En 2008, la faim a fait un retour brutal dans les agendas politiques et médiatiques internationaux
et nationaux. Doit-on cependant rappeler qu’elle touche, chaque année, plus de 850 millions de
personnes dans le monde ? Avec elle, ce sont les peurs ancestrales, jamais vraiment apaisées, des
sociétés (comment se nourrir ?) et des gouvernants (comment les nourrir ?) qui se réveillent. De fait,
la facture alimentaire a été difficile à honorer en 2008, pour les familles comme pour les gouvernants.
Au fond, elle a servi de révélateur de la vulnérabilité de l’économie de marché et des compromis,
nationaux comme internationaux, qui assuraient une certaine cohésion, à défaut de régulation
véritable. Elle a montré aussi que les perdants (les pays pauvres à déficit vivrier, importateurs et
dotés de peu de ressources) et les gagnants de la crise (pays agro-exportateurs soutenus par de
vigoureuses politiques incitatives) ne pouvaient faire cavaliers seuls. Désormais, l’alimentation
possède, pour ceux qui en doutaient encore, une indéniable dimension géo-politique.
Au-delà de leur dimension alimentaire (comment acheter ce qui est rare et cher lorsqu’on est
pauvre ?), les manifestations sociales, parfois violentes, qui ont émaillé le printemps 2008 ont des
racines plus profondes (Ouedraogo 2008) [1].
Interpelés vivement par une frange active des populations urbaines paupérisées, les pouvoirs
politiques nationaux ont, en effet, parfois été lents à réagir (Cameroun, Sénégal), pariant sur
l’essoufflement du mouvement ; d’autres, au contraire, ont été prompts à saisir le désarroi ambiant
réactivant certains ferments nationalistes. C’était sans compter l’effet de contagion et de relance
médiatique généré par des médias, avides d’images et de formules chocs (Janin 2008a).
Quels enseignements tirer des événements sociaux dont la paternité a été attribuée, parfois de
manière un peu hâtive, à ce que l’on a appelé « la crise alimentaire » ? Quelles en sont les causes
immédiates et plus lointaines ? Quels en sont les auteurs ? Ce texte n’entend pas faire un bilan
détaillé de la crise mais plutôt fournir quelques clés de compréhension du changement qu’il dévoile et
précipite.
1. Une crise alimentaire à facettes
L’année 2008 a été marquée par une très grande instabilité des marchés mondiaux. Les prix des
matières premières agricoles, comme des dérivés énergétiques, ont d’abord atteint des sommets au
printemps 2008 avant de décroître de manière rapide à l’automne. C’est cette tension mondiale de
l’offre et de la demande — annoncée par certains (la FAO entre autres), considérée comme
excessive par d’autres [2], pour certaines denrées alimentaires de base, qui a constitué « la crise
alimentaire » comme objet.
Les réactions anticipées à certains phénomènes conjoncturels (baisses locales des récoltes,
diminution des stocks mondiaux) ont également démultiplié les effets (loi de King). En réalité, cette
inflation n’a véritablement touché que la part réduite des céréales (riz, blé, maïs) faisant l’objet
d’échanges internationaux [3]. Qui plus est, la transmission de cette hausse des prix aux marchés
domestiques s’est effectuée de manière très inégale et décalée. En parallèle, les prix des céréales
locales (mil, sorgho, maïs) — faisant l’objet d’une marchandisation importante et ancienne à
destination des villes et des pays côtiers — ont eux-mêmes connu une hausse marquée, dans la plupart
de capitales africaines alors même qu’aucune pénurie d’envergure n’était annoncée ni relevée. Puis,
très vite, dès le mois de juillet 2008, l’indice des prix céréaliers mondiaux s’inversait : après avoir
culminé à 281 en février 2008, il retombait autour de 175 en décembre (à un niveau assez proche de
la fin de l’année précédente). Ce repli ne signifie pas pour autant une rémission rapide des difficultés
alimentaires d’approvisionnement pour les pays (et les catégories) pauvres touchés. Qui plus est, si
l’idée d’une régulation mondiale fait son chemin (des stocks ? Un fonds ?), elle n’obère pas le risque
d’instabilité.
L’année 2008 s’est achevée avec une progression sensible de l’insécurité alimentaire (+ 44
millions de personnes pour culminer à environ 967 millions d’habitants contre 825 millions en 2004).
Au demeurant, la FAO estimait, en avril 2008, que la facture alimentaire pour les pays pauvres à
déficit vivrier avait augmenté de 58% depuis le mois de janvier, après une hausse de 37% en 2007.
Ces quelques remarques préliminaires tendent à prouver que la notion de « crise alimentaire » est
ambiguë (Granier 2009). Ce phénomène mondialisé doit, en effet, être décomposé en autant de sousobjets
que de schémas explicatifs.
Le premier définit la crise de 2008 comme une rupture de tendance sous l’effet d’un ou de
plusieurs chocs, subits et exogènes. Dans cet ordre d’idée, elle serait donc un phénomène importé,
dont la hausse des prix serait, à la fois, la cause et le résultat. Celle-ci aurait pour effet de favoriser
chez les producteurs agricoles, les consommateurs ruraux et urbains et les décideurs politiques, les
explications déterministes. Les responsables auraient le mérite d’être faciles à identifier : aléas
climatiques (sécheresse et inondations selon les régions) d’une part, actions spéculatives des fonds
d’actions sur les commodities. Autant de « boucs émissaires » commodes permettant de réduire la
complexité de la crise et de mettre en oeuvre certaines rhétoriques dénonciatrices (vis-à-vis des
entreprises agro-alimentaires ou de la FAO par exemple) de nature, par exemple, à détourner
l’attention des opinions publiques nationales quant à l’absence de politiques agricoles dignes de ce
nom [4] depuis plusieurs décennies.
Le deuxième considère la crise alimentaire comme le résultat d’une rupture des grands équilibres,
de l’offre et de la demande, mais pas seulement. Elle exprimerait plus fondamentalement une
fragilisation de la résilience des systèmes productifs et marchands sur fonds d’explosion de la
demande de consommation céréalière. Les premiers ne disposant plus de marges de manoeuvres
suffisantes en terme de productivité : le décalage entre potentialités agricoles et ressources extraites
allant de manière croissante ; les seconds ayant délaissé la fonction essentielle de stockage — qui
permettait traditionnellement d’amortir les effets des crises localisées dans le temps et dans l’espace
— pour fonctionner à flux tendus [5]. Ceux qui soutiennent cette thèse possibiliste auraient donc une
vision plus réactive et plus alarmiste. Dans cette mouvance, resurgit le vieux débat entre agricultures
familiales vivrières et monocultures d’exportation, sous une forme actualisée : la production d’agrocarburants
de première génération serait la principale cause de la hausse des prix alimentaires depuis
2002 [6].
Le troisième, enfin, envisage la crise alimentaire comme un système complexe, multi-échelles et
multi-acteurs, au carrefour des champs sociaux, économiques et politiques, mettant à mal l’ensemble
des scenarii établis. Cette conception a quelque fondement si l’on relève les difficultés éprouvées par
les experts pour saisir toutes les ramifications de la crise alimentaire, aggravée par la crise énergétique et financière. Qui peut, en effet, se targuer d’avoir prédit une si grande volatilité des
prix alimentaires (à la hausse puis à la baisse) ? Comme si par une sorte d’ironie, le perfectionnement
des modèles prédictifs du risque [7] ne parvenait pas à lever le champ des incertitudes. Ainsi conçue, la
crise alimentaire fonctionnerait comme un objet autonome, celle de l’accumulation de péjorations et
de dysfonctionnements structurels dont on ne découvrirait que tardivement les interactions et les
rétroactions négatives. En effet, que penser des replis protectionnistes que la crise aura favorisé : le
marché mondial du blé s’est rétréci d’un tiers et la situation était encore pire pour le riz [8] ?
Parallèlement, d’autres ont semblé (re)découvrir les dérives de modèles agricoles basés la
spécialisation culturale des aires géographiques, selon la théorie des avantages comparatifs, dont la
mise sous tutelle de vastes emprises foncières (à l’instar des grandes plantations coloniales) ne serait
qu’un des derniers avatars, au détriment d’une autosuffisance alimentaire minimale. Que penser
également de la diffusion de modèles alimentaires, valorisant socialement la consommation de
viande, fortement consommatrice des céréales ?
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