L’aggravation des inégalités de richesses enregistrée ces dernières décennies – entre pays et à l’intérieur de la plupart des pays – s’impose comme l’effet sociétal majeur de la globalisation de l’économie et signe, en cela, l’échec d’un modèle de développement planétaire, inique et inefficace. Les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), en se focalisant sur l’absolue pauvreté sans questionner les richesses des plus nantis, ont pourtant largement ignoré ce constat. En effet, « transformer des pauvres absolus en pauvres relatifs – voilà le projet des OMD – est parfaitement compatible avec la montée des inégalités » (Voituriez et Chancel, 2015). De ce point de vue, ces objectifs entretiennent l’idée, couramment brandie par les tenants du néolibéralisme, selon laquelle les inégalités économiques et sociales sont acceptables dès lors qu’elles profiteraient, par effet de ruissellement, aux plus démunis.
Après les résultats mitigés rencontrés par les OMD dans la réduction de la pauvreté, que peut-on attendre du nouvel agenda international pour le développement, en matière de lutte contre les inégalités ?
Les promesses des ODD
Transformer notre monde tout en ne laissant personne de côté, telle est l’ambition affichée par les chefs d’État et de gouvernement des pays membres des Nations unies à travers les dix-sept Objectifs de développement durable (ODD) adoptés le 25 septembre dernier pour les quinze prochaines années (ONU, 2015). De manière générale, les ONG saluent trois améliorations majeures apportées par les ODD, sur le papier. Premièrement, les préoccupations dépassent l’économique et le social pour prendre en considération la préservation de la planète. Ensuite, en inscrivant à l’agenda la réduction des inégalités au sein et entre les pays, les 193 chefs d’État et de gouvernement s’engagent à s’attaquer aux causes de la pauvreté. Enfin, les 17 objectifs constituent un agenda universel, qui concerne donc l’ensemble des pays du monde et non plus les seuls pays du Sud.
Réduire les inégalités, un « objectif pour les riches »
Sous la pression du G77 et de la Chine, le principe de « responsabilités communes mais différenciées » [1] a été inscrit dans le programme post-2015. Dans les faits cependant, le premier volet de ce principe – le partage des responsabilités – prend le pas sur le second : l’accent est mis sur la dimension universelle du programme, qui doit mobiliser « tous les pays, toutes les parties prenantes et tous les peuples », face à l’urgence des défis planétaires. Cette insistance sur l’enjeu des interdépendances mondiales a la fâcheuse tendance d’évincer la question – non dépassée – des déséquilibres Nord-Sud (Polet, 2015).
Face à cela, les organisations réunies dans le Groupe de réflexion de la société civile sur les perspectives du développement global [2] (2015) revendiquent, au nom de l’équité, l’application du deuxième volet de ce principe – le traitement différencié des responsabilités – comme principe fondamental pour la mise en œuvre des ODD. Concrètement, il s’agit de « tenir compte des différences réelles qui caractérisent la communauté internationale. L’engagement dans l’effort commun devient [alors] politiquement acceptable grâce à la différenciation » (Bartenstein, 2010). Le Groupe de réflexion plaide ainsi pour que soient explicités, dans l’agenda post-2015, les « objectifs et cibles pour les riches », au niveau des responsabilités nationales comme internationales. La réduction des inégalités dans et entre les pays (objectif 10) figure au premier plan de ces « objectifs pour les riches ».
Mais l’engagement des chefs d’État et de gouvernement, par l’identification d’une seule cible quantifiable [3], reste largement en deçà des attentes : « [La cible 10.1] ne fournit ni mesure ni valeur explicites pour améliorer la répartition des revenus et peut induire de mauvaises décisions politiques. Formulée comme telle (« Grâce à des améliorations progressives…, d’ici à 2030 »), elle permet que rien ne se fasse entre aujourd’hui et la date limite. Elle lie la réduction des inégalités à une croissance économique constante. Elle se garde de faire référence à la nécessité de redistribuer les revenus et les richesses. Et elle omet de mentionner la relation entre les revenus des riches (en particulier le 1%) et ceux des pauvres » (Groupe de réflexion de la société civile sur les perspectives du développement global, 2015).
En effet, la revendication, largement portée par les sociétés civiles du Nord et du Sud, pour davantage de justice fiscale internationale reste absente du document final des ODD. S’il évoque la nécessité « d’aider les pays en développement à rendre leur dette viable à long terme » – mais non d’annuler les dettes odieuses, illégitimes et/ou illégales –, les termes employés restent vagues concernant les politiques publiques dédiées à la réduction des inégalités. Ainsi le terme de « politiques fiscales » a été remplacé par celui, plus équivoque, de « politiques budgétaires » et aucune référence n’est faite, par exemple, à la progressivité de l’impôt sur les richesses privées ou à la nécessaire taxation des transactions financières.
Une cohérence au profit des multinationales ?
La notion de « cohérence des politiques » indique, en général, le fait que des politiques différentes aillent dans le même sens ou, à tout le moins, qu’elles ne se contredisent pas. Ainsi, la cohérence des politiques pour le développement (CPD) « suppose que soient pris en compte les besoins et les intérêts des pays en développement dans l’évolution de l’économie mondiale » (OCDE, 2003). Il s’agit donc, en théorie, d’une cohérence de type horizontal.
Dans les faits, l’application de la CPD nous apparaît plus que compromise lorsque l’on observe que de nombreux États engagés en faveur des ODD – non contraignants, faut-il le rappeler – négocient par ailleurs de nouveaux traités de « libre-échange », tels que le médiatisé Traité transatlantique (TTIP), son équivalent transpacifique (TPP) et les Accords de partenariat économique (APE) ; des traités contraignants exclusivement dédiés au marché, amplifiant le pouvoir des firmes multinationales, au détriment de l’égalité socio-économique et des droits humains (Zacharie et al., 2015).
S’il y a bien une cohérence, elle est donc, comme le précise Frédéric Thomas (2015), verticale : « toutes les politiques sont subordonnées au dogme de l’ouverture des marchés, d’où doivent naturellement découler la croissance, le développement et le bien-être. Dans cette optique, le développement est fonctionnel par rapport aux réformes néolibérales, et doit servir, au mieux, comme amortisseur aux chocs de la stratégie économique suivie. »
Ainsi, la Campagne pour les Objectifs des peuples pour le développement durable (2015), qui regroupe des organisations de base, des syndicats, des mouvements sociaux, des ONG et autres organisations du Sud, dénonce la mainmise du secteur privé sur le nouvel agenda international pour le développement à partir de trois constatations, qui sont autant d’inquiétudes : l’implication croissante des grandes entreprises multinationales dans l’élaboration des objectifs de l’agenda post-2015, le rôle grandissant donné au financement privé dans les moyens dévolus à la mise en œuvre des ODD (les fameux « partenariat public-privé » ou « multipartenariat ») et l’absence simultanée d’un renforcement de la redevabilité du secteur privé vis-à-vis des citoyens.
L’ampleur des inégalités économiques nécessite de s’attaquer aux fondements mêmes du système qui les produit. Si une telle transition systémique n’est pas à l’ordre du jour, il semble également illusoire d’espérer voir dans les ODD les signes d’une volonté manifeste de réguler les excès du néolibéralisme en faveur d’une répartition juste des richesses et du pouvoir entre les pays et au sein de ceux-ci.