettre en place des programmes communautaires d’assurance-maladie sans but lucratif, comme l’un des moyens d’aider les gouvernements à rendre les soins primaires de santé accessibles à tous » (Assemblée générale des Nations unies, 1 septembre 2000).
L’Assemblée encouragea les entreprises pharmaceutiques à investir dans les médicaments essentiels aux pays en développement, afin que ces derniers puissent s’en procurer à des prix abordables. Elle rappela également que s’il était important de protéger les droits de propriété intellectuelle afin de favoriser la recherche, l’exercice de ces droits devait aussi profiter aux producteurs et aux utilisateurs des connaissances techniques, dans des conditions propices au bien-être social et économique. Ces mesures, certes, limitaient les contrefaçons et la mise sur le marché de produits de mauvaise qualité. Mais en même temps, il devenait impossible pour un pays de produire des médicaments génériques sur base d’une invention dont ils n’étaient pas propriétaires ou d’acheter le produit original sans l’accord de ces derniers. La pratique allait bientôt le démontrer.
Le 5 mars 2001, s’ouvrait à Pretoria le procès intenté par 39 firmes pharmaceutiques des Etats-Unis, de l’Union européenne et d’Afrique du Sud au gouvernement sud-africain, pour non respect des normes de l’OMC, à propos des médicaments destinés à lutter contre le sida [1]. En effet, une loi (loi 90 de 1997), portant sur le contrôle des médicaments, visait à réduire leur prix pour les patients. Comme on le sait, l’Afrique du Sud est un des pays les plus affectés par la pandémie (à cette époque plus de 4 millions de personnes étaient touchées). On sait, par ailleurs, que le Brésil autorisa la production de médicaments génériques, faisant baisser le prix de 70%, réduisant le taux de mortalité de moitié et faisant épargner 4 milliards de dollars à l’économie du pays.
L’initiative prise en Afrique du Sud suscita des réactions universelles. En réponse, un porte-parole des entreprises américaines déclara à CNN que l’industrie pharmaceutique n’était pas une ONG et qu’elle devait satisfaire les intérêts de ses actionnaires. Dans la même veine, Bernard Lemoine, directeur général du syndicat national de l’industrie pharmaceutique de France, avait déclaré en 1999 : « Je ne vois pas pourquoi on exigerait de l’industrie pharmaceutique des efforts spécifiques. Personne ne demande à Renault de donner des voitures à ceux qui n’en ont pas ». Médecins sans frontières et Oxfam protestèrent auprès des industries et le 19 avril de la même année, les grandes firmes se virent obligées de retirer leur plainte.
Le Saint-Siège intervint à son tour de manière énergique le 29 janvier 2004, à l’occasion du message de carême du pape Jean-Paul II. Le Père Angelo D’Agostino, jésuite américain, déclara : « C’est une action génocidaire du cartel des entreprises pharmaceutiques qui refusent de rendre les médicaments abordables en Afrique, alors qu’elles ont déclaré 517 milliards de dollars de profits en 2002 » (La Libre Belgique, 30.01.04). Cependant, avant de porter un jugement moral, il faut se rendre compte que les positions que nous avons rapportées sont normales du point de vue de la logique du marché.
La question allait avoir des répercussions au sein de l’OMC. Lors de la Conférence de Doha, en novembre 2001, le paragraphe 6 de la déclaration affirma qu’en cas d’urgence sanitaire, les pays avaient le droit de produire des médicaments génériques. Afin d’en préciser les modalités, une solution devait être proposée pour fin 2002 (Warêgne, 2003). Ce fut l’échec le 12 décembre de cette année, à cause de l’opposition des Etats-Unis, sous la pression de leur industrie pharmaceutique (Sund, 2003, 28) et la suspension momentanée des négociations s’en suivit.
Rappelons que la Conférence de Doha avait accepté d’une part que l’exception existe, à condition qu’elle n’entrave pas l’exploitation normale du brevet, et d’autre part qu’un gouvernement soit en droit de donner une licence à un laboratoire, d’exploiter un brevet qui ne lui appartient pas, si le prix était trop élevé par manque de concurrence et si les propositions faites à l’industrie étaient refusées (licence obligatoire). Il pourrait aussi importer des médicaments d’un pays où ils coûtent moins chers (importations parallèles). Tout cela signifiait, de façon timide encore et provisoirement, un pas vers la sortie de la logique du marché, pour entrer dans celle du besoin.
En 2003, les négociations reprirent et débouchèrent sur des modalités d’application très restrictives. Les concessions sont limitées dans le champ d’application et dans la durée et des preuves doivent être apportées de leur nécessité : circonstances exceptionnelles, telles que catastrophes sanitaires, par exemple. Tout Etat de l’OMC peut en contester la pertinence. Le pays doit apporter la preuve qu’il ne dispose pas de capacité de productions propres pour pouvoir importer. Il doit soumettre à l’OMC la dénomination et la quantité des médicaments qu’il souhaite importer et porter ces dernières à la connaissance de tous les pays de l’OMC. Il doit enfin, mettre en place un dispositif administratif et douanier de nature à empêcher toute réexportation. Le pays exportateur ne peut utiliser une telle demande comme instrument de politique industrielle ou commerciale. Les accords sont révisables chaque année.
Les critiques de cet accord n’ont guère eu de difficultés à montrer qu’il est difficilement applicable. Ils rappellent d’abord que, selon la Déclaration de Doha, les pays en développement ayant des capacités de production et ne faisant pas partie des plus pauvres, seront soumis aux règles de l’ADPIC (TRIPS) à partir de 2006, tandis que les plus démunis devront introduire les brevets pharmaceutiques dans leur législation en 2016. Ils affirment que les dispositions de 2003 vont à l’encontre des décisions de Doha, qui précisaient que chaque membre avait le droit de déterminer ce qui constitue une situation d’urgence nationale. Pour eux, les pays concernés n’ont pas la capacité administrative exigée. En plus, l’accord a été obtenu sous pression, comme c’est souvent le cas au sein de l’OMC : promesses d’aide d’une part, menaces de supprimer des crédits de l’autre. Enfin, c’est l’existence même des médicaments génériques qui est en jeu, car leur marché a été mis sous contrôle.
La question des brevets s’adresse aussi à celle du patrimoine biologique et notamment aux connaissances traditionnelles des peuples autochtones dans le domaine des plantes médicinales. En pharmacie on passe de plus en plus du chimique au biologique. Ce réservoir de connaissances est donc intéressant. Des efforts considérables sont accomplis pour le répertorier et en systématiser le contenu. Ils aboutissent parfois à ce que Susan George ou Jean Ziegler appellent une véritable biopiraterie (Ziegler, 2002). Les zones riches de biodiversité comme l’Amazonie, l’Amérique centrale, l’Indonésie, l’Afrique centrale font l’objet de nombreuses convoitises, pas seulement pour l’eau ou l’oxygène, mais aussi de la part des industries de la santé. Pour sa part, l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMI), fondée en 1883 et intégrée comme agence spécialisée des Nations unies en 1974, essaye de tempérer les effets de ces décisions sur les pays pauvres (Lefebvre, 2003, 24).
Pour clore cette section, rappelons que les enjeux sont de dimension. Les prix peuvent baisser de 90% à l’expiration d’un brevet. La durée de 20 ans signifie que, durant cette période, les secteurs les plus pauvres de la population mondiale n’auront pas accès aux possibilités de guérir. Des firmes pharmaceutiques ont conclu des accords avec des Etats du Tiers Monde, pour livrer des produits à des prix plus bas, mais il s’agit là d’initiatives individuelles en ordre dispersé et souvent motivées par le besoin d’améliorer une image. Certaines entreprises ont toutefois compris que le générique avait un avenir. C’est le cas de Novartis qui acquit le groupe canadien Sabex Holding en juin 2004, afin d’ouvrir aux Suisses les portes du marché canadien du médicament générique (Le Soir, 05.05.04).
L’OMC, qui prône la libéralisation du commerce mondial, a bien difficile à tolérer des exceptions ou à freiner des appétits mercantiles et c’est compréhensible, car cela entre en contradiction avec la philosophie même dont elle s’inspire. C’est donc une question de principes et les exemptions ne peuvent être que provisoires, au même titre qu’une aide humanitaire d’urgence indispensable en cas de catastrophe naturelle ou de victimes de conflits armés. Mais peut-être y a-t-il aussi une autre logique, celle dont parlait le docteur Salk, l’inventeur du vaccin contre la polio en 1955 et qui disait « Cette découverte appartient au peuple, il n’y a pas de brevet. Peut-on breveter le soleil ? ». Nous y reviendrons.
L’Accord général sur le commerce des services (AGCS)
La santé entre évidemment dans ce qu’on appelle le secteur des services, au même titre d’ailleurs que l’éducation, la culture, les postes, les services financiers, les transports et d’autres services publics. Un des grands objectifs de l’OMC, relayée en cela par l’Union européenne, est la libéralisation de ce secteur. Le principe en a été décidé en 1994, avec l’adoption de l’AGCS. L’OMC doit pouvoir fixer les normes des obstacles non nécessaires au commerce, y compris dans le domaine des services. On pourra ainsi y dénoncer un Etat qui prend des « mesures plus rigoureuses qu’il n’est nécessaire ».
Selon l’OMC, l’AGCS recouvre 160 secteurs distincts. L’introduction dans la norme marchande devrait permettre une plus grande efficacité, par la concurrence, ouvrant ainsi la voie à des économies d’échelle, à la compétitivité et à la constitution de pôles hypercompétitifs, le tout conduisant finalement à de meilleurs services. Dans les domaines de l’éducation et de la santé, on considère qu’il y a concurrence, lorsqu’il y a au moins deux prestataires de service. Le vocabulaire lui-même change : il ne s’agit plus d’usagers ou de patients, mais de clients. Pour sa part, la Banque mondiale signale régulièrement la nécessité de donner une plus grande part au privé dans les domaines de l’éducation et de la santé. C’est le cas, par exemple, au Sri Lanka ou au Nicaragua, où elle conditionne ses crédits à l’adoption de mesures allant dans ce sens. La déclaration de Bologne de l’Union européenne sur l’enseignement universitaire s’inscrit dans la ligne de pensée de l’OMC, incitant à la concurrence dans ce secteur (Alternatives Sud, 2003/3).
Le projet de l’ALCA (Zone de libre-échange des Amériques) contient des dispositions allant dans le même sens (Alternatives Sud, 2003/2), de même que les nombreux traités bilatéraux de libre-échange, signés ou en préparation. Ainsi, le 2 mars 2004, le Maroc signait ce type d’accord avec les Etats-Unis. Une des clauses concernait les droits de propriété intellectuelle sur les médicaments. Nadia Hachami Alaoui en fait le commentaire suivant : « Deux dispositions du traité pourraient compliquer l’accès des producteurs de médicaments génériques aux molécules, et retarder leur production au moment où celles-ci tombent dans le domaine public. Cela viendrait contredire les avancées que tentent d’obtenir dans ce domaine les pays pauvres dans le cadre des négociations de l’OMC. Pour l’industrie pharmaceutique américaine, cet accord bilatéral permet de saper les premiers acquis obtenus par les groupes de pression qui militent pour obtenir un >droit au médicament’ » (Le Monde, 06.03.04).
L’Europe n’est pas en reste. La Commission promeut aussi la libéralisation des services, imposant celle de l’électricité, des chemins de fer, de la poste, des agences de voyage, de la distribution, de la publicité, des services de sécurité, etc. selon des rythmes spécifiques. Elle a émis quelques réserves sur des secteurs plus délicats comme l’éducation et la santé, mais cela ne l’a pas empêchée de proposer une directive (du nom du commissaire au marché intérieur, Bolkenstein) visant à supprimer toutes les restrictions nationales limitant la concurrence dans le domaine général des services.
Pour la santé, cela pourrait ouvrir la voie à toute implantation étrangère (pharmacies, laboratoires, hôpitaux) en provenance d’autres pays de l’Union et rendre une planification nationale bien difficile. Loin de favoriser les populations, ces mesures, selon les mutuelles, risquent au contraire de tirer les coûts vers le haut, de dualiser l’accès aux soins et de ne plus assurer la même qualité. La question est tellement brûlante, que dans un Livre vert sur les services d’intérêt général, la même Commission, appuyée par le Parlement européen, a proposé d’exclure les services de la santé publique du champ d’application des règles de la concurrence et de retirer les professions médicales des restrictions de concurrence non justifiées (En Marche, 04.03.04). Les organisations sociales européennes estiment, elles, que tout le secteur santé devrait être exclu de la directive européenne.
On comprend alors que le secteur de l’industrie pharmaceutique se préoccupe de lobbying auprès des pouvoirs publics. A Washington, ce sont plus de 600 lobbyistes qui se livrent à des batailles médiatiques et légales. Le choix des élus est également important. Xavier d’Ormelas, déjà cité, affirmait à propos de la campagne électorale des Etats-Unis de 2004 que « les sondages favorables au sénateur Kerry ont contribué à déclencher une forte correction des valeurs pharmaceutiques » (Le Monde, 23-24.05.04). Il faut se rappeler que le président William Clinton, démocrate, avait essayé de réformer le secteur santé aux Etats-Unis, en accordant une plus grande importance au secteur public.
Le rôle des Nations unies
Les fonctions de l’ONU dans le domaine de la santé sont multiples. En début de texte, nous avons déjà signalé l’importance du travail réalisé dans le développement d’une conscience internationale sur la question et pour l’élaboration du droit international, même si ce dernier est mis à mal par les orientations de l’OMC. Nous traiterons d’abord des organismes directement concernés par le sujet, ensuite nous aborderons les effets de l’action des organisations financières internationales et enfin nous verrons quelles sont les orientations du partenariat des Nations unies avec les entreprises pharmaceutiques.
Les organismes internationaux s’occupant de la santé sont l’Organisation internationale de la Santé (OMS), l’Unicef et l’Onusida. Pour le sujet de ce travail, il est surtout important d’en dessiner les orientations récentes. Le premier, l’OMS, est le plus ancien et nous en avons déjà abondamment parlé. C’est à partir des années 1980 que la tendance au rapprochement avec l’industrie pharmaceutique se manifeste. Dès sa nomination à la tête de l’organisation, Madame Gro Harlem Brundtland affirmait le besoin d’établir des rapports ouverts et constructifs avec le secteur privé et l’industrie. Ce dernier était d’ailleurs invité à contribuer à certains programmes de l’Organisation, qui se trouvait confrontée à la diminution relative de la contribution des Etats. L’OMS prend des initiatives dans les régions les moins favorisées et notamment pour combattre les maladies endémiques de ces régions, mais sa tâche est handicapée par le manque de recherches dans ces domaines et par la non-solvabilité des populations et des Etats. Elle ne va pas sans risques non plus, comme le prouve le meurtre de son représentant au Burundi, le docteur Kassi Malan, assassiné le 21 novembre 2001, la veille du jour où il se proposait de mettre au jour un vaste trafic de médicaments contre la malaria, dans lequel étaient impliqués des personnages de l’Etat.
L’Unicef s’occupe des enfants et le volet santé est central. Contrairement aux autres organismes des Nations unies, elle n’est pas financée exclusivement par les Etats et fait appel au public. C’est elle qui mit au point l’uro (unités de réhydratation orale) contre la diarrhée des enfants. Elle aussi, confrontée à partir des années 1980 avec la difficulté de recueillir des fonds, a pris une double orientation. D’une part, l’Initiative de Bamako, en 1987, destinée à revitaliser les services primaires, dont il avait été question lors de la Conférence d’Alma-Ata copatronnée par l’Unicef. Elle consiste à introduire le paiement direct des bénéficiaires (à la suggestion de la Banque mondiale), brisant ainsi avec la gratuité. D’autre part, des accords avec des entreprises de divers secteurs, par exemple avec McDonald’s, qui fait passer les messages de l’Unicef et contribue aussi au financement de certaines de ses activités. Il en est de même avec Coca-Cola au Nigeria.
Quant à l’Onusida, destinée à combattre la pandémie, elle a dès le départ prôné des partenariats avec l’industrie pharmaceutique. Ainsi Glaxo Wellcome a accepté de diminuer les prix de l’AZTL des deux tiers pour la Côte d’Ivoire et l’Ouganda.
La Banque mondiale s’est intéressée à la santé, en tant que facteur important dans le développement et plus récemment dans les programmes de lutte contre la pauvreté. Dès le début des années 1990, elle devenait le premier bailleur de fonds dans le domaine sanitaire (Fournier et al., 2001, 80). Dans son rapport de 1993 (Investir dans la Santé), la Banque se proposait de promouvoir un système de santé équitable, efficace du point de vue des coûts, décentralisé et adéquat aux pays respectifs. A cette fin, elle prônait, entre autres, la diversité et la compétitivité des services. De fait, cependant, les mesures proposées impliquaient nécessairement une participation des bénéficiaires à la couverture des soins, ce qui handicapait les familles défavorisées et une privatisation accrue des services publics, qui jusque-là avaient été gratuits. Ces politiques coïncidaient par ailleurs avec les Programmes d’ajustement structurel (PAS) exigeant la diminution des dépenses des Etats, ce qui avait des répercussions négatives sur le financement public de la santé. Tout cela contredisait les objectifs annoncés.
A partir de 1982, la Banque créa un Comité ONG-Banque mondiale, qui déboucha sur le Service central des ONG, organisé en son propre sein. En 1988, 15% de l’aide étaient canalisés via les ONG. Fin 1980, elle se fixa pour objectif de relier ONG, industries et secteur public et plus tard elle organisa, en 1998, le Business Partners for Development (BPD), lieu de rencontre et de lobbying des entreprises avec les organismes des Nations unies « afin de fixer des règles mondiales d’un libéralisme ordonné » (Infocrepa, N34, 21). Le secteur santé faisait aussi partie de ces tractations. Au cours des années 1990, on perçut cependant un certain tournant au sein de la Banque, le rôle de l’Etat étant à nouveau souligné face aux dysfonctionnements du marché. Par ses plans de lutte contre la pauvreté, la Banque a peu à peu exercé une influence prépondérante sur les autres organismes des Nations unies. Ainsi, les rapports de l’OMS traitant des liens entre pauvreté et santé, doivent d’abord être revus par la Banque, qui ne se prive pas de les transformer éventuellement.
Les Programmes d’ajustement structurel (PAS) furent surtout promus par le FMI, afin de rétablir la confiance des créditeurs internationaux. Les Etats devaient s’ouvrir aux marchés extérieurs, réduire leurs dépenses et honorer le service de la dette. Les effets sur la santé furent immédiats. Les industries pharmaceutiques locales subirent les conséquences d’une concurrence inégale. La réduction des dépenses publiques se répercuta sur les programmes sanitaires.
Au Nicaragua, la suppression de l’attention aux mères enceintes se conclut par un triplement de la mortalité maternelle. Au Vietnam, le PAS introduit dès 1989 déboucha sur des coupes dans les dépenses de santé et un arrêt de l’épandage de produits antimoustiques, résultant en une reprise du paludisme. Aux Philippines, le budget de la santé fut diminué de moitié. En Egypte, suite à l’accord de 1991 avec le FMI et la Banque mondiale, les dépenses de santé passèrent de 5,1% du budget national en 1966 à 1,4% en 1995. En Equateur, elles chutèrent de 600 à 340 millions de dollars. Quant à la dérégulation des prix des médicaments, à partir de 1988, elle les fit augmenter en 10 ans, de 44% au Mexique, 24% au Brésil et 16,6% en Argentine (The Guardian, 15.12.99).
Dans ce même pays, selon le docteur Silvia Quadrelli, la première conséquence de la crise économique et financière, largement due aux mesures imposées par le FMI, « fut la venue massive de la classe moyenne à l’hôpital public, car elle était désormais incapable de recourir au service privé, plus cher. En conséquence, les >clients’ traditionnels de l’hôpital public, c’est-à-dire les franges les plus pauvres, sont exclus d’un hôpital devenu de plus en plus hostile et inaccessible avec l’arrivée de cette >concurrence’ déloyale » (Quadrelli, 2003, 10).
Mais cela n’a pas seulement concerné les pays du Sud. Dans le Nord aussi, les mêmes politiques ont eu des effets similaires, même si moins dramatiques. C’est le cas de la Grande-Bretagne, par exemple. En France, on signale que la baisse des dépenses prises en charge par l’assurance-maladie aggrave les inégalités sociales. Aux Etats-Unis, le seul pays industrialisé où les prix des médicaments soient libres (ailleurs, ils sont négociés avec les Etats), 14% du PIB sont consacrés aux dépenses de santé, le double de certains pays européens. C’est aussi le seul pays qui autorise la publicité directe pour les médicaments. Tout cela a pour effet de faire exploser les dépenses médicales. En 2004, on les estimait à quelque 1000 dollars par mois en moyenne pour une famille de 4 personnes. Or, la tendance parmi les entreprises est de baisser leur participation à des assurances privées, en raison des prix prohibitifs (14% d’augmentation en 2003). Pas étonnant que fin 2002, 43,6 millions de personnes (2,4 millions en plus qu’en 2002) n’avaient pas de couverture médicale, soit 16% de la population (Appaix, 2004 et Vu d’Amérique, 2004, 33).
La privatisation prônée pour rendre les services plus efficaces, change aussi les mentalités. Le service public est dévalorisé et se transforme en activité marchande. Une infirmière tunisienne ayant subi la transformation de la situation disait à propos du chef de la clinique où elle travaillait : » Pour lui, une clinique est une entreprise comme une autre et l’important ce sont les bénéfices » (Demain le Monde, 2001, 32).
Nous avons suffisamment parlé de l’OMC pour devoir y revenir. Son influence s’est fait sentir en pleine période néolibérale, renforçant cette logique et formalisant dans un système de normes les principes du marché. Sous la pression de l’opinion et d’organisations non gouvernementales, des modalités spécifiques ont été apportées pour la santé, rapidement mitigées par les intérêts du secteur pharmaceutique (Velasquez, 2003).
Sous la présidence de Kofi Annan, le rapprochement avec le monde des entreprises se consolida au sein des Nations unies. Ayant constaté la difficulté d’imposer des normes internationales au marché, il décida, face à la diminution du pouvoir régulateur des Etats, de promouvoir le partenariat avec les entreprises, ce que la Chambre de commerce internationale (CCI), regroupant 7 000 sociétés de 130 pays et porte-parole du monde des affaires auprès de l’ONU, accepta (Buse et Walt, 2001, 11).
Ce fut la naissance du Contrat mondial (Global Compact). En contrepartie d’un code de conduite et d’une contribution à l’Organisation des Nations unies, les entreprises pouvaient se prévaloir de leur collaboration avec l’organisme international. Une telle collaboration revêtait, en effet, de nombreux avantages : influence accrue au plan international, meilleur accès auprès des instances nationales, avantages financiers directs (allègements fiscaux, pénétration des marchés), promotion de la marque et de son image, autorité de légitimité par l’association avec les Nations unies, citoyenneté de l’entreprise renforcée. Dans le secteur santé, l’entreprise pharmaceutique Merck réagit de façon positive en finançant un programme de l’OMS, ce qui lui permit entre autres d’organiser un dîner de gala au siège des Nations unies et de se voir ouvrir les pages du New York Times. En mai 1994, le directeur de la firme s’adressa à l’Assemblée générale de l’OMS.
On assiste donc au cours des dernières années à un double phénomène, d’une part une influence grandissante des organismes financiers internationaux sur les politiques des Nations unies, notamment dans le domaine de la santé, et de l’autre, une participation accrue des firmes transnationales, ce qui n’est pas sans provoquer des conflits d’intérêt. Le tout s’inscrit dans la logique de la phase néolibérale de l’économie mondiale contemporaine.
Autres effets collatéraux des nouvelles politiques
Nous avons déjà parlé suffisamment des conséquences des orientations adoptées sur la santé des populations. Nous voudrions à présent aborder brièvement deux problèmes spécifiques : la corruption et le statut du personnel médical. La corruption n’est évidemment pas le monopole d’une époque ou d’un mode de fonctionnement particulier. Cependant la privatisation de la santé comporte des dangers spécifiques, qu’il faut aussi rappeler. La compétitivité incite à des présentations erronées sur les vertus des produits. Elle encourage les ententes illicites entre trusts sur leur prix, comme dans les cas des vitamines et de la métylglucamine, dénoncés par l’Union européenne. Il y a les pressions exercées sur les pouvoirs publics qui parfois frisent la corruption. Enfin, il faut signaler les cadeaux octroyés aux agents médicaux.
En 2004, le cas de GlaxoSmithKline la principale industrie pharmaceutique mondiale, a été mis en lumière en Italie. En effet, la police financière de Vénétie, après deux ans d’enquête, poursuivit 4 713 personnes devant le parquet de Vérone, où se trouvait le siège italien du groupe. Près de 2 000 spécialistes étaient soupçonnés d’avoir encaissé des millions d’euros pour soigner leurs patients avec des produits de la firme, et quelque 2 000 médecins généralistes auraient accepté primes et avantages en nature et en argent pour prescrire des produits Glaxo. L’entreprise pharmaceutique avait dépensé entre 1999 et 2002, plus de 228 millions d’euros pour ses « activités de soutien aux ventes », c’est-à-dire pots-de-vin, voyages, congrès imaginaires, ordinateurs, appareils médicaux, etc. La promotion était faite par des « informateurs scientifiques ». Chaque million investi devait en rapporter dix. Mais cette firme n’était pas la seule en cause. Des enquêtes étaient aussi menées sur Pfiser, Sigma Tau, Menarini et Sanofi (La Libre Belgique, 28.05.04). La révélation de ces pratiques fit du tort à Glaxo, qui perdit en 2003, 20% de son chiffre d’affaire. L’entreprise dut revoir ses stratégies commerciales. Aux Etats-Unis, c’est Warner-Lambert dont on révéla les pratiques de promotion de la neurotonine, incluant des sommes considérables versées à des médecins ou à des écoles de médecine, pour qu’ils en vantent les mérites (Vu d’Amérique, 2004, 109-110).
Quant au personnel médical, deuxième volet de cette réflexion, il est entraîné, souvent à son corps défendant, dans une marchandisation de la profession : il est forcé à rentabiliser ses fonctions, avec le surcroît de travail à la clé ; son statut devient de plus en plus précaire et dans les pays en développement, le recrutement est freiné par la diminution relative des budgets ; il fait l’objet de tentatives de corruption ; la privatisation du recouvrement des frais entraîne la perte du sens de service public ; les patients deviennent des clients. Sous prétexte de lutter contre la bureaucratie d’une médecine d’Etat et son efficacité décroissante, on tombe dans la domination du marché, ce qui dualise le statut des agents médicaux, les fait entrer dans la compétition et rend plus difficile l’exercice de leur mission.
Les réactions
Face à ces grandes tendances, les réactions ne tardèrent pas à se manifester. En Amérique latine, le personnel médical organisa des grèves pour défendre le système de santé publique dans de nombreux pays : Bolivie, Chili, Colombie, Equateur, Salvador, Guatemala, Honduras, Nicaragua, Panama, Pérou, République dominicaine, Paraguay. Certaines d’entre elles durèrent 24 heures, d’autres jusqu’à 9 mois. Le cas le plus célèbre fut celui du Salvador, où à trois reprises, les médecins se mirent en grève pour des durées de plusieurs semaines ou de plusieurs mois, jusqu’à terminer par une grève de la faim face au Parlement. Le mouvement fut soutenu par la population et les « marches blanches » rassemblèrent quelque 250 000 personnes. En juin 2003, ils obtinrent gain de cause et le service public ne fut pas privatisé. « Cette grève est un exemple pour toute l’Amérique latine », disait le docteur Ricardo Monge, secrétaire général du syndicat des médecins. « Nous envoyons un message à la région pour qu’elle sache que l’on peut lutter efficacement contre le néolibéralisme » (Dial, 16-31 juillet 2003). On signale des cas semblables en Asie et en Europe. Dans ce dernier continent, c’est surtout le personnel infirmier qui réagit contre la dévaluation monétaire ou morale de sa profession.
Du côté des patients, on signale l’accroissement de l’automédication sans contrôle médical, le recours aux guérisseurs traditionnels, une critique croissante de la médecine occidentale et le recours aux médications douces, sujet que nous ne pouvons aborder dans le cadre de ce travail, et surtout de sa réduction mercantile.
Les logiques en question
La première constatation que nous sommes amenés à faire en réfléchissant sur les logiques, est celle de la contradiction entre la logique de la santé comme marchandise et celle qui la définit comme un droit humain. Certains diront que l’incompatibilité n’est pas évidente. Les faits que nous avons cités paraissent bien indiquer que c’est, au contraire, le cas. Comme l’écrit Christian Comeliau, qui fut économiste à la Banque mondiale , « le marché constitue le lieu de rencontre entre la demande solvable, qui exprime et >légitime’ les besoins, et l’offre en quête de maximisation du profit » (Comeliau, 2001, 116). Il s’agit évidemment en l’occurrence du marché capitaliste. Dans la mesure où la santé s’inscrit dans la même logique, elle subit les mêmes dérives. En effet, une telle perception ne peut tenir compte des besoins non solvables. C’est ce qu’exprime un avis de Médecins du Monde : « Le médicament est considéré comme un produit commercial comme les autres et se retrouve soumis aux lois de l’offre et de la demande. Dans ces conditions, le marché pharmaceutique est guidé par les intérêts financiers et non par ceux des malades » (Médecins du Monde, 2003).
D’où de nombreuses conséquences : la mise sur le marché exclusive de produits rentables, la priorité du droit de propriété intellectuelle sur les besoins humains, la maladie comme source de revenu ou encore, les soins de santé privés, comme élément constituant du PIB, alors que les dépenses de santé publique sont considérées comme un coût. Il s’agit, en fin de compte, comme l’écrit Geneviève Azam, elle aussi économiste, d’une rupture avec la philosophie morale. « La santé transformée en soins est débarrassée de toute dimension éthique ou politique et peut devenir une marchandise comme les autres, dont la valeur est donnée par le principe d’utilité économique qui a été défini par Léon Walras, l’un des grands penseurs de la science économique néoclassique à la fin du 19e siècle » (Azam, 2004, 2).
Par contre, la perspective du droit à la santé pour tous les êtres humains donne la priorité aux besoins. La chose la plus importante est la prévention : créer un environnement physique, social, culturel qui permette de vivre la santé comme un état de bien-être. Cela inclut la construction sociale de cet état et une approche des soins et des médicaments d’abord en fonction de leur valeur d’usage et non de leur valeur d’échange. La santé publique est donc valorisée, à la fois comme réponse au droit de vivre et comme manière de satisfaire les besoins de tous, sans distinction de leur pouvoir d’achat.
C’est vers la fin des années 1970 ou le début des années 1980 que l’on constate un changement d’attitude. Alors que les systèmes de protection sociale, notamment dans le domaine de la santé, avaient connu un fort développement depuis la seconde guerre mondiale, c’est-à-dire pendant la période keynésienne, et cela aussi bien au Sud qu’au Nord, avec évidemment des moyens plus importants dans les pays industrialisés, un tournant se produisit. L’accent fut mis sur la médecine privée. Les systèmes de sécurité sociale s’affaiblirent. Cela correspondit avec le « Consensus de Washington », moment où se développa la phase néolibérale du développement capitaliste.
Face à une crise de l’accumulation, classique dans cette logique économique, il fallait relancer le processus et augmenter la part du capital dans le produit social. En période de faible accroissement de la productivité, cela signifiait nécessairement diminuer la part du travail et celle de l’Etat. Il en résulta une concentration des richesses, un accroissement considérable des inégalités sociales et une diminution des capacités des Etats. Les progrès technologiques spectaculaires devaient être rentabilisés et cela se réalisa grâce à une accentuation des distances sociales. En effet, la consommation des plus riches est à l’origine d’une plus grande valeur ajoutée. Après le fordisme qui élargissait la base de la consommation, on privilégia au contraire les produits et les services au rendement rapide et abondant. La dualisation de la société fut à la fois le produit et la condition du développement de ce modèle économique et social.
Les conséquences sur la santé furent considérables : un système à deux vitesses en fonction de la solvabilité des acteurs sociaux, détérioration de la santé publique, les services de santé B au même titre que les autres services publics B devenant une nouvelle frontière de l’accumulation. Pour faire de ce gisement énorme de ressources un lieu de profit, il fallait nécessairement l’établir en marchandise. Seuls des mouvements sociaux et politiques organisés purent freiner le développement d’une telle logique. Et Wim Dierckxsens, philosophe de l’économie travaillant au Costa Rica de conclure : « Soigner des malades est lucratif, tandis qu’éviter les maladies grâce à l’investissement public ne donne lieu à aucun bénéfice et par conséquent est considéré comme improductif. Il existe donc une distance énorme entre la richesse en tant que bien-être véritable et la vision de la richesse véhiculée par la rationalité du marché » (Dierckxsens, 2004, 91).
Mais le déroulement de telles pratiques, organisées par de puissants organismes économiques (entreprises transnationales), portées par une idéologie presque messianique sur les bienfaits du marché et confortées par des institutions politiques telles que l’Union européenne, sans parler de l’OMC, de la Banque mondiale et du FMI, introduisit de nouvelles contradictions. Les industries pharmaceutiques avaient considérablement bénéficié de l’extension des régimes de sécurité sociale, puisque plus de patients jouissaient du remboursement des soins médicaux et des médicaments. En même temps elles se trouvaient à l’avant-garde du combat néolibéral, insistant sur la privatisation de la santé et protégeant leurs intérêts économiques par la revendication des droits de propriété intellectuelle et l’extension du temps des brevets. Si les couvertures sociales diminuaient et si le coût de leurs produits augmentait, leur public risquait de fondre.
Une triple stratégie s’offrit au secteur. D’abord encourager la concentration des revenus, de manière à écouler des produits médicaux chers, quitte à investir des sommes énormes dans la publicité, le lobbying et la corruption des agents médicaux. Ensuite, éviter que ne se rétrécisse le marché général. Il fallait à cet effet remplacer la couverture sociale des dépenses de santé par une prise de responsabilité individuelle et encourager le développement des assurances privées. C’est surtout aux Etats-Unis que cela se développa (Vu d’Amérique, 2004, 11). On en connaît les conséquences : plus de 40 millions de citoyens sans protection médicale.
Enfin, la maximisation des profits amena à se concentrer plus sur l’amélioration de médicaments existants que sur la recherche de produits nouveaux et à privilégier le développement de ceux qui se consomment dans les sociétés industrialisées et donc, à garantir une rentabilité élevée difficile à maintenir dans un régime de concurrence féroce. On ne peut guère conclure que cela contribuait à la concrétisation du droit à la santé pour tous.
Un autre problème se fit jour dans l’industrie pharmaceutique, qui fait partie de l’économie de la connaissance. Plus on privatise le savoir, moins on favorise l’innovation. A terme, le droit de propriété intellectuelle et les brevets paralysent la communication entre chercheurs et donc le progrès scientifique. Il est vrai que les dernières décennies ont été particulièrement riches en découvertes, mais la logique de la marchandise n’en reste pas moins un obstacle au développement de la science et la courbe des innovations a baissé avec le néolibéralisme. On observe qu’à Cuba, par exemple, l’application des découvertes des laboratoires se fait considérablement plus vite que dans des sociétés capitalistes, parce qu’elles sont immédiatement communiquées et donc socialisées.
Face à de telles réflexions, on est en droit de se demander comment il se fait que la santé publique ait pu se développer dans des sociétés capitalistes conditionnées par la logique du marché. En effet, les mesures de protection contre la maladie et les accidents ont été introduites bien avant la fin du 19e siècle et les économies industrielles occidentales n’ont pas attendu Keynes ou même Ford pour les instaurer. Par ailleurs, le rythme de leur développement a été différent selon les époques et nous constatons que le néolibéralisme tend à les démanteler. Quelle est alors la réponse théorique que nous pouvons apporter à cette question ? Wim Dierckxsens a des réflexions intéressantes à ce sujet. Etudiant l’histoire du développement économique mondial, à partir de la fin du 18e siècle, il constate qu’au début de l’industrialisation capitaliste, la main-d’œuvre était très abondante. Elle était utilisée au maximum de ses potentialités physiques et sa capacité de substitution pour le capital était très grande. Il n’y avait donc guère besoin de se préoccuper de la santé des travailleurs. Par contre, lorsque pour des raisons diverses, la main-d’oeuvre devint plus rare, on dut augmenter la durée de sa vie active pour qu’elle puisse continuer à contribuer à la reproduction du capital. C’est à ce moment qu’apparurent les premières politiques réformistes et notamment un début de protection sociale.
Lorsque le besoin de main-d’œuvre qualifiée commença à dépasser celui des travailleurs non qualifiés avec le développement des technologies, les pertes devenaient plus élevées en cas de maladie ou d’accident et l’assurance sociale se développa en faveur des premiers. Avant la première guerre mondiale, la couverture sociale des maladies et des accidents concernait un tiers des travailleurs en Allemagne, Suède, Danemark et Grande-Bretagne, un cinquième en Belgique et Norvège, un dixième en France. Comme les guerres décimèrent la force de travail, on vit se généraliser, après les deux grands conflits, la couverture sociale, avec cependant encore des différences entre qualifiés et non qualifiés. Elle passa, en Europe, de 40% en 1930 à 71% en 1960, avec une accélération après la seconde guerre mondiale.
Avec les politiques néolibérales, l’importance du capital financier et spéculatif relégua l’activité productrice au second plan, en même temps que les nouvelles technologies remplaçaient une part croissante du travail humain. La main-d’œuvre devint surnuméraire et le plein-emploi fut abandonné. Il n’était donc plus nécessaire pour la reproduction du capital d’investir aussi intensément dans la capacité de renouvellement du travail. Au contraire, les besoins de l’accumulation du capital exigeaient une part accrue du produit social. D’où le déclin des systèmes de sécurité sociale et la poussée en faveur de la privatisation du secteur. Aux Etats-Unis, le grand nombre de working poor et l’immigration (officielle ou clandestine) entraînèrent des effets semblables.
Un tel raisonnement est toujours d’actualité. Il suffit de se référer à la situation de l’Afrique du Sud, en citant un auteur de cette nation, Patrick Bond. Après avoir analysé la progression du sida dans son pays, il en détaille les caractéristiques et parmi elles la suivante : « L’énorme réservoir de main-d’œuvre qui existe en Afrique du Sud - plus de 40 % de la population active B signifie que le capital local peut facilement remplacer les travailleurs non qualifiés qui souffrent du sida, par des gens sans travail et désespérément en quête d’en trouver. Cela coûte moins cher que de fournir des médicaments, comme le démontre l’analyse coût/bénéfice de l’Anglo American Corporation de 2001. Selon cette dernière, seuls les 12 % de personnes les mieux payées justifient la dépense en médicaments contre le sida, étant donné le coût du recrutement et de la formation de ceux qui sont au sommet de l’échelle » (Bond, 2004, 2).
Et le docteur J.-P. Papart et ses collègues de conclure : « Lorsque le travail était autant le besoin du capital que celui des travailleurs, le consensus voulait que le droit à la guérison des maladies soit à disposition de tous ceux qui, de près ou de loin, avaient quelque force de travail à apporter ou à préserver. Lorsque le capital s’enrichit de l’exclusion du travailleur du procès de la production, la priorité d’une main-d’œuvre en bonne santé passe au second plan, avant peut-être de s’effacer tout simplement » (Papart et al., 2001, 274).
Cela nous amène donc à envisager des alternatives qui aillent au delà de simples considérations humanistes, qui sans aucun doute existent chez tous ceux qui méritent d’être qualifiés d’êtres humains. Ces alternatives ne seront réelles et complètes qu’à condition de répondre aux questions qui ont été posées.
Les grandes lignes des alternatives
On entend dire bien souvent de ceux qui dénoncent les illogismes du système économique et ses conséquences humaines désastreuses, qu’ils se contentent de protester, mais qu’ils n’ont pas grand-chose à offrir. Rien n’est moins exact pour ceux qui veulent bien s’informer. L’expérience des Forums sociaux est à ce sujet très éclairante, car on y découvre que des alternatives existent dans tous les secteurs et à tous les niveaux et qu’elles ne sont pas seulement des propositions irréalistes. Mais elles remettent en question des philosophies bien ancrées et s’affrontent à des intérêts considérables, d’où la difficulté de dégager la volonté politique de les mettre en œuvre. Dans le domaine de la santé, sans entrer dans les détails, nous signalerons quatre axes principaux et une réflexion de fond.
La santé : un droit reconnu universellement
L’article 12 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, élaboré par les Nations unies et signé par plus de 150 pays, rappelle » le droit qu’a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale qu’elle soit capable d’atteindre ». Une telle reconnaissance internationale est un acquis, mais elle peut rester à l’état de vœux pieux, si elle ne se traduit pas dans le concret, notamment par la reconnaissance du droit de tous à l’accès à des soins de qualité (Evans, 2002, 197-215). Voilà donc une prochaine étape à franchir, mais qui bouleverse la logique économique libérale actuelle et entraîne la réalisation des axes qui suivent.
La santé hors de la logique marchande
Si la santé et l’accès aux soins et médicaments est un droit de tous, ces secteurs n’ont pas leur place dans les négociations concernant le commerce international, c’est-à-dire au sein de l’OMC, des Accords sur la commercialisation des services (AGCS) ou de ceux concernant le droit de propriété intellectuelle (ADPIC ou TRIPS). Ils font partie, au contraire, du bien public mondial et doivent être traités comme tels. Il existe d’ailleurs un précédent dans le chef de la Convention sur le contrôle du tabac, de mai 2003, et approuvée avant même la fin de cette même année par 192 pays (Brundtland, 2003, 421). La lutte contre le tabagisme a été reconnue comme un devoir moral de l’humanité et fait donc partie de l’action commune des pouvoirs publics.
Mais sortir de la marchandisation va plus loin encore. La recherche dans ces domaines doit aussi respecter le principe que la connaissance en matière de santé est un bien public et que ses résultats ne peuvent être brevetés. Dans cette logique, elle sera financée par le secteur public et une stricte séparation entre recherche et production sera établie. L’industrie sera, pour sa part, rétribuée en fonction de ses services. Elle ne devra plus recourir au matraquage publicitaire, accepté dans certains pays, ou au lobbying législatif. Cela permettra la production sans restriction de médicaments génériques et l’établissement de prix différents selon les situations locales.
Les régimes d’assurance-maladie-invalidité doivent rester publics, seule manière de rompre le cercle vicieux des inégalités et de réaliser un équilibre dans le choix des priorités. Tout ceci ne signifie nullement une irrationalité économique ou un encouragement inévitable à la surconsommation, mais une autre rationalité, dont le fonctionnement sera garanti par son caractère démocratique, c’est-à-dire par le contrôle des intéressés.
L’adoption de mesures d’urgence pour résoudre les situations de crise
Tous les rapports sur la santé dans le monde signalent les situations dramatiques qui caractérisent aujourd’hui de nombreuses sociétés du Sud, avec des maladies telles que la tuberculose, la malaria ou la maladie du sommeil, sans parler du sida. Des mobilisations semblables à celles mises en route pour combattre la polio ou le SARS (Syndrome respiratoire aigu) ont prouvé leur efficacité. C’est l’OMS qui nous en informe. En Afrique de l’Ouest, 60 millions d’enfants furent vaccinés en moins d’une semaine. Dans le cas du SARS, « les savants ont mis de côté leur concurrence et ils ont partagé les résultats de leurs recherches » (Brundtland, 2003, 419). Ils les ont présenté aux 192 membres de l’Assemblée générale de l’OMS à Genève en 2003 et cette initiative eut des résultats remarquables.
En suivant la logique du droit à la santé, on parviendra aussi à sortir de la logique assistantielle laissant à des fondations privées ou à des initiatives individuelles le soin de choisir les priorités d’intervention et cela, sans pour autant négliger les solidarités entre personnes, qui peuvent être canalisées par les organismes publics nationaux ou internationaux.
Une approche intégrale
Tout ceci est cependant conditionné par une approche intégrale de la santé. L’exercice du droit à la santé n’est pas envisageable sans prendre en considération l’aspect préventif, c’est-à-dire tout ce qui concerne l’environnement naturel, les ressources économiques, la sécurité alimentaire, l’existence d’un Etat capable de garantir un tel droit, l’exercice d’un contrôle démocratique efficace. Pas de droit effectif à la santé, si la pollution de l’eau, de l’air, de la terre n’est pas réduite. Pas de droit non plus, tant que l’existence de paradis fiscaux permet l’évasion des responsabilités fiscales et la spéculation financière.
Des réalisations concrètes existent dans ce domaine et ont donné des résultats positifs. Il s’agit, en l’occurrence, de sociétés socialistes, où le secteur santé, tout comme celui de l’éducation, ont été retirés de la logique marchande, permettant ainsi de les insérer dans un projet social. La Banque mondiale a loué dans ses documents sur la santé au Vietnam, l’état des services dans ce pays, estimant que, malgré sa situation de pauvreté, il se situait au sommet de tous les pays de l’Asie du Sud-Est. Par ailleurs, la sortie du rapport de la Banque mondiale sur les indicateurs de développement mondial présentant les chiffres de 2001, mais rendu public en mai 2004, donna l’occasion à son président James Wolfensohn de féliciter le gouvernement cubain pour le fait que « Cuba se trouvait en tête de tous les pays pauvres pour les statistiques de santé publique et d’éducation ».
Au Venezuela, la constitution de 1999, reconnaît la santé comme un droit universel et inaliénable de l’être humain, qui doit être garanti par le caractère public et gratuit de la médecine. A cet effet, l’Etat a créé, en un an, 90 nouvelles cliniques, développé les soins primaires auxquels 14 millions de personnes ont eu accès, défini une liste de 500 médicaments génériques dont l’accès est gratuit et qui correspondent à 80% de la demande. Les médicaments contre le sida ont été achetés en Inde et sont distribués à 12 000 patients, ce qui a épargné à l’Etat 10 millions de dollars. Entre 1999 et 2003, les vaccinations ont été multipliées par 9. Une nouvelle formation des médecins de quartier ou de village a été entamée, afin de leur donner des orientations sociales. Une université médicale fut créée avec l’aide de l’Ecole de médecine des Amériques de La Havane et devrait en 6 à 10 ans répondre aux besoins de l’ensemble du pays. En attendant, 11 000 médecins cubains appuient le processus. Ces mesures sont conjointes à un programme d’éducation sanitaire de la population et d’assainissement environnemental et elles sont articulées avec la campagne d’alphabétisation et la réforme agraire. L’ensemble est financé par les pouvoirs publics qui y emploient une partie substantielle de la rente pétrolière (Le Courrier, 22.05.04).
Ces initiatives montrent qu’une démarche intégrale n’est pas seulement indispensable, mais possible, réaliste et efficace. Poursuivre des objectifs globaux sans négliger les petits pas semble la leçon à en tirer. Cela exige cependant une approche de la santé autre que celle d’une marchandisation généralisée.
Une interrogation philosophique
Il nous reste maintenant à poser une dernière question, d’ordre philosophique. Une série de personnes s’interrogent aujourd’hui, non pas seulement sur la manière dont le système de santé fonctionne dans les sociétés contemporaines, mais sur les bases mêmes de la pensée occidentale à ce sujet. On connaît évidemment le succès des médecines douces ou alternatives et de l’inspiration qu’elles trouvent dans les systèmes de pensée orientale, y compris la médecine ayurvédique ou chinoise. Elles sont construites souvent sur une vision de l’homme différente de celle de la philosophie des Lumières et elles ouvrent des perspectives très riches pour les développements scientifiques ultérieurs.
Il y a aussi les interrogations posées par Ivan Illich, qui n’hésitait pas à affirmer que la recherche de la santé était devenue le facteur pathogène par excellence. Les êtres humains, transformés en machines à consommer des médicaments pour prolonger des existences dont la qualité devient douteuse, objets de chirurgie à destination esthétique discutable, capables de manipuler le vivant pour des buts divers, ne sont-ils pas en train de perdre leurs repères ? Tout cela fait rebondir le problème à un autre niveau, qui sans doute dépasse le cadre de ce travail, mais dont on ne peut ignorer l’importance et la pertinence. Les potentialités pour l’avenir des nouveaux questionnements et des nouveaux dépassements ne peuvent être négligées.
En attendant, le combat pour « la santé pour tous » passe par des solutions concrètes, à la portée des individus et des sociétés, à condition de s’inscrire dans des programmes politiques nationaux, régionaux et internationaux, nouveaux et audacieux, capables de renverser la logique de la marchandisation et d’établir la priorité du bien-être construit socialement.
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