L’émergence sur la scène continentale de mouvements des peuples autochtones constitue certainement l’un des faits marquants de l’histoire sociale récente de l’Amérique latine. Essentiellement caractérisées jusqu’il y a peu par les rapports de domination, d’exploitation ou de discrimination dont elles furent l’objet depuis l’époque de la colonisation, longtemps cantonnées dans un statut de « peuples-objets », les populations indigènes apparaissent aujourd’hui comme les « sujets », les acteurs potentiels, d’un processus d’affirmation inédit. Affirmation culturelle, sociale et politique.
Paradoxalement, alors que l’actuelle globalisation se révèle sous bien des aspects désastreuse pour ces peuples marginalisés, elle crée aussi les conditions de leur émergence en tant qu’acteurs sociaux identitaires. L’accélération de la mondialisation porte en elle-même les germes de réaffirmations culturelles, locales ou régionales. On le sait, la force désagrégatrice de la logique économique libérale entame les solidarités nationales et induit une fragmentation des principaux acteurs sociaux et des identités collectives. En Amérique latine comme ailleurs, la tendance s’accompagne d’une prolifération de mouvements identitaires à caractère religieux, national ou ethnique.
Certes fragiles et pas à l’abri de dérives intégristes, racistes ou réactionnaires rencontrées ailleurs, les exemples les plus emblématiques des mouvements indigènes apparus en Amérique latine – zapatisme au Mexique, Conaie en Equateur – parviennent aujourd’hui à articuler une double dimension culturelle et sociale dans leur lutte éminemment politique. Ils combinent, de façon assez novatrice, appartenance ethnique, protestation éthique et actions sociales et politiques. Leurs revendications portent tant sur la reconnaissance des droits humains des indigènes, que sur la démocratisation en profondeur du pays et la critique du modèle de développement néolibéral. Suffisamment identitaires pour ne pas se diluer, suffisamment ouvertes pour ne pas se replier, ces rébellions multiplient les ancrages - local, national et international - sans les opposer. Elles manifestent, de la part des populations indigènes qui les animent, une volonté d’émancipation, d’appropriation et de maîtrise de la modernité. Une volonté de focaliser le débat tant sur la démocratisation du système politique et sur l’Etat dans sa relation avec les acteurs sociaux, que sur la remise en question du système économique dominant.
En cela, ces mouvements émergents semblent avoir tiré les leçons des antagonismes d’hier entre syndicats paysans et organisations indigènes. Lorsque les premiers, au profil « classiste », donnaient priorité dans leurs analyses et leurs revendications aux rapports sociaux et à la position sociale de leur base, les secondes, plus culturalistes, tendaient à privilégier des options identitaires de récupération des traditions, voire de restauration d’ordres anciens, fussent-ils injustes sur le plan social. Les rivalités entre leaders des deux tendances n’étaient pas pour rien dans ces divisions du mouvement populaire, paysan et indigène, et finissaient par radicaliser et polariser les positions respectives.
Aujourd’hui, si la justice sociale reste l’étoile à atteindre, sa quête repose désormais sur la responsabilisation du pouvoir, la reconnaissance des diversités et la revalorisation de la démocratie. Le néozapatisme déclare ainsi fonder sa légitimité sur ses tentatives de dépassement de l’autoritarisme, de l’avant-gardisme, du dogmatisme et du militarisme. Identitaires, les insurgés indiens sont aussi révolutionnaires et démocrates et appellent à la convergence des résistances sociales, culturelles et politiques en butte à l’omnipotence d’un marché facteur d’inégalités et destructeur d’identités particulières. Le défi posé par ces luttes indigènes – des Mapuches du Chili et d’Argentine aux Mayas d’Amérique centrale, en passant par les Aymaras et les Quechuas des Andes, les Kunas de Panama, etc. – est la réconciliation des principes de diversité (et d’interdépendance des espaces politiques et culturels) et d’égalité (renouveau de la perspective égalitaire). Ces mouvements revendiquent une autonomie sans séparation, une intégration sans assimilation… A la déferlante uniformisatrice de la mondialisation et à l’indigénisme intégrationniste des autorités nationales, les organisations indiennes répondent par un indianisme respectueux des identités. « Etre reconnus égaux et différents », « Egaux parce que différents » selon les propres termes de la leader zapatiste Ana Maria.
Ces utopies et cette prétention à conjuguer une inscription dans les luttes sociales, nationales et internationales, des revendications particulières à caractère ethnique et un nouvel internationalisme anticapitaliste ne naissent pas de nulle part. Elles se fondent tant sur l’émergence de jeunes élites novatrices au sein des communautés traditionnelles, sur des conflits de générations, sur la rupture d’unanimismes communautaires provoqués par la modernisation, que sur l’héritage revisité des valeurs propres aux mondes indigènes. Mais elles puisent aussi dans les multiples influences culturelles et politiques dont les mouvements porteurs de ces utopies furent l’objet ces dernières décennies : que ce soit, sur le plan religieux, de courants inspirés par les théologies de la libération, ou sur un plan plus sociopolitique, d’organisations paysannes, syndicales et de mouvements révolutionnaires aujourd’hui en reflux.
Plusieurs dangers ou dérives guettent bien sûr ces luttes indigènes : la répression d’abord, les tentatives d’étouffement, de cooptation, d’institutionnalisation, de neutralisation, mais aussi les risques de crispations ethniques des mouvements eux-mêmes, de replis identitaires, de régressions autoritaires, ou à l’inverse, de dilution, d’érosion progressive des capacités d’action de ces acteurs en résistance. Plus insidieusement, sur un plan plus théorique, ces rébellions pourraient aussi être les victimes d’une certaine perspective analytique qui tend à opposer ces nouveaux mouvements sociaux aux anciens et ce, en absolutisant la nouveauté de leur idéologie et de leurs modes d’organisation. En revanche, prétendre épuiser la richesse de ces mouvements indigènes contemporains dans des cadres théoriques figés pourrait également avoir des conséquences fâcheuses pour l’action.
Ce qui est en jeu, au-delà du sort et de la survie des communautés autochtones et des indigènes eux-mêmes, ce sont les modes d’intégration sociale et d’unité nationale dans le cadre de la mondialisation de l’économie et de la culture occidentale. Des réponses que ces mouvements apporteront aux questions épineuses du multiculturalisme au sein d’Etats-nations en crise, du type d’autonomie à construire, du rapport au politique et à la conquête du pouvoir, dépendra bien sûr leur futur, mais aussi leurs articulations avec d’autres luttes et résistances. Car, on le sait, sur ces thèmes ambivalents de l’autonomie, du rapport au pouvoir et du multiculturalisme, les réformes institutionnelles et constitutionnelles en cours (au Mexique, Guatemala, Venezuela, Bolivie…) peuvent soit être particulièrement fonctionnelles ou en phase avec le modèle néolibéral dominant, soit correspondre à une logique démocratique d’émancipation et de résistance à cet ordre.