Depuis des années, le Liban fait face à une importante crise économique et sociale : le pays a des niveaux alarmants de déficit de la balance courante et publique ; une dette publique qui explose aux alentours de 150 % du PIB (soit le troisième ratio le plus élevé au monde après le Japon et la Grèce) ; des niveaux de pauvreté et de chômage particulièrement élevés (aux alentours de 35 % pour les moins de 35 ans selon les estimations les plus couramment citées par les experts) ; des services publics défaillants et des infrastructures en voie d’effondrement. À ces données bien connues, il faut en ajouter une autre, longtemps passée sous silence : le Liban est l’un des pays les plus inégalitaires au monde.
Polarisation extrême
Dans une étude intitulée « Repenser le miracle libanais » et publiée en 2017, j’ai pu estimer le niveau des inégalités de revenus en combinant de manière systématique toutes les données disponibles sur le revenu (enquêtes auprès des ménages, comptes nationaux, rapports sur les finances publiques et classements sur les grandes fortunes) avec de nouvelles microdonnées fiscales partagées par le ministère des Finances. Résultat : entre 2005 et 2014, le 1 % de Libanais les plus riches ont reçu près du quart du revenu national total, ce qui place le Liban à des niveaux similaires à ceux du Brésil et de l’Afrique du Sud. Plus frappant encore : environ 55 % de la richesse du pays est captée par les 10 % les plus riches, tandis que la moitié la plus pauvre de la population doit se partager un dixième du revenu national. En outre, les 10 % les plus riches ont ainsi vu leurs revenus augmenter de 5 à 15 % ; tandis que les 10 % les plus pauvres ont, eux, vu leurs revenus se contracter du quart. Enfin, pour ce qui est du patrimoine, un simple coup d’œil aux données du classement annuel de la fortune des milliardaires établi par le magazine Forbes (qui, comme pour nombre de pays, constitue la seule source d’estimation disponible en la matière) suffit à confirmer que les milliardaires libanais semblent très bien se porter : entre 2005 et 2016, leur fortune représentait en moyenne 20 % du revenu national, contre 2 % en Chine, 5 % en France et 10 % aux États-Unis.
Dans un tel contexte de crise économique et d’inégalités sociales extrêmes, il n’est guère surprenant que l’annonce jeudi dernier par le gouvernement de deux nouvelles mesures fiscales régressives – l’introduction d’un prélèvement forfaitaire de 20 cents par jour sur les appels téléphoniques par internet et l’annonce d’une hausse de 11 % à 15 % de la TVA d’ici à 2022 – ait été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.
D’autant que cette mesure symbolique s’est ajoutée à une longue liste de mesures d’austérité approuvées dans le budget 2019 adoptées pour tenter d’endiguer l’hémorragie des caisses de l’État et lutter contre la crise économique et financière du pays. Or cette politique d’austérité a creusé encore davantage le fossé entre la population et sa classe dirigeante. En frappant les plus vulnérables et en épargnant les plus riches – notamment leur patrimoine et leurs rentes immobilières et bancaires –, ces mesures ont probablement accentué les inégalités sociales et révélé la réticence des élites du pays à consentir également aux efforts exigés pour alléger la dette. Cela explique que les revendications sociales aient, cette fois, pris le dessus sur les clivages confessionnels qui les avaient jusque-là éclipsées du débat public.
Hypocrisie
Ces protestations marquent vraisemblablement déjà un tournant dans l’histoire récente du Liban. Il est cependant difficile à ce stade de savoir si elles vont permettre de sortir de l’impasse politique et économique dans laquelle le pays se trouve depuis la fin de la guerre civile en 1990. Jusqu’à présent, la réponse du gouvernement à la demande de démission du peuple demeure bien en deçà des enjeux. D’abord, peu de ministres ont démissionné en dépit des revendications des manifestants. Ensuite, les annonces faites par le Premier ministre Saad Hariri sont pour l’instant seulement symboliques (en particulier l’annonce de la réduction de 50 % des salaires des hauts fonctionnaires, des parlementaires et des politiciens, ainsi que la suppression de certains de leurs privilèges). Si l’annonce de l’introduction d’un impôt exceptionnel sur les bénéfices des banques va dans la bonne direction, elle souligne en même temps d’une certaine façon l’hypocrisie du gouvernement, qui semble soudainement en mesure de trouver des milliards de dollars sans avoir à augmenter la pression fiscale sur les catégories sociales les plus fragiles.
Plus que l’accumulation de mesures éparses, la situation du pays requiert une réforme globale et cohérente de la politique économique. Même dans le contexte de crise actuelle, la mauvaise gestion de l’État a laissé une grande marge de manœuvre pour des mesures susceptibles d’améliorer la situation économique tout en générant des recettes publiques. Comme je l’ai suggéré dans ces colonnes, cette réforme porterait d’abord sur le plan fiscal, avec en premier lieu l’instauration d’un système général d’imposition progressive des revenus et du patrimoine. Cette réforme fondamentale permettrait de corriger le caractère régressif du système actuel. Cela permettrait en outre de simplifier le système, d’élargir significativement l’assiette d’imposition, de faciliter la collecte et de lutter plus efficacement contre l’évasion fiscale. La refonte de la fiscalité inclurait d’autres mesures significatives telles que l’augmentation du taux d’imposition marginal supérieur (très faible par rapport aux standards internationaux) ou l’établissement d’un impôt forfaitaire sur la fortune.
Pour desserrer l’étau du service de la dette, l’État pourrait imposer une restructuration de la dette comportant l’annulation partielle de la dette détenue par les banques nationales, la réduction des taux d’intérêt sur la dette antérieure et l’obligation pour les banques de lui prêter à un taux d’intérêt nul pendant un à trois ans. Enfin, la mise en place d’un véritable système de protection sociale pour tous et la mise en œuvre du plan d’investissement dans les infrastructures, l’éducation et la santé sont également nécessaires pour répondre aux revendications sociales au cœur du mouvement populaire.
(Ce texte est une adaptation, revue et complétée par l’auteure, d’un article publié en anglais et arabe sur Diwan, le blog du Carnegie Middle East Center)