1) Pourquoi et surtout comment apportez-vous votre soutien aux opposants à la candidature de Paris aux JO 2024 ?
Ma participation à cette campagne d’opposition aux JO 2024 à Paris s’est principalement limitée à un soutien moral. L’un de ses instigateurs, Fabien Ollier, directeur de la revue Quel Sport ? m’a soumis une première mouture de son appel – paru, je crois, dans Libération – que j’ai approuvé et signé sans hésitation. Ayant suivi de près les dynamiques qui ont présidé à l’organisation de la Coupe du monde au Brésil (2014) et des Jeux olympiques de Rio de Janeiro (2016), et étant bien conscient de l’incroyable distance qui sépare les effets d’annonce sur les soi-disant retombées liées à ces événements et leurs impacts concrets sur le terrain, je ne pouvais qu’être en phase avec l’analyse et les arguments avancés dans ce texte. Pour le reste, étant basé en Belgique, il m’était difficile de m’investir davantage dans cette campagne. Il appartient surtout à la société civile française de juger du bien-fondé – ou non – de cette candidature sur base des analyses et arguments mis en avant ; et de se mobiliser en conséquence.
2) Quelles conséquences avez-vous dénoncées suite aux JO de Rio ? Où en avez-vous fait part ?
On aurait pu parler aussi des Olympiades grecques en 2004, des Jeux olympiques de Beijing en 2008, de la Coupe du monde de football sud-africaine en 2010 voire des Commonwealth Games, organisés à Delhi la même année. L’on ne fait que rarement la publicité d’un échec, a fortiori, lorsqu’on en est à l’origine. Or, si l’on fait l’effort de tirer un bilan critique et réellement étayé de ces méga-événements sportifs, on constate que, partout, le scénario est plus ou moins identique. Les résultats sont similaires. C’est consternant. À ce propos, les conclusions des analystes critiques sont souvent unanimes comme le montrent les textes réunis dans le numéro de la revue Alternatives Sud consacré au sport et aux compétitions internationales que j’ai coordonné l’année dernière (http://www.cetri.be/Sport-et-mondialisation-4064).
Intense concurrence dans un premier temps entre villes et/ou pays candidats pour s’attirer les bonnes grâces du CIO ou de la FIFA, et bien entendu celles de leurs puissants sponsors. Une compétition qui n’est pas sans rappeler la compétition mondiale à laquelle se livrent les États nationaux pour attirer les investissements, via par exemple l’octroi d’importants avantages fiscaux. Coûteuse campagne de communication réalisée par les autorités, les organisateurs locaux et leurs partenaires privés à destination du public qui vante les mérites et les avantages liés à l’organisation, et n’hésite pas à caresser la fibre nationaliste. Imposition au pays ou à la ville, ayant obtenu le Saint Graal, d’un cahier des charges très sévère, souvent ruineux pour les finances publiques, mais particulièrement avantageux pour les partenaires commerciaux et les investisseurs privés. Destruction de quartiers entiers pour faire place aux infrastructures sportives « pour le bien de la collectivité ». Dépassement des budgets prévisionnels, abandon de nombreuses infrastructures par la suite, appelées à devenir des chancres urbains....
Pourtant, dans la phase qui précède l’événement, le même discours est répété à l’envi. Tout en offrant au pays organisateur une formidable vitrine internationale, ces méga-événements stimuleraient la croissance, attirant touristes et investisseurs. Ils généreraient de nombreux emplois et faciliteraient le déploiement d’infrastructures urbaines modernes, en particulier là où elles sont inexistantes. Ils renforceraient l’attractivité des villes hôtes, l’image de marque du pays à l’étranger et stimuleraient la pratique de sports au niveau national. Ils seraient même un vecteur de cohésion sociale, en plus d’être un instrument de projection internationale. Bref, accueillir de tels événements sportifs ne comporterait que des avantages. Reprise en boucle par les autorités, les lobbies du sport et un large éventail d’acteurs privés, cette rhétorique s’impose aussi dans le champ médiatique. Elle est rarement questionnée, mis à part par quelques francs-tireurs. D’ailleurs ces derniers sont généralement taxés, au mieux, de grincheux dépourvus de tout esprit sportif et patriotique, au pire, d’inconséquents faisant l’impasse sur une « formidable opportunité historique ». De fait, peu nombreux sont ceux qui parmi les responsables politiques qui s’opposent à l’organisation de ces grands-messes du sport.
Pourtant, une fois le spectacle terminé et les athlètes de retour chez eux, les pays et villes hôtes doivent souvent déchanter. L’heure n’est plus à la fête. L’Afrique du Sud par exemple est encore en train d’éponger les coûts liés à l’organisation de sa Coupe du Monde. La Grèce a considérablement alourdi le fardeau de sa dette pour organiser les jeux en 2004 avec les conséquences que l’on connaît aujourd’hui. Et le Brésil est aujourd’hui en train de s’enfoncer dans l’une des pires crises institutionnelles, politiques et économiques de son histoire. Il faut dire que dans ce dernier cas, les budgets prévisionnels ont été dépassés de près de 247 %.
Ce dernier exemple est emblématique. L’État fédéral brésilien et les entités fédérés auraient investi au total près de 30 milliards d’euros dans l’organisation du Mondial et des Jeux olympiques. Des stades flambants neufs ont été construits dans des villes de second rang, d’autres ont été agrandis de manière démesurée. Et d’importants investissements ont été réalisés pour accueillir les spectateurs, permettre leur déplacement dans les meilleures conditions possible, assurer leur confort et leur sécurité. Pour quel résultat et à quel prix ? Des quartiers entiers ont été rasés, des dizaines de personnes ont été expulsées de chez elles, le pays est aujourd’hui financièrement exsangue et l’État de Rio se retrouve même au bord de la faillite. Certaines infrastructures n’ont jamais été terminées, et d’autres sont déjà laissées à l’abandon, à l’instar du célèbre stade du Maracana, lequel avait été complètement défiguré pour accueillir les deux méga-événements. En outre, les investissements réalisés dans ce cadre se sont révélés d’une utilité sociale quasi nulle.
Il faut dire qu’alors que la fête sportive battait son plein, le Brésil était en train de s’acheminer vers l’une des plus graves récessions de son histoire, sur fond d’une profonde crise politico-institutionnelle alimentée par les révélations faites dans le cadre de l’enquête sur l’énorme scandale politico-financier, le Lava Jato. Tout cela a fini par créer un climat de défiance vis-à-vis du gouvernement qui a précipité la chute de Dilma Rousseff, et entraîné l’adoption par le gouvernement illégitime et putschiste de Michel Temer d’une mesure constitutionnelle interdisant toute hausse des dépenses publiques – sociales notamment – sur près de vingt ans, au détriment, évidemment, des catégories sociales les plus pauvres et fragiles ! Dans la crise que connaît aujourd’hui le Brésil, il importerait de mieux cerner le rôle de ces méga-événements sportifs. Nul doute qu’ils ont contribué à ouvrir la porte aux politiques d’austérité.
Le Brésil n’est certes pas la France, et Rio n’est pas Paris. Mais si l’on se penche sur d’autres exemples, on constate que dans la plupart des villes ayant organisé ce type d’événement, les retombées sont la plupart du temps bien loin d’être à la hauteur des résultats escomptés (et présentés) ! Il suffit ici aussi d’évoquer le cas emblématique de la Grèce. En fait, seul Londres semble s’en être tiré à bon compte. Et ce n’est certainement pas un hasard si les promoteurs des jeux en font « le » modèle à suivre. Mais les autorités londoniennes ont veillé à inscrire ces jeux dans un projet de développement urbain plus large, qui repensait la mobilité et veillait à redynamiser certains quartiers. Et puis, il faut avouer que Londres avait financièrement les reins plus solides et les moyens de ses ambitions. Les Londoniens ont su mieux qu’ailleurs tirer profit de l’événement en imposant leur vision.
3) Selon vous, comment les JO de Rio auraient-ils dû s’organiser pour éviter ces conséquences émises plus haut ?
La nomination coup sur coup du Brésil pour la Coupe du monde et pour les Jeux olympiques a donné lieu à d’incroyables scènes de liesse dans le pays. Mais le pays vivait aussi depuis l’arrivée de Lula à la présidence (2003) une période faste sur le plan socio-économique. D’une certaine manière, le choix du Brésil par les deux grandes fédérations sportives est venu consacrer la « réussite » du pays et son nouveau statut international de « puissance émergée ». Depuis, la crise est malheureusement passée par là avec son cortège de destruction d’emplois, de coupes budgétaires et de dégradations des services publics. L’horizon s’assombrissant, de plus en plus de voix se sont alors élevées pour dénoncer les sommes injectées dans l’organisation de ces compétitions. Et, en juin 2013, des millions de Brésiliens ont pris d’assaut les rues des grandes villes pour réclamer de meilleurs services publics et dénoncer le coût du Mondial. Dans un contexte d’aggravation progressive de la crise et d’éclatement de nombreuses affaires de corruption (notamment dans l’attribution des marchés publics dans la ville de Rio), ces mobilisations – les plus grandes dans le pays depuis 1992 – vont finalement porter un coup fatal à l’image du gouvernement de Dilma Rousseff et précipiter sa destitution illégitime en avril 2016 par le Parlement sous un prétexte futile.
Reste que les méga-événements ne sont pas préjudiciables pour tout le monde. Au Brésil comme dans d’autres pays hôtes, une poignée d’acteurs ont tiré leur épingle du jeu, en captant, directement ou indirectement, l’essentiel des revenus générés par ces compétitions sportives : bureaux de consultance, entreprises de BTC, agences immobilières, sponsors, politiques, etc., bref, autant d’acteurs privés qui avaient soutenu la candidature du pays et avaient activement participé aux campagnes de promotion. Et ne parlons pas des Fédérations sportives (FIFA, CIO, etc.) qui encaissent les faramineux droits de retransmission et les revenus du sponsoring.
On touche ici le coeur du problème. Celui-ci n’est pas tant l’organisation en elle-même de tels événements, mais celui de la répartition de la charge financière et de la distribution des bénéfices. Comme le notait il y y déjà pas mal de temps l’économiste du sport Wladimir Andreff, ce qui est bon pour le pays « est encore meilleur pour Adidas, Coca-Cola, ABC et d’autres multinationales ». Généralement, les contrats qui lient les organisateurs font la part belle aux partenaires commerciaux et investisseurs privés qui tendent à s’approprier le gros de la rente sportive tout en imposant à leur avantage leurs propres critères et modalités d’organisation. Vu l’engouement pour le spectacle sportif, ils en sont clairement les grands bénéficiaires. Quant aux pouvoirs publics, après avoir été appelés par ces mêmes acteurs à mettre la main au portefeuille, il ne leur reste plus qu’à éponger les dettes après coup. L’ex-président de la Confédération brésilienne de football, Ricardo Teixeira (actuellement poursuivi pour son implication dans le scandale de la FIFA), avait notamment affirmé en 2007 que l’essentiel des travaux prévus pour l’organisation de la Coupe du monde de football allait être pris en charge par le secteur privé. Or il s’est avéré après coup que l’État a assuré près de 89 % des investissements. Gains durables pour les uns donc, endettement pour les autres !
En fait, c’est ce modèle néolibéral de socialisation des pertes et de privatisation des profits qui doit être radicalement remis en question. Pour bien faire, l’organisation d’un tel événement devrait s’insérer dans un plan plus large de développement urbain, plus déconnecté du momentum, discuté par l’ensemble des parties, y compris par les organisations de base, à charge pour elles de juger de l’opportunité d’un tel événement et de veiller à ce que les coûts soient réellement partagés et les retombées équitablement réparties. C’est notamment ce que réclamait le Comité popular da Copa e das Olimpiadas, une coalition de mouvements sociaux, de citoyens et d’organisations de base créée à la suite des premières expulsions... Malheureusement il n’a guère été entendu, ou si peu, mais les rapports qu’il a publiés devraient être une bonne source d’inspiration pour d’autres acteurs collectifs dans le monde.
4) Vous êtes sociologue et historien, comment expliqueriez-vous cette euphorie qu’il y a autour de ce type d’événement sportif ? Comment analysez-vous le comportement de ces personnes ?
Les raisons de cet engouement sont nombreuses : l’esprit de compétition ou celui du jeu, le sentiment d’appartenance ou celui d’exister sur la scène internationale, le culte des athlètes, la fascination presque religieuse pour ces grands-messes sportives, l’oubli pour un temps des difficultés quotidiennes de l’existence... Je ne suis pas un spécialiste de la psychologie collective, mais il me semble que ces éléments ont toujours été présents. Pensons aux jeux antiques. La différence principale aujourd’hui c’est que ces événements sportifs sont devenus, avec la télévision d’abord, puis, les nouveaux médias, des spectacles globaux suivis par des milliards de spectateurs-consommateurs aux quatre coins du monde. L’enjeu économique et le profit à tout prix sont devenus centraux au risque de dénaturer l’esprit du jeu.