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Les jeunes dans une société en mutation

Depuis le dernier quart du vingtième siècle, des idées, des références culturelles, des valeurs, des normes de conduite plus ou moins nouvelles se répandent dans le monde occidental et notamment en France. Lentement mais sûrement, elles s’installent dans les esprits et orientent les comportements. Les plus réceptifs à ces innovations culturelles sont les plus jeunes (hommes ou femmes), les plus scolarisés, les plus urbanisés et les plus laïcisés : c’est exclusivement de cette catégorie sociale qu’il s’agit ici. Il faut se rappeler cependant que, si ces individus sont bien les principaux porteurs de ces valeurs nouvelles, elles gagnent aussi, progressivement, les autres groupes sociaux. On observe d’ailleurs un rapprochement entre les valeurs des différents groupes d’âge. Quelles sont les valeurs auxquelles croient ces personnes ?

Sous l’égide de l’Union européenne, des sociologues organisent tous les neuf ans (1981, 1990, 1999 et 2008), dans tous les pays de l’Union, un sondage européen sur les valeurs : un long questionnaire est passé à des échantillons représentatifs de la population de chaque pays ; on recueille ainsi les opinions des gens sur toutes sortes de questions : la famille, le travail et les loisirs, l’éducation, la religion et la morale, la politique, l’économie, l’environnement, la sociabilité. Les résultats sont analysés et publiés dans chaque pays : par exemple, pour la Belgique, L’univers des Belges (1984) ; Belges heureux et satisfaits (1992) et Belge toujours (2001) ; pour la France : Les valeurs des Français (1984), Les valeurs des Français (2000), La France à travers ses valeurs (2009). Certaines études proposent aussi des comparaisons internationales : par exemple, Jean Stoetzel, Les valeurs du temps présent, (1983) et Ronald Inglehart, La transition culturelle dans les sociétés industrielles avancées (1993). D’autres portent sur certaines catégories particulières de la population, et notamment sur les jeunes : par exemple Olivier Galland, Les jeunes Français ont-ils raison d’avoir peur ? (2009) ou Bernard Roudet, Regard sur les jeunes en France (2009).

La brève étude présentée ici porte exclusivement sur l’évolution des valeurs des Français en général et des jeunes en particulier, de 1981 à 2008 [1]. J’ai choisi de travailler sur la France, parce que l’analyse des résultats de l’enquête 2008 n’est pas encore disponible pour la Belgique et parce que c’est un pays proche du nôtre, culturellement et géographiquement. Il faut cependant se méfier de ce genre de généralisation. Comme le montre bien Olivier Galland (voir « Valeurs des jeunes, une spécificité française en Europe ? », in Regard sur les jeunes en France, p. 181), les pays européens sont souvent assez différents les uns des autres du point de vue de l’évolution des valeurs : « Les jeunes Français ou les jeunes Anglais sont probablement d’abord français ou anglais avant d’être jeunes ». Cependant, partout en Europe, malgré des différences au départ de l’évolution, « les jeunes adhèrent toujours plus fortement à des valeurs d’autonomie que les personnes plus âgées. Ce résultat se vérifie aussi dans les pays de l’Est, même si ceux-ci, y compris pour les jeunes, sont globalement déportés vers le pôle « traditionnel » des valeurs européennes » (O. Galland, op. cit., p. 187).

Quelles sont les valeurs auxquelles croient ces personnes

• Elles valorisent, plus que toute autre institution, la famille ; pourtant, elles estiment moins qu’avant qu’il est de leur devoir de se sacrifier pour leurs parents, ou que ceux-ci aient le devoir de se sacrifier pour leurs enfants : donc, il s’agit d’une solidarité familiale très valorisée, mais plus librement consentie que jadis.

• Elles se mettent en couple un peu avant trente ans (sans se marier : elles négligent la formalisation juridique, mais apprécient cependant le rite religieux) ; elles condamnent l’adultère et valorisent la fidélité, mais il faut que celle-ci soit librement acceptée ; elles choisissent de faire des enfants si elles en veulent, et pensent que ceux-ci ont besoin, pour s’épanouir, d’avoir, de préférence, une mère et un père ; elles veulent leur enseigner surtout la tolérance, le respect des autres, les bonnes manières, le sens des responsabilités ; mais elles savent aussi que l’amour n’est pas éternel : elles divorcent de plus en plus souvent, et sans (trop de) culpabilité ni de drame.

• Elles aiment se faire des amis à condition de les choisir et savent faire preuve de tolérance et de respect pour les différences des autres, notamment ethniques et culturelles – elles n’aiment pas, cependant, les voisins qui peuvent perturber leur sécurité (les drogués, les alcooliques, les délinquants, les extrémistes et… les Gitans !) ; elles participent volontiers à des associations, surtout à celles qui ont des buts culturels, sportifs ou ludiques (plus que sociaux ou politiques) ; cela ne les empêche pas cependant d’être assez méfiantes vis-à-vis des autres en général, et surtout des groupes qui réclament d’elles une trop grande implication ou les soumettent à un trop fort contrôle social.

• Elles aiment choisir elles-mêmes, selon leur évaluation des situations, les normes morales de leur conduite et elles vont de moins en moins les chercher dans la religion, et surtout pas dans les prescriptions de l’Église instituée – l’Église n’est plus pour elles qu’une pourvoyeuse de rites, donnant de la solennité aux grandes occasions de leur vie (naissances, mariages et surtout décès) ; elles conservent cependant une grande sensibilité religieuse, mais elles choisissent elles-mêmes leurs croyances : un Dieu personnalisé, la vie après la mort, le paradis, l’enfer, la réincarnation, les porte-bonheur ; elles croient, mais sans appartenir à une Église.

• Elles valorisent beaucoup le travail (aussi bien les femmes que les hommes) qu’elles considèrent comme un vecteur important de leur réalisation personnelle : de leur emploi, elles attendent non seulement un bon salaire et de la sécurité, mais aussi (et souvent, plus encore) une bonne ambiance, une grande autonomie de décision et une occasion de prendre des responsabilités ; elles sont réalistes cependant : en temps de crise, quand les emplois sont plus rares, elles se montrent moins exigeantes ; elles estiment aussi que travailler est un devoir vis-à-vis de la société et qu’il est humiliant de vivre aux crochets de la solidarité instituée.

• Elles ne croient plus au « grand projet prométhéen » du Progrès (maîtrise de l’homme sur la nature par la science, la technique et le travail) et l’ont remplacé par une forte adhésion au « grand récit écologique », fondé sur la restauration d’une harmonie entre l’homme, la technique et la nature ; elles condamnent les expériences sur les embryons humains, et craignent les risques résultant de l’usage des OGM ; mais elles tolèrent cependant la fécondation in vitro parce que cette technique résout un problème important pour l’épanouissement de certaines personnes.

• Elles sont plutôt déçues par le modèle économique néolibéral (auquel, pourtant, elles croyaient fermement dans les années quatre-vingt et même nonante) ; elles n’ont plus confiance dans les entreprises pour assurer l’intérêt général ni dans les vertus de la libre concurrence : celle-ci engendre trop d’inégalités et surtout la hausse des prix, donc la réduction de leur pouvoir d’achat, qui est devenu leur souci majeur (plus que l’insécurité, qui les préoccupait davantage il y a dix ans) ; elles se sont remises à attendre que les solutions viennent de l’État (qu’elles avaient tant critiqué) et à faire davantage confiance aux syndicats (auxquels elles ne croyaient plus).

• Si elles attendent beaucoup de l’État, elles ne sont pas pour autant convaincues que celui-ci soit capable d’apporter des solutions à leurs problèmes et c’est pourquoi elles sont très pessimistes quant à l’avenir de la société, à cause des lacunes du système politique (le Parlement, le Gouvernement) ; si elles réaffirment pourtant leur foi dans la démocratie, elles la critiquent aussi durement ; elles ne croient pas beaucoup aux partis politiques et au système électoral et préfèrent s’impliquer dans des actions plus ponctuelles (des pétitions, des manifestations) ; elles sont plutôt centristes, même si elles reconnaissent encore une certaine pertinence du clivage entre la gauche et la droite ; elles sont parfois tentées par l’avènement d’un « homme fort » [2] ou par un gouvernement des experts ; de l’État, elles attendent aussi de la sécurité et, pour cela, elles font confiance aux institutions qui garantissent l’autorité et l’ordre dans la sphère publique (la police, l’armée) ; enfin, elles ne font guère confiance aux institutions de l’Union européenne.

• Certes, elles se disent tolérantes, permissives et respectueuses des différences, mais elles appliquent surtout cette attitude à la sphère privée (la famille, les amis), alors que, dans la sphère publique, elles ne tolèrent ni l’incivisme (la corruption, la fraude fiscale ou sociale), ni l’extrémisme (surtout de droite), ni le fanatisme (la violence, le terrorisme) ; elles sont très attachées à l’idée d’égalité (plus qu’à celle de liberté, qu’elles défendaient davantage il y a dix ans), mais elles sont cependant peu disposées à passer à l’acte et à faire preuve de solidarité concrète envers ceux qui en ont besoin ; elles préfèrent, pour cela, faire confiance aux institutions de l’État-providence et attachent donc une grande importance à leur sauvegarde (surtout à l’éducation, à la santé et à la sécurité sociale).

• Leur pessimisme quant à l’avenir de la société ne les empêche pas d’être très optimistes quant à leur destinée personnelle. Une large majorité de Français se disent heureux et leur satisfaction dans la vie ne fait qu’augmenter. Ainsi, l’individu se sent capable d’affronter son avenir personnel, dans un monde qu’il croit pourtant à la dérive !

• Elles valorisent plus qu’avant la nationalité française et s’en déclarent fières, mais, en même temps, elles sont moins chauvines ou xénophobes, plus tolérantes et respectueuses des différences (d’origine, de comportement, d’idées) des autres, et mieux disposées à accepter les immigrants.

• L’ensemble des tendances rappelées ci-dessus [3] sont révélatrices d’un changement du rapport de ces personnes à elles-mêmes (leur identité), qui les incite à changer aussi leurs relations avec les autres (le lien social).

Rapport à soi : ces personnes veulent, plus que dans le passé, choisir et maîtriser leur vie personnelle, c’est-à-dire être sujets de leur existence dans tous les champs relationnels auxquels elles participent (en famille, à l’école, au travail, en politique, à l’église) ; tout en restant cependant très réalistes, elles croient avoir le droit de s’épanouir comme individus et de choisir leur vie ; dès lors, elles attendent des institutions sociales, économiques, juridiques et politiques qu’elles leur en donnent les moyens.

Rapport aux autres : pour être sujet, il faut être acteur, savoir agir sur les autres ; à cet égard, ces personnes préfèrent les relations plus contrôlables, celles qu’elles peuvent mieux maîtriser par leurs choix (la sphère privée), celles qui sont plus authentiques, moins médiatisées par des institutions (les liens familiaux et amicaux), celles qui contribuent à leur autoréalisation personnelle, et celles qui leur procurent à la fois plus de plaisir et de sécurité.

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Notes

[1Je me suis appuyé ici sur deux ouvrages : Pierre Bréchon et Jean-François Tchernia (sous la direction de…) : La France à travers ses valeurs (Paris, Armand Colin, 2009) et Bernard Roudet (sous la direction de…) : Regard sur les jeunes en France (Paris, Armand Colin, 2009).

[2Ceci est peut-être conjoncturel. Mais il est impossible de savoir si c’est Nicolas Sarkozy qui a convaincu les Français qu’ils avaient besoin d’un « homme fort » ou si c’est parce qu’ils étaient déjà convaincus qu’ils l’ont élu !

[3Rappelons que ces tendances, même si elles s’observent depuis plusieurs décennies, ne sont jamais irréversibles (elles dépendent aussi des conjonctures), ne se propagent pas partout de manière régulière (elles sont plus rapides dans certains champs que dans d’autres, dans certains pays que dans d’autres).


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.